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QUESTIONS DE RECHERCHE

Agnieszka Tona

La culture de l’information numérique en bibliothèque au service de la valorisation du patrimoine culturel

Article

Texte intégral

Cet article faisait partie du dossier du laboratoire GERIICO sur la culture de l’information numérique présenté dans le numéro 8, mais il a été oublié dans le montage. Nous le publions donc dans ce numéro 9.

1La culture de l’information constitue depuis quelques années un champ de recherche largement investi par les Sciences de l’Information et de la Communication. À preuve, l’abondance des publications scientifiques qui y sont dédiées1 et l’apparition des premières études bibliométriques qui y sont consacrées2. En témoigne également la variété de contributions dans ce dossier thématique faisant un tour d’horizon de cette question dans les travaux des chercheurs de l’équipe SID.

2La notion de culture de l’information – malgré la diversité de ses acceptions terminologiques3 – est généralement articulée, dans les travaux qui l’évoquent, autour d’une idée de socle commun : celle d’un ensemble de connaissances et de compétences nécessaires à un individu ou à un groupe d’individus pour faire usage de l’information4. Dans sa présentation de la notion de culture de l’information, Michel Menou, résume cette approche, tout en la critiquant, de la manière suivante : « si l’information n’est pas utilisée ou mal exploitée, c’est parce que les utilisateurs n’ont pas une culture de l’information convenable »5. En effet, cette façon d’appréhender la culture de l’information par l’usage, borne considérablement la conception même de culture. Ainsi définie, la culture, et plus particulièrement la culture de l’information, se limiterait essentiellement, si on la confronte au cycle de vie de l’information, à l’étape de réception et de consommation de l’information.

3Cette observation m’invite à poser un autre regard sur cette notion. Dans les lignes qui suivent, je m’intéresse à la culture de l’information lorsqu’elle est mobilisée dans la création et la production de services et de produits d’information qui contribuent à transmettre et à préserver notre patrimoine. Le périmètre de mes travaux de recherche définit le terrain sur lequel je propose d’aborder ce sujet : les bibliothèques publiques6 et leurs activités créatives de valorisation du patrimoine culturel dans l’univers numérique. Une telle réflexion devient sans doute pertinente aujourd’hui, à une époque où le rôle assumé traditionnellement par ces institutions se trouve profondément bouleversé7. En effet, la bibliothèque, comme le remarque très justement Emmanuèle Payen, est « en passe de faire sa petite révolution : de pourvoyeuse de contenus (…) elle relèverait actuellement le défi de devenir une productrice de contenus »8.

Pratiques créatives et valorisation des collections en bibliothèques

4Pour bien faire comprendre au lecteur ce phénomène récent, je me propose de le présenter ici en partant des deux principales missions de la bibliothèque : la conservation de notre patrimoine culturel et sa valorisation auprès du public. Traditionnellement, les activités de la bibliothèque qui répondent à ces missions, positionnent cette institution essentiellement du côté de la diffusion des savoirs. Or, cette situation évolue progressivement à l’ère numérique. Aujourd’hui, les bibliothécaires sont amenés, dans le cadre de leurs activités, à produire des ressources numériques destinées directement au public. Il peut s’agir de ressources nativement numériques, des productions éditoriales originales fondées sur des collections existantes, mais aussi de ressources retro-numérisées, issues de la numérisation de documents patrimoniaux. Ce faisant, la bibliothèque crée des nouveaux contenus, et donc des nouveaux biens culturels qui participent au maintien et au développement de notre culture. Et elle devient ainsi producteur culturel, au même titre que d’autres acteurs des « industries culturelles » tels que l’édition, la production audiovisuelle et multimédia, etc.

5Les activités qui conduisent les bibliothécaires à produire des services et produits d’information numériques sont nombreuses et diverses. On citera en premier lieu celles qui relèvent de l’action culturelle de la bibliothèque9. Heure du conte, séance de présentation d’ouvrage, lecture à haute voix, rencontre avec l’écrivain, débat, exposition, conférence, projections de films documentaires, atelier, concert, spectacle, etc., ne sont pas nouvelles en bibliothèques. Ce qui change en revanche aujourd’hui, est que ces activités, par nature éphémères, sont de plus en plus souvent accompagnées de documents, textuels ou multimédia, destinés à être diffusés sur le site Internet de la bibliothèque, qui cristallisent et conservent leur mémoire au-delà de l’événement lui-même. Dans ce registre, un exemple particulièrement probant est celui du site des expositions virtuelles de la BnF10, dont les réalisations transposent, accompagnent, prolongent et, au final, pérennisent dans le monde virtuel, les expositions temporaires organisées dans les murs de cette prestigieuse institution11.

