QUESTIONS DE RECHERCHE
Sciences, techniques, technosciences et technologie, un essai de définition anthropologique
Texte intégral
1Aujourd’hui, « le style entrepreneurial du monde des affaires pénètre le monde libre de la connaissance » (Bensaude-Vincent 2009, p. 13) ; recherche et industrie entretiennent des relations désormais si étroites que les experts préfèrent les mots de technosciences pour évoquer le monde de la recherche et de technologie, pour nommer les applications techniques utilisées dans la vie quotidienne, même si des logiques de développement spécifiques subsistent pour la technique comme pour la science (Lévy-Leblond 2004 et 1986, p. 25 ; Rasse, 2002, p. 68).
2L’anthropologie historique au sens où l’entend Wulf travaille dans les perspectives ouvertes par l’École des Annales notamment par Bloch, Febvre et Braudel (Wulf 2013, p. 17, Rasse 2006 p. 19). Là, les événements de la grande histoire sont absents, ou n’interviennent qu’à la marge, ou comme des accidents qui brisent le cours des choses, avant que les mouvements longs, plus puissants et surtout plus prégnants, ne reprennent le dessus. Ainsi, les découvertes scientifiques ou techniques, les innovations ne concernent vraiment cette histoire, qu’à partir du moment où elles modifient les sociétés en profondeur, soit qu’elles les bousculent et annoncent la fin d’une époque, soit qu’elles se diffusent suffisamment pour dynamiser et transformer les complexes économiques et sociaux en place. Nous nous contenterons ici de défendre que pendant des siècles la science et la technique se sont, chacune, développées dans des univers extrêmement différents, pour répondre à des contingences radicalement opposées qui pendant des siècles feront leur spécificité. Le regard éloigné de l’anthropologie peut nous permettre de penser leur dynamique spécifique et d’entrevoir pourquoi leur rencontre est si fertile, à en juger par la façon dont l’une et l’autre transforment nos existences, pour le meilleurs et pour le pire, maintenant qu’elles se conjuguent dans les technosciences et les technologies.
Des histoires très différentes
3La science ne commence véritablement à se développer qu’à partir du moment où les sociétés ont acquis une certaine maturité politique, économique et sociale. Une minorité peut alors se dégager des contingences matérielles, de la nécessité de gagner sa vie à la sueur de son front pour se consacrer à des activités qui n’ont pas d’utilité immédiate, voire pas d’utilité du tout, mais qui contribuent au plaisir et au prestige des aristocraties au pouvoir. Car à ses débuts la science est, avec les arts auxquels elle est profondément liée, l’apanage des classes sociales dominantes qu’elle distingue du peuple ignare, asservi et laborieux, en même temps qu’elle les cimente entre elles et les fait rayonner auprès des autres élites.
4À l’inverse, depuis la nuit des temps, la technique vient du peuple écrasé par sa condition, en lutte pour sa survie. Depuis que le premier homme s’est emparé d’un caillou pour sauver sa peau et que, sans doute quelque part en Afrique orientale il y a 2,7 millions d’années, il a dépassé les performances du chimpanzé en apprenant à fabriquer des outils à l’aide d’autres outils. Depuis l’Âge de la pierre taillée, puis polie en passant par celui du bronze, du fer, de la roue et de la force animale, des moulins, puis de la machine à vapeur, et maintenant de la connectique, la technique jalonne les grandes étapes de l’humanité.
5La technique vient du peuple, produite par l’homme aux prises avec la nécessité de gagner sa vie à la sueur de son front, de se nourrir chaque jour, de se défendre, d’élever ses enfants, de s’acharner à perdurer dans des conditions toujours précaires, tenues aux limites du possible par la pression démographique et le poids des classes dirigeantes qu’il faut assumer, toujours à la merci des aléas de la nature ou des événements politiques. Et cette condition, si elle le pousse forcément à innover, l’enferme, le rend incapable de mettre à distance le contexte dans lequel il est pris, avec lequel il doit jouer au mieux pour assurer sa survie. Prisonnier qu’il est des apparences sensibles il ne peut – c’est déjà en filigrane dans la pensée hellénistique – découvrir les mobiles de l’univers, les véritables causes qui agissent sur la nature.
