QUESTIONS DE RECHERCHE
Homme augmenté, homme-interfacé : l’humain face à l’être informationnel
Table des matières
Texte intégral
1Le magazine Time du 30 septembre 2013 pose sur sa couverture la question provocante « Can Google solve death ? » (« Google peut-il résoudre la mort ? »). Derrière ce titre volontairement racoleur, l’article décrit Calico, le dernier projet de la firme de Mountain View, qui projette de travailler sur le vieillissement et les maladies qui lui sont attachées donc, autrement dit, qui ambitionne de repousser les limites de la mort. L’annonce, bien sûr, ne passe pas inaperçue et la plupart des grands journaux mondiaux s’en font l’écho. Mais, au juste, qu’est-ce qui peut bien justifier qu’une entreprise spécialisée dans l’informatique et la manipulation de bases de données puisse s’attaquer à des problèmes de biologie et de médecine ?
La conception informationnelle de l’homme
2La réponse, écrit le journaliste du Time, consisterait à partir du constat que la médecine est en train de devenir une science de l’information. Les données récoltées sur des cohortes de patients de plus en plus importantes sont mises en commun et les médecins sont à même de dégager des tendances sur les pathologies et les diagnostics. Le corps de l’individu traité, dès lors, devient un cas, un spécimen, qui n’est pas considéré a priori comme singulier (Besnier in. Kleinpeter (dir.), 2013). Notons que la médecine elle-même prend en partie racine dans cette uniformisation et ce, depuis ses origines, les organes des humains étant suffisamment semblables pour dégager des généralités qui, partant, permettent la transmission des bonnes pratiques par la formation. Bien sûr, la subjectivité du patient est prise en compte par la déontologie et l’éthique de la médecine, qui sont également enseignées aux jeunes médecins, mais ces dernières risquent fort de ne pas tenir sous les coups de boutoir de la puissance algorithmique. Car, comme le rappelle le titre du Time, la mort est, non plus une fatalité inhérente à la condition humaine, mais bel et bien un problème à résoudre qui, si l’on en croit le cofondateur de Google Larry Page, trouvera sa solution dans l’application massive et intelligente du data mining. Plus globalement, on observe aujourd’hui une généralisation de ce que nous appellerons la « conception informationnelle » de l’être humain dans son interaction avec les technologies et, en particulier, les technologies de l’information et de la communication (TIC). Celle-ci prend sa source dans un réductionnisme matérialiste fort et dans le postulat d’une continuité, voire une identité, de nature entre les signaux biologiques et les données informatiques. La dualité cartésienne entre le corps et l’esprit n’a plus lieu d’être. La conscience, en particulier, est réduite à un phénomène émergent de l’interaction entre un grand nombre d’entités simples et, surtout, modélisables informatiquement. La recherche pousse en ce sens, comme en témoignent les sommes colossales investies dans des projets visant à la modélisation du cerveau humain par ordinateur (Human Brain Project en Europe, Synapse aux États-Unis et China Brain Project en Chine). Dès lors, la frontière entre vivant et non-vivant, pensant et non-pensant, s’estompe progressivement. Les « phones » deviennent « smart », les robots quittent peu à peu les laboratoires pour investir les foyers et on nous promet, via l’intégration croissante entre l’homme et la technologie, l’avènement prochain d’un humain augmenté, voire d’une nouvelle espèce, le post-humain. Cette conception informationnelle s’instancie dans de nombreux champs de recherche fondamentaux et applicatifs (l’informatique, l’ingénierie génétique, la cognitique1, la robotique, la biologie synthétique, l’ergonomie, etc.) et avec une acuité toute particulière dans les travaux associés à ce qu’on appelle l’augmentation humaine.