6À cela il faut ajouter la pratique, ô combien prolifique et foisonnante en bibliothèques, de retro-numérisation et de mise en ligne de fonds patrimoniaux. Les actions qui soutiennent cette pratique répondent généralement à un double objectif. Il s’agit dans un premier temps, de numériser les documents originaux – souvent précieux, fragiles et difficilement accessibles – pour les préserver des affres du temps. Et, dans un deuxième temps, de les rendre accessibles en ligne pour les valoriser davantage auprès du public. Or, comme je l’ai déjà souligné à maintes reprises, la transposition du document patrimonial dans le monde numérique dépasse de loin le simple domaine de la publication sur support numérique (Smolczewska & al, 2008). Il s’agit – à mon sens – d’un vrai travail éditorial12 qui, certes, consiste à mettre en valeur des contenus publiés auparavant, mais qui produit également ses propres contenus, formes et objets médiatiques. Et c’est sur ces médias culturels conçus par les bibliothécaires dans le cadre de la retro-numérisation de collections patrimoniales, que je souhaite centrer mes propos dans la suite de cette contribution.

Objets de la numérisation du patrimoine : des nouveaux objets éditoriaux

7Car à y regarder de près, ces objets qui assurent la médiation entre le document original et son lecteur dans l’univers numérique, contrairement à ce qui est souvent revendiqué par des programmes de réédition numérique du patrimoine documentaire, sont rarement des reproductions exactes du document papier, dans le trivial rapport de la copie à l’original13.

8À commencer par le document retro-numérisé destiné à être affiché à l’écran. Il s’agit plutôt d’un grossier simulacrum, ou plus précisément, d’une certaine représentation d’un ensemble de caractéristiques pertinentes du document original. Le choix et la définition de telles caractéristiques dépendent fortement des objectifs et des usages visés. L’exemple de la carte postale me servira ici pour illustrer brièvement ce propos : si une copie numérique de la carte postale doit alimenter une base d’images, la photographie qui occupe son verso suffit pour représenter ce document. En revanche, si la même carte postale est vue comme un document épistolaire, son recto s’avère aussi indispensables que son verso pour la représenter.

9Ce dernier exemple m’amène à parler de l’architecture du document retro-numérisé. La conversion numérique du document redéfinit généralement sa structure : en l’amputant de « nombreux éléments qui la caractérisent (…) sous le régime imprimé »14 d’un côté, et en l’enrichissant de l’autre, par d’autres caractéristiques nouvelles. Les exemples de documents patrimoniaux qui subissent cette double redéfinition de leur structure dans le monde numérique ne manquent pas, à commencer par celui des journaux et revues anciens, objets d’étude de plusieurs de mes travaux15. Tel est aussi et notamment le cas de la carte postale qui nous sert ici d’exemple. Il n’est pas rare que sa restitution à l’écran en tant que document épistolaire donne à voir simultanément la vue de son recto et de son verso. Or, cette vue synoptique qui permet de saisir d’un seul regard l’intégralité d’un tel document est difficile, voire impossible, pour une carte postale traditionnelle. Cette dernière observation m’amène à dire que l’édition numérique du document patrimonial se traduit fréquemment en une nouvelle architecture du document retro-numérisé.

10Ce qui retient également mon attention dans un tel environnement, est tout cet appareillage intellectuel et éditorial conçu par les bibliothécaires autour du document en ligne. Pour être accessible et donc exposé au regard du lecteur, le document numérique doit être immanquablement accompagné par d’autres informations, d’autres connaissances, d’autres documents. Dans ce registre, signalons d’abord l’un des instruments de base de la gestion documentaire : les métadonnées. Dans l’environnement numérique, les métadonnées associées au document numérique (à la différence de celles associées au document traditionnel) ne servent pas uniquement à son signalement intellectuel et physique : elles permettent aussi de le reconstruire et de le structurer à partir de ses divers contenus stockés dans la mémoire de l’ordinateur. En ce domaine, les professionnels de la bibliothèque s’avèrent très créatifs et prolifiques : nombreuses normes en matière des métadonnées pour les collections de ressources numériques qui coexistent actuellement en bibliothèque sont là pour nous le prouver. Dans le même registre, il ne faut pas oublier d’autres productions éditoriales proposées par les bibliothécaires afin de rendre intellectuellement accessible le document du passé au lecteur d’aujourd’hui, de le mettre en perspective et de le contextualiser. Sommaires, résumés, bibliographies, dossiers thématiques, etc., en sont les exemples les plus couramment rencontrés.

