QUESTIONS DE RECHERCHE
Le rapport au corps
Texte intégral
1Dans le cadre de mes recherches portant sur les conduites dites à risque, les ritualités funéraires, la pornographie, la violence institutionnelle ou le monde urbain, le corps semblerait constituer une sorte de fil conducteur. C’est, pourrais-je dire, en reposant la question du corps que ces différentes études se sont organisées, sans relation apparente entre elles et pourtant liées par une même préoccupation. Mais c’est en fait bien moins le corps, tel qu’il pourrait s’objectiver, qui m’intéresse, que le rapport au corps que j’ai analysé. C’est la relation entre corps et image que j’interroge aussi. C’est à cet endroit, celui du corps comme inévidence, que la sociologie peut rencontrer une question communicationnelle. Le corps n’est pas pour autant un liant, le moyen d’un zapping. Tout ne communique pas. À certains endroits, le corps pourrait sembler un objet commun. Le plus commun dénominateur. À d’autres endroits, plus intéressants, il ne fait absolument pas « communiquer » d’un lieu ou d’un objet à l’autre. Pour le savoir, il suffit de prendre en considération que le corps de l’aïkidoka ou du danseur n’ont rien à voir. Comme le corps du cycliste ou de la porn-star ne sont pas les mêmes. A-t-on vraiment besoin d’une « théorie » pour le savoir ?
La question du corps
2Une « sociologie du corps » ne m’intéresse pas, si elle se fait comptable des représentations diverses qui peuvent s’enregistrer, de la multiplicité des pratiques que l’on peut recenser, des usages que l’on en répertorier. C’est-à-dire si elle se contente de prendre le corps comme corps, organicité, organisation physique, engin déambulatoire dont il faudrait évidemment souligner la construction sociale. Autrement dit, si cette sociologie ne s’amorce pas depuis la mise en question du corps « évident », et si elle ne pose pas le corps comme question. Aussi bien, la sociologie du rapport au corps qui m’intéresse (par exemple, la question est celle-ci : qu’est-ce qui se met en risque dans la conduite dite « à risque » ?) ne se saisit pas du corps comme d’un terrain, mais fait de sa question une ressource méthodologique.
3Maurice Merleau-Ponty : « Il faut que la pensée de science – pensée de survol, pensée de l’objet en général – se replace dans un « il y a » préalable, dans le site, sur le sol du monde sensible et du monde ouvré tels qu’ils sont dans notre vie, pour notre corps, non pas ce corps possible dont il est loisible de soutenir qu’il est une machine à information, mais ce corps actuel que l’appelle mien »1. Partir du corps, penser le corps, mais aussi penser la pensée du corps, c’est par exemple ce que fait Aurélie Chêne dans une réflexion sur les fabrications d’espace. Le corps est le lieu même du nouage des pratiques et des représentations. Et l’enjeu d’une prise en compte des perceptions « physiques », c’est de donner accès à la parole, à la manière de dire, au récit d’une situation. On peut aussi dire que le corps est alors le moyen de dépasser la binarité qui se pratique entre « théorie » et « terrain ». Cette partition n’a plus aucun sens, lors même qu’elle s’enseigne toujours, comme s’il fallait choisir de « partir » des idées ou des phénomènes. Isabel Matos Dias le dit bien : « l’empirisme et l’intellectualisme représentent un mode de pensée réducteur ou appauvrissant, parce qu’ils se déploient dans une dimension dérivée, déjà constituée perdant ainsi le contact avec l’expérience perceptive sur laquelle ils s’appuient et dont ils sont d’ailleurs les résultantes. »2
4Marcel Mauss fait en 1934 une conférence sur les « Techniques du corps »3 dans laquelle lui-même, en tant qu’orateur, se met en scène et implique ses auditeurs. Le corps n’est pas qu’anatomie, ossatures et ligaments. Il n’est pas seulement ce qu’une culture contribue à former en raison de modes alimentaires et vestimentaires. L’affaire n’est pas celle de l’apparence : il ne suffit pas de commenter les pratiques observables d’un engin déambulatoire. Si le corps est « fait social total », c’est parce que son analyse convoque toutes les instances d’une société, et qu’il constitue la conjugaison du biologique, du psychologique et du social. Mais surtout, Mauss vient montrer que la corporéité est culturelle en ce sens que la culture n’est pas qu’environnement mais fondation.