Du corps résilient au corps plastique
3Lorsqu’on parle de l’homme2 augmenté, on se réfère le plus souvent à un individu dont on cherche à accroître au-delà de leur extension ordinaire un certain nombre de fonctions physiques (force, motricité, endurance, agilité, longévité, etc.), cognitives (mémoire, concentration, attention, empathie, etc.) ou sensorielles, voire à en développer de nouvelles (vision nocturne, transmission de pensées, etc.) par des moyens technologiques ou chimiques. Or, bien souvent, ces derniers proviennent d’un usage détourné de techniques développées dans des buts médicaux. La frontière entre réparation et augmentation n’est pas claire, notamment car elle repose sur une normativité qui n’est elle-même pas bien définie et qui, de surcroît, dépend fortement de l’environnement. Par exemple, les personnes touchées par une agénésie (absence de formation d’un membre ou d’un organe pendant la vie intra-utérine) peuvent ressentir leur corps comme complet (Walther in. Kleinpeter (dir.), 2013), alors même que, si l’on se réfère à la « normalité », il leur manque bel et bien un membre. Par conséquent, et dans la mesure où ils sont nés ainsi, l’ajout d’une prothèse pour remplacer le membre absent peut être vécue comme une augmentation par ces personnes, alors que le reste de la société aurait naturellement tendance à l’interpréter comme une réparation. Or, comme le souligne le philosophe Jérôme Goffette, les techniques qui servent à réparer peuvent tout aussi bien servir à augmenter (Goffette 2006 ; Goffette in. Kleinpeter (dir.), 2013). Il forge le concept d’anthropotechnie pour désigner les « arts et techniques de transformation extramédicales de l’être humain par intervention sur son corps » et réfute l’applicabilité de la distinction établie par Canguilhem entre le normal et le pathologique pour lui préférer un axe continu allant de l’ordinaire au modifié. Ce concept trouve une pertinence particulière dans notre époque contemporaine où le corps n’est plus vu comme une entité singulière et indivisible, mais comme un matériau brut dont on peut moduler les différents éléments à sa guise. Entre les années 1990 et 2000 s’est opéré un glissement intéressant du concept dominant de résilience à celui de plasticité (Gayon, 2012). Là où on ne parlait que d’homéostasie, c’est à dire la capacité d’un système (ici, un organisme) à revenir à son état initial après une perturbation, on parle aujourd’hui d’allostasie, c’est à dire la capacité de ce système à se modifier, à intégrer les perturbations pour arriver à un autre état stable.
4Cette plasticité combinée à la conception informationnelle de l’humain conduisent mécaniquement à une acceptation accrue de l’hybridation entre l’homme et la technologie. En particulier, il devient dès lors naturel de s’affranchir de la barrière de la peau pour implanter des éléments techniques dans le corps. Cela n’est pas nouveau, bien sûr, et des dispositifs tels que les pacemakers, implants corticaux (pour les aveugles) et cochléaires (pour les sourds), les pompes à insuline (pour les diabétiques) ou les prothèses de hanche font partie des technologies couramment employées en médecine. Néanmoins, ces dernières ont toujours vocation à suppléer une déficience ou à traiter une pathologie et non à augmenter une fonction corporelle. En 2002, le chercheur britannique Kevin Warwick s’est fait connaître grâce à une expérience spectaculaire qui a consisté à « connecter » son système nerveux à celui de sa femme via des puces implantées dans leurs avant-bras respectifs et capables de communiquer par Internet. Dès que l’un effectuait un mouvement, l’autre pouvait ressentir des impulsions ce qui, selon Warwick, constituait le premier pas vers la communication directe de cerveau à cerveau (Warwick & al., 2004) et, partant, l’abandon d’un langage articulé considéré comme imparfait. La communication, dès lors, est assimilée à un simple échange d’informations entre un émetteur et un récepteur et sa dimension proprement humaine qui repose, en premier lieu, sur la reconnaissance d’une altérité radicale (Ben Amor & al., 2013) s’efface tout naturellement pour laisser la place à une simple transmission de signaux non ambigus.
Pour une éthique de l’homme-interfacé
5Selon cette approche, la relation complexe entre le corps et l’esprit, le psychisme et le langage humains sont négligés ou, au mieux, conçus dans l’unique perspective de leur traduction numérique, ce qui soulève un certain nombre de questions éthiques auxquelles il est urgent de répondre. Tout d’abord, les travaux effectués en psychologie sur les patients implantés ou greffés montrent qu’on ne modifie pas impunément le corps sans que cela ait des répercussions sur l’identité et le « corps vécu » de l’individu (Andrieu in. Kleinpeter (dir.), 2013). Toute hybridation implique des reconfigurations identitaires qu’on a encore peine à saisir et dont on ne peut a priori postuler l’innocuité. À cet égard, le Groupe européen d’éthique (GEE) des sciences et des nouvelles technologies a produit un rapport (GEE, 2005) qui rappelle notamment les principes constitutionnels d’intégrité du corps humain (article 3 de la Charte des droits fondamentaux) et de dignité humaine (article 1). Le GEE pointe également les risques que font peser les implants sur le respect de la vie privée, en particulier s’ils sont susceptibles de transmettre des informations sans contrôle de l’utilisateur et/ou s’ils peuvent être modifiés par une source externe. De plus, toute implantation nécessitant une intervention chirurgicale plus ou moins invasive, donc potentiellement risquée pour le corps de l’individu, le problème de l’obsolescence technologique se pose de façon aiguë. Qui, en effet, souhaiterait aujourd’hui devoir se faire opérer pour remplacer un implant informatique datant des années 80 ? D’un point de vue global, le rejet du dualisme cartésien et l’adoption d’un matérialisme radical n’a pas pour unique objectif la « naturalisation » de l’esprit mais s’inscrit plutôt dans un processus d’informatisation de l’humain (Cerqui 2002). Puisque, d’une part, tout est matériel, y compris les processus de haut niveau comme la conscience réflexive, et que, d’autre part, tout ce qui est matériel peut en théorie être converti en données, alors tout est potentiellement susceptible d’être traduit en information et, partant, calculable. La problématique dépasse alors le corps et l’individu pour se poser en termes de choix de société et de conception de la nature humaine.