11Ces quelques exemples16 d’objets résultant de la rétro-numérisation et de la réédition numérique de collections patrimoniales montrent que les professionnels des bibliothèques disposent aujourd’hui d’un vaste ensemble de savoirs, compétences et techniques, alimenté par presque deux décennies d’expérience, dans le domaine de la valorisation du patrimoine culturel par les technologies numériques. Il reste à savoir dans quelle mesure cette offre patrimoniale et culturelle, avec sa palette de nouveaux contenus, objets et outils d’organisation de savoirs, participe chez le lecteur de la bibliothèque à la formation et l’évolution de l’aptitude à découvrir et à expérimenter des médias dans l’environnement numérique : la culture de l’information numérique ?

Notes

1 Béguin, A. (dir.). Rapport final ERTé Culture informationnelle et curriculum documentaire, Lille 3, décembre 2010.

2 Serres, A., « Quelques observations bibliométriques sur la culture informationnelle ». Prépublication de l’URFIST de Rennes [en ligne]. Format PDF. Disponible sur : <http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/notice-1877>, Consulté le 10 septembre 2012.

3 Ces diverses acceptions : maîtrise de l’information, culture informationnelle, information literacy, etc., et les débats terminologiques qu’elles suscitent semblent montrer que la notion elle-même est encore en cours de définition.

4 Tel que reconnaître et faire émerger un besoin d’information, identifier et trouver l’information adéquate, l’évaluer, l’exploiter par rapport à une situation donnée, etc.

5 Menou, M.J., « Culture de l‘information », Dans Serge Cacaly et Yves-François Le Coadic (dir.), Dictionnaire encyclopédique de l’information et de la documentation. Paris : Nathan, 2004, p. 54.

6 C’est-à-dire les bibliothèques des collectivités territoriales : celles des départements et des communes. Pour plus de précisions, voir Bertrand, Anne-Marie, « Les bibliothèques », Collection Repères culture communication, Paris : La Découverte, 2011.

7 Bien que mes propos ici portent sur la bibliothèque, lieu privilégié de mes recherches, ils s’appliquent également à d’autres institutions patrimoniales et culturelles, telles que les musées et les archives.

8 Payen, E., « Action culturelle et production de contenus ». BBF, 2011, n° 1, p. 20-25 [en ligne] http://bbf.enssib.fr/, Consulté le 10 septembre 2012, p. 2.

9 Huchet, Bernard & Payen, Emmanuèle. L’action culturelle en bibliothèque, Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 2008, 319 p.

10 Bibliothèque nationale de France.

11 BnF. Expositions virtuelles [en ligne]. Disponible sur : http://expositions.bnf.fr/. (09/09/2012)

12 Smolczewska, A et Lallich-Boidin, G. « De l’édition traditionnelle à l’édition numérique : le cas de la collection », Dans Actes de la Conférence « Document numérique et Société ». Cnam, Paris, France, 17-18 novembre 2008, p. 299-316.

13 Smolczewska, A., Landron, P.-Y., & Lallich-Boidin, G., « Revue illustrée numérisée : un nouvel objet polymorphe et dynamique ». Dans Actes de la Conférence of the Canadian Association for Information Science - CAIS/ACSI 2008. Vancouver, Canada, 5-7 juin 2008.

14 Vandendorpe, Christian, « Du papyrus à l’hypertexte. Essai sur les mutations du texte et de la lecture ». La Découverte, 1999, p. 99.

15 Smolczewska, A., Landron, P.-Y., & Lallich-Boidin, G., « Recontextualiser des fonds patrimoniaux numérisés de la presse régionale à travers la valorisation des dimensions temporelles ». Dans Actes du Colloque Internationale SFSIC’08. Tunis, Tunisie, 2008, p. 405-416.

16 Il s’agit bien de quelques exemples, et non d’une liste exhaustive.

Pour citer ce document

Agnieszka Tona, «La culture de l’information numérique en bibliothèque au service de la valorisation du patrimoine culturel», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 9-Varia, QUESTIONS DE RECHERCHE,mis à jour le : 22/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=726.

Quelques mots à propos de : Agnieszka Tona

Université de Lille 3, GERIICO. Courriel : Agnieszka.tona@univ-lyon1.fr