5La démonstration de Mauss se situe dans la droite ligne de la leçon durkheimienne : ce que l’individu croit vivre sur un mode naturel ou comme relevant de sa décision propre, provient de sources contraignantes et extérieures. L’incorporation de la culture naturalise la reproduction des manières d’être et de faire4. Mais l’interrogation qu’il porte sur « les actes traditionnels efficaces » bouleverse aussi les certitudes du classicisme sociologique. L’enjeu n’est pas d’étendre le territoire d’investigation jusqu’au corps, mais, depuis les manifestions corporelles, d’analyser des rapports au monde. La psychanalyse et la phénoménologie (entre autres) compliquent encore les choses. À la fin quand on veut parler du corps, on sait qu’il ne suffit plus de distinguer entre des manières culturelles de lacer ses chaussures ou de se moucher. Aussi bien le corps n’est-il pas l’excellente occasion d’une « pluridisciplinarité », comme s’il suffisait d’additionner des savoirs pour faire de mieux en mieux le tour du propriétaire. La question du corps n’est pas faite pour générer des capitalisations consensuelles. Elle signifie, dans l’histoire de disciplines convaincues de maîtriser des objets, l’arrivée d’une interrogation qui est contemporaine de la société de l’image photographique et cinématographique. Le corps (dans lequel nul ne peut croire qu’il y transporte son petit for intérieur) peut inquiéter quand on a cessé de croire qu’il est une donnée biologique ou un agréable véhicule : le banal s’y montre complexe et l’évident obscur.
6La question du corps constitue un point limite pour la logique scientifique. Le corps n’est pas un objet « frontière » qui autoriserait tous les passages. Il s’agit d’une boîte noire. Quelque chose y passe qui s’y transforme. Mais la boîte est aussi en mouvement. Elle fait se déplacer ce qui ne peut donc se préciser en savoirs « sur » le corps.
L’imagerie
7Je récuserai volontiers le mot d’image, qui fascine et qui donne l’impression d’une unité. Est-ce au corps (comme isolat) que conviendrait l’idée d’image : donc l’idée d’une unité du corps propre et l’idée d’un lien entre toutes les images du corps et des corps ? Mais ce corps isolé existe-t-il ? C’est-à-dire, peut-il s’isoler de son isolation, donc d’un rapport à lui-même ? Bref, il convient de parler de corporéité. Or, avec celle-ci, l’image n’éclate pas comme du verre. Mais elle se modifie radicalement. Elle acquiert tout à la fois du mouvement, du paradoxe, du défaut et une capacité au détail tel qu’il provoque la singularité temporelle de celui qui, traversé par elle, ne saurait alors plus coïncider avec lui-même, ni être pris dans le leurre de sa propre unification. Il ne s’agit pas ici d’images spécifiques qui devaient servir de preuves de soi, mais de rapports aux images, participant avec elles (au lieu d’en dépendre ou de s’y trouver manœuvré) à la forme d’une imagerie. L’image ici n’est plus devant ou dedans. Elle intervient de diverses manières dans le rapport à soi-même. L’imagerie induit cette mise en rapport d’un soi, dont la vérité n’est plus à chercher dans un recollage, et qui n’étant plus à rechercher de quelque façon ne provoque pas nécessairement pour autant un état pathologique.
8Le corps n’existe pas en dehors d’une imagerie qui permet que ce corps soit au monde mais cela en interrogeant d’emblée sa propre présence. L’imagerie tient ici d’une mise en intrigue de la corporéité, à la fois expérience de soi et d’une altérité du soi qui ne saurait elle-même se disposer à côté d’un soi-même, exister comme bon ou mauvais partenaire. Le corps est toujours bien plus intrigant qu’un véhicule dont on ne connaîtrait pas « tout à fait » le fonctionnement.
9Quel est le lien entre cette imagerie et une corporéité qui ne se résume donc pas à l’être physique ou à son apparence charnelle ? Essentiellement, il s’agit de l’expérience du double, ou du dédoublement. Le monde urbain5 qui localise et délocalise n’est-il pas un « terrain » propice pour cette analyse ? Ce monde, en effet, fait place à l’intrication du corps et de l’image, et donc nous oblige à ne plus nous satisfaire d’une démarcation entre le « réel » et « l’imaginaire ». Plus encore, le monde urbain fait advenir un rapport composite aux images. Il situe dans une imagerie et c’est alors la corporéité – la complexité du rapport avec son propre corps – qui s’impose dans les manières de faire et de vivre. Au lieu de croire à la solidité et à l’étanchéité de son for intérieur, l’individu contemporain doit composer avec l’instable et l’imprévisible. Ce qui s’éprouve, c’est aussi le sentiment d’une fragilité qui ne relève pas des dangers d’un monde extérieur de plus en plus insécurisant, mais de sa propre capacité à se mouvoir dans des mondes changeants.