6L’un des aspects de la question posée par l’accès large aux technologies susceptibles d’accroître les capacités humaine est celle de la justice sociale. La mise sur le marché de ce type de dispositifs, dont les dernières versions seront vraisemblablement les plus performantes et les plus coûteuses (du moins si l’on maintient une logique économique de marché), risque de creuser le fossé séparant ceux qui y auront accès de ceux qui n’y auront pas accès. Dans nos sociétés industrialisées, l’amélioration des moyens de production passe par l’amélioration, non plus seulement des corps, mais aussi des cerveaux (Cerqui, ibid.). Les travailleurs devront être capables de traiter de plus en plus d’informations avec une exigence d’efficacité sans cesse croissante, ce qui accentuera la pression sur ceux qui, par inaptitude ou par choix, ne seront pas à même de tirer le meilleur parti de l’hybridation technologique. Si certains transhumanistes3 cherchent à anticiper le problème et parlent de « transhumanisme démocratique » ou de « techno-progressisme » (Roux in. Kleinpeter (dir.), 2013 ), il reste que la plupart d’entre eux prônent une utilisation libérale des technologies d’hybridation en arguant d’une liberté absolue de l’individu à disposer de son corps. Mais ne risque-t-on pas, ce faisant, de déplacer la « normalité », générant par là même de nouveaux handicaps dus au décalage entre les « augmentés » et les « non-augmentés » ? Comment redessiner dans ce contexte un système de santé fondé sur la solidarité et la répartition ? Et, plus fondamentalement, quelle éthique mobiliser pour traiter l’augmentation humaine (Gayon, 2012, op. cit.) ? Une idéologie postmoderne emblématique, totalitaire et consumériste voit le jour. L’homme cartographié avec un cerveau conçu comme un système de traitement de l’information, voilà ce qui contrôlerait ou éliminerait ce qu’il a de plus encombrant : son désir. Si pendant longtemps on a voulu faire des machines à l’image de l’homme, c’est aujourd’hui l’homme qu’on cherche à faire à l’image des machines. Le rêve de La Mettrie, reformulé par Norbert Wiener en 1948, existe depuis fort longtemps. Il se réalise. Artificiel et vivant convergent notamment à travers la notion de données, de la « convergence NBIC4 » et du rapprochement entre biotechnologie et information.
7Les questions posées par l’hybridation entre l’homme et les technologies ravivent l’éternelle tension entre liberté et égalité inhérente à toutes les sociétés démocratiques et ce, sur deux plans distincts. Le premier, nous l’avons vu, concerne l’équilibre à trouver entre la liberté individuelle de modifier son corps et l’égalité d’accès au bien être et à la santé5 pour tous les êtres humains au sein d’une société transformée sous l’effet de ces modifications. Le second tient au pouvoir uniformisant de la technique via la standardisation des canaux de communication. Si l’on présente généralement l’explosion actuelle de nos capacités communicantes comme une chance, voire une révolution, pour la liberté d’expression, le philosophe Jean-Michel Besnier (Besnier op.cit. ; Besnier, 2012) met en garde contre le nivellement qu’impose la technologie. De fait, nos dispositifs et leur « intelligence » nous contraignent à une certaine forme d’interaction (rarement choisie) derrière laquelle l’individu et l’altérité disparaissent. Est-ce radicalement nouveau ? Sans doute pas, mais la prégnance des technologies de l’information et de la communication dans nos vies et dans nos échanges avec nos semblables nous oblige à une réflexion urgente sur les problèmes soulevés ici.