6À l’inverse, depuis l’Antiquité, les arts libéraux distinguent les hommes libres des autres, ceux qui doivent travailler. Tels qu’ils s’affirment et se codifient à partir du Moyen-Âge, ils sont au nombre de sept, répartis en deux grands registres. Le trivium qui comprend la grammaire, la rhétorique et la dialectique, affirme le rôle prépondérant de la parole et surtout de la discussion ; viennent ensuite les disciplines du quadrivium : la géométrie, l’arithmétique, l’astronomie et la musique (les sciences numériques et harmoniques). Au XVIIe siècle encore, comme le rappelle le fameux dictionnaire de Furetières (1690), les arts libéraux sont « les arts nobles et honnest comme la poésie, la musique et la peinture, là où l’intelligence a la plus grande part ». Ils s’opposent aux techniques que l’on appelle alors dans leurs formes les plus évoluées « les arts mécaniques » dont Furetières dit « qu’ils font plus travailler la main et le corps que l’esprit et fournissent les nécessités de la vie, comme celui des horlogers, tourneurs, charpentiers, fondeurs, boulangers, cordonniers » (Furetiéres, 1690).
7De fait, la technique est méprisée par les élites qui cultivent les arts et la science. Dans son Didascalicon, Hugues de Saint Victor tenta vainement au début du XIIe siècle d’introduire les arts mécaniques pour les faire reconnaître comme disciplines scientifiques. Encore précise-t-il qu’il ne peut s’agir que d’une science « adultérine », inférieure, qu’elle ne devra traiter que de la conception, car la réalisation appartient aux artisans. Les grands architectes de la Renaissance, et notamment le plus célèbre d’entre eux Brunelleschi, auteur du fameux dôme de la cathédrale de Florence, hésitent. Doit-on reconnaître leur art comme partie des arts libéraux ou bien sont-ils seulement des ingénieurs à l’articulation des techniques de construction ? Finalement, ils optent pour la première solution, plus prestigieuse, tout comme Michel Ange et les grands artistes de l’époque qui ne veulent plus être classés parmi les artisans1.
8Si bien qu’au Siècle des Lumières, il faut une intervention du roi de France pour imposer à l’Académie des sciences Vaucanson, un génial inventeur qui l’a séduit par ses automates prodigieux et a fait ses preuves en modernisant les filatures du royaume. Et pourtant, ce dernier de noter, amer, dans ses Mémoires : « Celui qui a inventé le rouet à filer la laine ou le lin ne serait regardé par les académiciens de nos jours, que comme un artiste et serait méprisé comme un faiseur de machines. Il y aurait cependant de quoi humilier ces messieurs, s’ils faisaient réflexion que ce seul mécanicien a procuré plus de bien aux hommes que n’auront procuré tous les géomètres et tous les physiciens qui ont existé dans leur compagnie » (Jacomy, 1990, p. 241). Un état de fait que l’Abbé Grégoire dénonce lui aussi devant la Convention « dans tous les pays où il y a une cour, les arts mécaniques sont avilis, car il existe une classe dont l’immoralité privilégiée croirait se déshonorer en les cultivant… » (Ferriot, 1999, p. 84). Lui propose de créer des conservatoires des arts et métiers où seront réunies, montrées, et données à étudier, des collections de machines les plus innovantes, à la manière des grands musées d’art et de science qui se développent un peu partout dans la France et l’Europe du XIXe, pour réunir, mettre en ordre et faire progresser les savoirs existants dans leur domaine. Mais l’expérience, dans ces formes les plus dynamiques, sera rapidement abandonnée, comme les quelques tentatives de création de musées techniques tour à tour fermés ou transformés en musées de beaux-arts appliqués (Desvallées, 1992). Aujourd’hui encore, comme le soulève Perriault, et à quelques exceptions prêtes, la technique continue de susciter la répulsion chez les élites intellectuelles (Perriault, 1998, pp.197-214). Et Latour d’ajouter que cette position empêche finalement de penser la technique. « Nous n’hésitons pas à dire de la plus humble machine pleine de puces qu’elle est une « technologie », mais nous n’attendons d’elle aucune leçon ; à un « technologue » nous demandons seulement qu’il vienne réparer la dite machine mais pas qu’il nous en offre une connaissance. Qu’en ferions-nous ? Il n’y a rien à penser dans la technique. Ce n’est qu’un tas de moyens compliqués. Tout le monde le sait » (Latour, 2010, p. 20).