10On aura beaucoup dit que nous sommes une société « de l’image ». Mais nous sommes surtout une société « par l’image ». Ce qu’il faut souligner, c’est l’intrication de l’image avec le sentiment de soi, ou pour le dire autrement l’intervention de l’image dans l’élaboration d’un rapport à soi-même. C’est notre société, dans sa globalité, qui incite et excite cette présence de l’image dans l’expérience du soi-même. Comprenons que l’image n’est pas ici représentation, répétition ou reproduction de ce que nous serions, mais expérience d’un trouble identitaire. Comprenons que le vécu de ce trouble est ce qui garantit l’urgence de cette expérience, celle-ci étant elle-même un mode de relation à soi.
11L’individu, si jamais il le fut, n’est plus le porteur d’une identité une. Mais il est traversé par ce qui se joue de l’intime à travers lui. Il n’est pas cet individu seulement. Mais cet individu en rapport avec lui-même, se demandant ce qu’il veut et qui il est, se dédoublant, se dissociant de lui-même, se vivant en décalage, négociant avec sa propre image un rapport à sa propre altérité. L’image porno est contemporaine d’un mouvement de l’individu hors de soi. On croit toujours qu’il faut, à partir de ce qu’il manifeste, interroger l’intériorité d’une personne ou d’un sujet. Mais le pornographique est le symptôme d’une autre problématique : il s’agit de savoir ce qui, depuis l’intériorité, s’extériorise. L’exhibitionniste pouvait souhaiter que les regards se focalisent sur lui. Il devient celui qui fait des regards qu’ils sollicitent ce qui lui permet d’être hors de lui. Son besoin n’est pas d’intérioriser autrui, mais d’extérioriser l’autre qui le hante.
12Il faut en fait se demander si c’est un « plus » d’image qui se cherche obstinément ou si l’image ne sert pas à intercaler une absence à soi-même. L’image médiatique est fabriquée pour assurée une continuité parfaite. Pas de pause, pas de répit, pas de délai. L’interprétation n’a pas le temps de se glisser dans un interstice : il n’y a tout simplement plus d’interstice. La « communication » suppose la parfaite ouverture : les pièces communiquent, dit-on, à peine un seuil à franchir, surtout pas de porte (même coulissante) qui viendrait en séparation. Mais l’image – celle des téléphones portables, des écrans installés dans les bars, et finalement toute image qui advient depuis une perception qui fait du monde un jeu d’images – qui semble avoir la même fonction (maintenir l’idée d’un flux, assurer la poursuite de l’histoire, poursuivre la projection d’une « glisse » sans arrêt), peut aussi participer d’une discontinuité.
Le corps comme écart
13Comment ne pas interroger la volonté lisible dans la société contemporaine d’une communication généralisée, sans obstacle, transparente, pacifiée ? Tout se passant comme si l’arrêt, l’obstacle, la distance étaient autant de freins qu’une meilleure technologie pourrait supprimer. Légende d’une publicité pour des téléphones portables SFR : « Plus rien ne pourra vous séparer »… La déploration d’une société « où l’on ne se parle plus », « où la communication s’appauvrit », « où chacun vit dans son coin » traverse nombre d’écrits journalistiques. Le mode d’emploi de la relation devient un genre littéraire à part entière. Les recettes sont aujourd’hui nombreuses qui disent comment écouter, comprendre, éduquer, comme si la pratique de tout lien social devait relever d’un apprentissage et supposait la compétence d’un métier.
14Il a pu exister dans le cadre de l’université des enseignements ressemblant aux conseils qui se donnaient autrefois aux jeunes dames bien nées : que faire de ses jambes, comment disposer en salon de son sac à main, faut-il se lever si l’on me dit bonjour ? Ces conseils s’organisaient autour du corps au titre d’un savoir-être et d’un savoir-faire. Il fallait aussi bien organiser son « faire savoir ». Les recommandations pouvaient tenir du propos le plus exigeant : ne pas se toucher les narines, pas de main sur le menton (qui montrerait une hésitation), pas de bras croisés (qui montreraient une opposition). La communication devait « positiver », fluidifier et rentabiliser la passation d’un message pour que le récepteur en soit le mieux informé. Des étudiants auront eu à subir l’oral du grand expert indigent.