8La question est alors de savoir dans quelle mesure les discussions contemporaines de la définition de l’humain modifient nos points de vue sur sa communication. L’être humain est pris dans le langage. Il est soumis aux malentendus dès ses premiers échanges avec l’autre. C’est un être au caractère néoténique, inachevé. Un homme-diminué. Du fait se son inachèvement, il est dépendant de l’autre. C’est ce qui fera de lui un sujet qui demande, qui communique, qui crée, mais qui ne peut pas tout dire. Or, aujourd’hui, on observe la prédominance d’une pensée qui chercherait à réifier le sujet en déniant toute zone d’opacité. La relation à l’autre pourrait prétendre être sans raté, régulée par un idéal technique. Les différents ancrages épistémologiques des sciences de la communication, confrontés à l’influence qu’ils ont reçue du paradigme computationnel, de la logique binaire et du traitement de l’information, sont vivement réinterrogés en ce début de XXIe siècle. À travers la notion d’homme-interfacé se pose la question d’une altérité radicale à l’épreuve de l’être informationnel : l’homme-interfacé est celui qui interroge sa singularité au moment où les frontières de l’homme s’estompent avec celles de la technique, de la nature et des animaux. (Ben Amor & al., op.cit.). Aujourd’hui, le récepteur, tout comme le sujet serait dissout dans un réseau d’informations et de données. L’altérité et une zone d’opacité, irréductibles pour chaque être parlant et indissociables de la communication humaine, ne seraient alors plus déterminants.
9Pour les sciences de la l’information et de la communication, nous proposons pour l’avenir de discuter des rencontres et points de butée de différentes disciplines : sciences de la communication, sciences cognitives, neurosciences, psychanalyse,... Ces derniers portent notamment sur l’irréductibilité de l’altérité du sujet, ses ratés et ce qu’il crée. Les rapports de causalité sont aussi à réinterroger face aux problèmes conceptuels nouveaux que proposent les théories de l’information et de la communication à l’ère de l’être informationnel.
Bibliographie
BEN AMOR S., RENUCCI F., ZENOUDA H. – Aux frontières de l’homme-interfacé, Hypermédias et pratiques numériques : H2PTM’13, Hermès Science Publications, pp. 345-358 – 2013
BESNIER J-M. – L’homme simplifié. Le syndrome de la touche étoile. Fayard – 2012
CERQUI D. – The future of humankind in the era of human and computer hybridization : An anthropological analysis. Ethics and information technology (4), 101-108 – 2002
GAYON J. – Conclusion du colloque « L’humain augmenté. État des lieux et perspectives critiques », Institut des sciences de la communication du CNRS – 14 décembre 2012. Texte accessible en ligne sur la page : http://www.iscc.cnrs.fr/spip.php?article1668
GOFFETTE J. – Naissance de l’anthropotechnie. De la médecine au modelage de l’humain. Vrin – 2006
GROUPE EUROPEEN D’ETHIQUE DES SCIENCES ET DES NOUVELLES TECHNOLOGIES – Aspects éthiques des implants TIC dans le corps humain – adopté le 16 mars 2005
KLEINPETER E. (dir.) – L’Humain augmenté. Coll. Les Essentiels d’Hermès. CNRS Éditions – 2013
Notes
1 La cognitique est définie comme la « science et technique du traitement automatique de la connaissance ».
2 L’usage a retenu la dénotation masculine, mais l’expression s’applique bien évidemment autant aux femmes qu’aux hommes.
3 On désigne sous cette appellation les personnes se réclamant du transhumanisme, un mouvement intellectuel et culturel promouvant la transformation de la nature humaine par la technologie.
4 Acronyme pour « Nanotechnologies, biotechnologies, sciences de l’information et sciences cognitives », dont on recherche la convergence afin de développer une connaissance intégrée et holistique allant de la manipulation de la matière à l’échelle nanométrique au fonctionnement du cerveau humain.
5 Rappelons à cet égard que l’OMS définit la santé comme « un état complet de bien-être physique, mental et social [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Franck Renucci
Université du sud Toulon-Var et Institut des Sciences de la Communication du CNRS (UPS 3088, CNRS), UFR Ingémédia-Laboratoire I3M. Courriel : franck.renucci@iscc.cnrs.fr
Quelques mots à propos de : Edouard Kleinpeter
Institut des Sciences de la Communication du CNRS (UPS 3088, CNRS). Courriel : edouard.kleinpeter@iscc.cnrs.fr