9Et pourtant, en dépit des résistances culturelles, aristocratiques, de l’inertie suscitée par les origines si différentes de la science et de la technique, la rencontre entre l’une et l’autre va se faire progressivement à partir du XIXe siècle. Déjà dans la seconde moitié du XVIIIe, Diderot et d’Alembert en ont l’intuition. Dans leur Encyclopédie, ils font la part belle aux techniques en leur consacrant plusieurs volumes. Mais il faut véritablement attendre que les enjeux deviennent très importants, car le monde industriel a besoin des sciences, moins de leur contenu que du dispositif d’intelligence collective qu’elles forment, pour faire progresser les techniques, notamment pour les faire communiquer entre elles, de façon à accumuler, comparer, unifier et améliorer les savoirs qu’elles représentent.
Des intérêts convergents
10Pour que la science contribue au prestige de ses auteurs, des grands mécènes qui les financent et des puissantes civilisations qui les rendent possibles, les découvertes scientifiques doivent être écrites, diffusées, traduites, exportées. La science est virale, elle se transmet ou elle meurt, écrit Bougnoux (Bougnoux, 1993, p. 571). Une vérité qui n’est pas reprise reste une lubie enfermée dans la tête de son locuteur. Pour exister, elle doit se faire savoir, dit Latour, elle doit se partager, emporter la conviction des pairs, être reprise, discutée, critiquée, confrontée à d’autres dans un processus qui la conforte et la renforce (Latour, 1995, p. 48 et suivantes). Et d’ajouter que l’histoire des sciences pourrait se résumer aux ruses de l’humanité pour coucher les savoirs sur une feuille de papier de façon à en assurer la publication et la conservation (Latour Bruno, 1993). Cela contribue à son universalisme : Les connaissances savantes doivent toujours pouvoir être exportées, comprises, reprises et discutées par d’autres, en d’autres lieux.
11À l’inverse, la technique est habitée par la culture du secret. D’abord pour son utilité : quand une corporation maîtrise telle ou telle innovation et en tire un avantage concurrentiel, elle n’a aucun intérêt à ce que sa découverte soit divulguée et tombe dans le domaine public. Ensuite, parce que les techniques ne sont pas théorisées et écrites, ni même décrites. Elles ne s’enseignent pas de façon magistrale comme les sciences, mais se transmettent dans le secret des corporations, et surtout dans le partage d’une même expérience professionnelle qui lie l’apprenti au maître. L’apprentissage du métier se fait par la pratique, dans le travail au quotidien qui permet à l’élève d’observer, d’imiter, d’acquérir progressivement les habiletés nécessaires, jusqu’à devenir lui-même, au fil des années, un artisan confirmé. Si bien qu’il sait faire, sans cependant pouvoir expliquer ni comment, ni pourquoi il effectue tel ou tel geste, intuitif mais efficace, approprié à la situation parce qu’il mobilise pour son expérience antérieure acquise dans des situations similaires. L’apprentissage d’une technique se fait dans un contexte donné auquel elle est adaptée en fonction, par exemple, des matières premières disponibles à proximité du lieu de fabrication, ce qui rend les savoir-faire peu exportables et difficilement applicables à d’autres contextes.