15Mais le corps n’est pas l’outil d’une propriété individuelle. En cela que l’individu est toujours pris dans la situation du double. Marcel Gauchet le dit bien : « nous sommes pris en permanence entre être absent au monde, ce qui fonde la possibilité d’une objectivité du monde pour nous, en même temps que cela nous signifie notre propre disparition, et être au centre du monde, sans quoi nous ne serions pas capable de l’investir d’une signification subjective, sans quoi ce monde ne serait pas pour nous […]. Nous nous tenons au plus banal, au plus quotidien dans une déchirure entre des pôles « fous », également intenables. Sauf que nous parvenons à les tenir ensemble et à nous tenir tant bien que mal dans l’entre-deux »6.
16Prenons l’exemple des conduites dites à risque. Il peut sembler que l’individu « décolle » de lui-même, s’abstrait du monde, abandonne les conventions relationnelles. Le plaisir y tiendrait à la possibilité d’être ailleurs, comme hors du monde en commençant par se vivre hors de soi. L’excitation érotique supposerait ici de « se foutre en l’air ». La griserie et le vertige, dans la version esthétisée qu’en produisent des médias, s’associent au thème de l’évasion. Il semblerait que l’omnipotence se réalise dans la possibilité de se « défaire » et, ce faisant, de se défaire de tout lien. Mais l’on peut proposer un autre regard sur ces pratiques. Ne s’agit-il pas, au contraire d’une libération totale, de se souder à soi-même ou de pratiquer intensivement un rapport de soi avec soi, comme si la distanciation du soi-même était intolérable et qu’il faille coller à sa propre identité ou à sa propre image en en faisant le lieu de sa propre identification. La dépendance serait moins ici celle qui apparaît de façon spectaculaire, à savoir une dépendance à « l’éclate » ou à l’éparpillement, que, tout à l’inverse, une dépendance à la continuité. La conduite extrême, l’injonction de se dépasser soi, ne serait donc pas une pure sortie ou une extériorisation, mais une tentative, en direction d’une extériorité, de ressouder pour soi la donne identitaire, sauf que cette extériorité serait toujours au-delà du soi-même, incitant alors à la prise augmentée de risque, à la surenchère répétée d’une tentative de coïncidence avec un soi-même qu’on voudrait enfin « savoir ». Les conduites extrêmes peuvent ainsi être comprises comme des conduites « originaires » : mais en ce sens qu’à force de refuser la donne symbolique d’une origine étrangère, on se met en tête de territorialiser l’inconnu, de faire advenir l’invisible comme expérience, au risque de faire de la mort une manière de se sentir enfin exister. Tel serait bien le danger de ces conduites. Telle serait bien la souffrance qui les marque. C’est dans le même temps que s’expérimente l’hyper-présence à soi et la supervision de l’agir.
17Il faut pouvoir distinguer entre l’écart que le corps donne immédiatement avec le soi-même, un décalage où se glisse le jeu d’une absence/présence sans cesse au travail d’un devenir, et une dissociation où le sujet, cette fois, ne joue plus mais s’effondre tout en croyant se recomposer. Encore peut-il savoir qu’il ne se recompose pas, puisqu’il voudrait jouer à son propre éclatement, à sa propre dissociation en en supervisant les péripéties, comme s’il pouvait devenir image de lui-même, et s’apercevoir comme sujet qui observerait son propre vertige. Questions difficiles mais qui concernent tous ceux qui ont en charge de s’occuper de personnes prises dans un monde contemporain, et dont le métier est d’en prendre soin.
Bibliographie
Baudry Patrick, Le Corps extrême, Paris, L’Harmattan, 1991
Baudry Patrick, La Pornographie et ses images, Paris, Press-Pocket, 2001
Brohm Jean-Marie, Le Corps analyseur, Paris, Anthropos, 2001
Chêne Aurélie, Le Corps des free-parties - Une fabrication d’espace, Paris, L’Harmattan, 2013
Merleau-Ponty Maurice, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964
Notes
1 Maurice Merleau-Ponty L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 12-13.
2 Isabel Matos Dias Merleau-Ponty : une poétique du sensible, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2001, p. 23.
3 Voir Marcel Mauss Anthropologie et sociologie, Paris, PUF, 1950, pp. 369-386.
4 C’est dans cette perspective que s’inscrit le travail de Pierre Bourdieu sur le « schéma corporel », voir notamment Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980.
5 Voir Patrick Baudry La Ville, une impression sociale, Belval, Circé, 2012.
6 Marcel Gauchet, La Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002, p. 268 (souligné dans le texte).
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Patrick Baudry
Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3, MICA, LAIOS-CNRS. Courriel : Patrick.baudry@u-bordeaux3.fr