12« À la disette de mots, avait déclaré l’abbé Grégoire devant la Convention, s’ajoute la diversité des façons de désigner les choses, si bien que d’une région à l’autre on ne s’entend pas » (Ferriot, 1989, p. 98). Au final, les savoirs techniques s’accumulent difficilement, se conservent rarement et voyagent lentement. Ainsi, il faut mille ans pour que la fabrication du papier, inventée en Chine au Ve siècle ap. J.-C., parvienne jusqu’en Europe ! Ailleurs, l’opacité qui entoure les innovations techniques facilite leur dégradation en magie et en sorcellerie. Tandis que la difficulté de les confronter entre elles freine le progrès et maintient le pouvoir des petits potentats qui n’ont pas intérêt à ce que la situation évolue.
13Le grand apport de la science à la technique sera de lui imposer, partout où elle le peut et autant que possible, de fonctionner à son image, comme un dispositif d’intelligence collective. Il s’agit d’une part d’extirper le savoir-faire de sa gangue vernaculaire, du contexte local, pour tendre vers l’universel et d’autre part, de rendre les connaissances communicables, de façon à pouvoir les stocker, les confronter, les discuter et les diffuser, permettant ainsi à la technique de faire un bond prodigieux. Le pas décisif est sans doute l’invention du « mètre étalon » à la Révolution française. Jusque-là, les mesures étaient attachées à l’expérience humaine de chaque collectivité, d’où cette propension à lier les différents systèmes en référence au corps et au travail. Selon les professions, les régions, les pays, on mesurait en pied, en pouce, en doigt, en empan (distance entre l’extrémité du pouce et celle du petit doigt), en aune ou aulne (égale à la longueur entre deux bras tendus), en coudée (distance entre le coude et l’extrémité du majeur). Dans les campagnes, on évaluait les surfaces selon la superficie qu’un homme peut bêcher en un jour (l’hommée ou l’œuvrée), ou faucher dans le même temps (la fauchée). L’arpent valait 12 hommées, tandis que la charrée équivalait au temps nécessaire pour charger une charrette (Guedj, 2010, p.p. 176 et suiv). Et bien sûr, toutes variaient d’un métier ou d’une région à l’autre2. Ces façons de procéder n’étaient pas plus mauvaises ou plus fausses, ni plus arbitraires, elles étaient seulement dépendantes de contextes spécifiques qui les avaient fait naître (Denis Guedj, p. 82) ; mais au plan de la connaissance, elles empêchaient les comparaisons et freinaient la circulation des savoirs.
14Pour créer un mètre-étalon universel, les savants de la Révolution se lancent dans une entreprise symbolique de grande ampleur, dont personne ne pourra plus contester la légitimité. Ils vont déterminer la longueur d’un quart de méridien terrestre, en mesurant soigneusement par triangulation géométrique la distance entre Dunkerque et Barcelone, de façon à en tirer la millionième partie, qui servira de mètre-étalon. De là sera décalqué l’ensemble du système décamétrique universel. Cette première expérience de normalisation, ici élémentaire, sera suivie de bien d’autres dans tous les domaines, pour développer les comparaisons de choses qui jusque-là ne pouvaient l’être, pour rassembler les expériences isolées, les confronter, les accumuler. Armand Mattelart, dans L’Invention de la communication, décrit ce lent et long processus de formalisation des connaissances, de standardisation des technologies (Mattelart, 1994, pp. 59 et suiv). Et la science, descendue de son piédestal où l’avaient installée les aristocraties, jouera sur ce point un rôle décisif. Elle, plus que les autres, par son statut, son histoire, ses ambitions universelles, était en mesure d’imposer à tous de s’entendre, et pour cela d’adopter les mêmes méthodes et d’utiliser les mêmes concepts. Le processus aura au plan de la technique le même effet dynamique que l’adoption de monnaies communes. Comme les sciences, les savoirs faire techniques vont progressivement pouvoir se rencontrer se confronter, s’accumuler, se théoriser et se transmettre à une échelle de plus en plus grande. À l’échelle de l’humanité, ils y gagnent une efficacité prodigieuse qui bouleversera le monde. Pour les travailleurs, expropriés de leurs savoir-faire traditionnel, réduits, comme le prédisait Marx, à n’être plus que l’appendice des machines, c’est une autre affaire.
15Après l’unification des mesures viendra progressivement celles des termes techniques, tandis que les mathématiques facilitent, quand cela est possible, la mise en place et l’autorité d’un langage universel, comme la formulation de théories générales. Le corps des ingénieurs, en plein essor au XIXe siècle, va assumer pour l’essentiel cette mutation. Leur solide formation scientifique les pousse à en appliquer les méthodes à la diversité des terrains et des problèmes auxquels ils sont confrontés (Baudet, 2004). En même temps, comme l’explique bien Jean-Marc Lévy-Leblond, la technique a contribué au progrès de la science non seulement en lui fournissant des appareils d’observation, d’enregistrement, de calcul, indispensables à son développement, mais encore en lui posant de nouveaux problèmes qu’elle contribuera à théoriser (Lévy-Leblond, 1986, p. 25). Ainsi par exemple, les machines à vapeur existaient bien avant la thermodynamique ; les travaux des théoriciens comme Sadi Carnot repris par Émile Clapeyron ont surtout permis à la communauté dispersée des faiseurs de machines, de comprendre les raisons pour lesquelles les chaudières explosaient et d’en améliorer le rendement (Baudet, 2004, p. 88 et suiv).
16La science trouve dans la rencontre avec la technique une puissance, des moyens, une ampleur qui lui faisaient défaut tant qu’il s’agissait seulement d’éclairer et de distinguer une toute petite élite, fût-elle l’élite au pouvoir. Quand la science se faisait grâce au soutien des grands mécènes qui avaient tant de choses encore à soutenir dans le domaine des arts et de la bienfaisance, quand elle se faisait sur fonds propres dans les cabinets de curiosité ou de physique de quelques aristocrates ou grands bourgeois, quand, plus rarement encore, elle se développait dans les grandes institutions comme les muséums qui appointaient au mieux un ou deux conservateurs et quelques aides, à l’Académie des sciences, au Collège de France où l’on recrute dans le meilleur des cas un ou deux éminents chercheurs, tous les deux ou trois ans, alors le monde des scientifiques se résumait à quelques centaines, voire sur la planète à quelques milliers de permanents.
17La rencontre avec la technique a permis à la science de changer d’échelle, car les enjeux deviennent colossaux. La technoscience occupe désormais une place prépondérante, stratégique, dans la compétition des grandes nations pour la maîtrise du monde. L’essor des empires, les deux guerres mondiales, la guerre froide, la société industrielle de consommation de masse et maintenant l’hyper modernité, mobilisent des forces considérables. D’où la croissance exponentielle du nombre de chercheurs, mais aussi d’ingénieurs et de techniciens employés par les grands pays industrialisés, un mouvement qui s’accélère encore depuis la fin du XXe siècle avec la désindustrialisation de ces mêmes pays pour lesquels la recherche et l’innovation technologique deviennent la condition sine qua non du maintien de leur position. La recherche occupe une place prépondérante au sein des grandes multinationales, mais aussi dans bien des PME qui travaillent dans le secteur effervescent des nouvelles technologies, du design et de la création (Moulier Boutang, 2008).
18Où finit la science et où commence la technique ? Où finit la recherche fondamentale et où commence la recherche appliquée au développement industriel ? Les unes et les autres sont tellement imbriquées qu’il est préférable désormais parler de technosciences ou de technologies. Même si dans les représentations collectives la science continue de profiter de son prestige pour occuper une place dominante, comme si la technique n’était que l’application pratique de découvertes scientifiques. Et pourtant défend Latour : « réduites au cycle de Carnot les locomotives s’arrêtaient aussitôt ; limités à la physique de la portance, les avions s’écrasaient au sol ; ramenée au dogme central de la biologie, l’industrie biotechnologique tout entière suspendait ses cultures de cellules. En s’envolant, les invisibles de la technique - détour, dédale, astuces, trouvailles - auraient réduits à néant l’effort des sciences. » (Latour, 2010, p. 29). Aussi faut-il penser l’une et l’autre dans leurs interactions, mais aussi dans leurs relations avec le sociale et l’économique. C’est bien là sans doute l’un des grands défis auquel sont confrontées les sciences de l’information et de la communication.
19Il reste à repérer de beaux terrains pour la recherche, des lieux habités ou des réseaux virtuels, là où s’inventent, se développent et s’imposent les TIC ; des tribus éphémères, des groupes solidaires, des utilisateurs solitaires qui les subissent ou les détournent et leur inventent des usages. Il reste à mener des études ethnographiques, qui fassent toute leur place au rôle des nouvelles technologies sur les configurations sociales, en évitant d’en faire l’apologie, en s’efforçant d’étudier comment, une fois dépassé l’engouement et les mirages qu’elles suscitent, elles modifient néanmoins notre rapport aux autres et au monde, subrepticement, souvent là où on ne les attend pas. L’approche anthropologique, à partir de matériaux accumulés sur l’histoire des civilisations, peut permettre de saisir le mouvement, et par référence au passé, mettre en évidence ses conséquences. Là, une ethnographie rigoureuse de terrain rencontre une anthropologie qui se souvient des mondes éteints, qui utilise le matériel rassemblé sur une multitude de sociétés disparues, pour penser les mutations, leur donner du relief, prendre la mesure de ce qui change, de ce qui se perd, de ce qui s’invente, et par comparaison, peut s’interpréter à la lumière de pratiques séculaires aujourd’hui abandonnées.
Bibliographie
Desvallées André, Musées scientifiques, musées techniques, musées industriels, in Desvallées André, (sous la dir. de ), Vagues : Une anthologie de la nouvelle muséologie, éd. W/MNES, 1992.
Guedj Denis, Le Mètre du monde, Paris, Seuil, 2000.
Jacomy Bruno, Une histoire des techniques, Paris, Seuil, 1990.
Latour Bruno, La science en action, Folio Essais, 1995.
Latour Bruno, Prendre le pli des techniques, revue Réseaux (sld Licoppe Christian), Aout-Septembre, Vol. 28 n°163, 2010.
Lévy-Leblond Jean-Marc, La science en mal de culture, éd. Futuribles, 2004.
Perriault Jacques, La Logique de l’usage. Essai sur les machines à communiquer, Paris, Flammarion, 1989.
Rasse Paul, Denis Guedj, 1940 2010, Le Mètre du monde, Hermès N°58, 2010.
Rasse Paul, Les musées à la lumière de l’espace public - histoire, évolution, enjeux, Éd. L’Harmattan, 1999.
Notes
1 Pevsner cite une lettre de Michel-Ange sermonnant son neveu pour lui avoir écrit au nom de Michelangelo scultore, « Ici, peste-t-il, je suis Michelangelo Buonarroti, car je n’ai jamais été un peintre ou un sculpteur comme ceux qui en font profession. » Pour lui, comme pour Léonard de Vinci à l’accadémia di San Luca, l’art n’est plus une habileté manuelle, mais une expression de l’esprit. L’artiste ne saurait être universellement reconnu et l’égal du roi, commente Pevsner, s’il ne se définit que par son habileté à manier le pinceau, la brosse et les ciseaux. À la Renaissance, la science de l’art constitue le fond de l’enseignement académique, qui inclue la géométrie, la perspective, la mythologie, l’anatomie et bien sûr l’histoire de l’art et de la philosophie. (Pevsner 1999, p. 5)
2 En Lorraine, le jour était de 20,44 ares, alors qu’en Haute-Marne, de nombreux champs étaient divisés en parcelles de 20,85 ares en fonction du vieux journal, tandis que dans la Sarthe, cette mesure correspondait à 33 ares, et dans les Landes, plus subtilement encore, à 42 ares si la terre était pauvre, ou à 35 si elle était riche. L’aune du tisserand mesurait 1,188 m à Paris, 1,307 m à Grenoble, 1,34 m à Voiron ou 1,486 m à Mens (Weber, 1998, p. 56).
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Paul Rasse
Université de Nice - Sophia Antipolis, I3M. Courriel : rasse@unice.fr