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Maryse Carmes

Sémio-politiques des collectifs numériques en organisation

Article

Texte intégral

1Dans le champ managérial, l’obsession d’un « devenir indoor » est permanente alors même que, dans un univers complexe et concurrentiel, la relation (sa maîtrise) entreprise-environnement est plus que jamais fondamentale. La profusion des exercices performatifs et des narrations (l’entreprise n’est plus un lieu disciplinaire ou d’enfermement, un lieu de fixation de la main-d’œuvre, un lieu de captation de la force de travail, mais une constellation de communautés de collaborateurs) s’associe à une extension continue des interfaces informatiques qui contribuent elles aussi, à la mise en œuvre d’une solidarité projective : le design des pages d’accueil des portails intranet ou encore des plates-formes « réseau social interne » en sont des exemples parmi d’autres. Comme le souligne Sloterdijk : « la solidarité élémentaire du foyer, si l’on peut l’appeler ainsi, est une strate fondamentale de la capacité à dire Nous », et ce pronom, « n’est pas la désignation d’un objet de groupe, mais l’évocation performative d’un collectif qui se constitue par le biais de l’auto-excitation et de l’auto-spatialisation. »1 Ainsi, ces processus de territorialisations numériques (au sein des organisations comme ailleurs) impliquent - au moins - deux choses. Premièrement, de considérer la construction des politiques et dispositifs numériques comme la négociation de rapports de force entre processus performatifs2. Construire un monde à l’image d’une théorie ou d’une doxa managériale, concevoir les problèmes organisationnels et leurs solutions selon le prisme de modèles issus de l’agrégation d’une multiplicité de projets et de leur ingénierie, élaborer des scripts stratégiques à partir de l’évaluation des expériences numériques des salariés ou des contraintes techniques… tout cela, oblige à prendre la mesure des divers types de performation en lutte à l’occasion de ce procès que l’on nomme innovation, ou encore, à l’occasion de l’instauration d’agencements organisationnels et de collectifs de travail.

2Deuxièmement, il convient d’analyser la montée en puissance des sémiotiques non exclusivement linguistiques, non signifiantes, qui affectent les processus de territorialisation numérique. Cette dernière signifie pour nous : création d’un vaste territoire de type topologique et rhéologique, constitué d’actants très hétérogènes dont, pour aller à l’essentiel, des documents et des ensembles de documents, des liens et des nœuds, des mémoires, des bases de données plus ou moins complexes, des logiciels, des traces laissées par les acteurs de ce territoire, c’est-à-dire ceux qui interagissent à travers lui ; création d’un agencement dont chaque individu, chaque document, chaque page web, chaque donnée, chaque nœud, chaque lien, chaque activation, chaque application et ses lignes de code etc. constitue une dimension, un actant ; création d’un ensemble d’interfaces à partir desquelles sont rendus possibles les parcours sur et entre ces différents territoires à partir desquels s’opèrent les emboîtements, associations, navigations dans cette vaste strate anthropologique ou à partir d’elle ; création incessante de graphes-cartes hybrides mêlant tout à la fois les objets et les lieux, les corps et leurs déplacements, les dates et les rythmes, les individus et leurs comportements, les récits et les opinions, les expériences et les savoirs ; création de rapports de force entre les entités impliqués, entre processus de performation, pour la maîtrise et la relance d’autres territorialisations possibles dans le cadre d’une politique générale des interfaces.

3Pour ce qui est des espaces numériques organisationnels, l’objectif est donc de penser une sémio-politique des interfaces – une sémio-politique de « l’agir collectif » - et de mettre en évidence les rapports entre les sémiotiques signifiantes et a-signifiantes3. Ces dernières relèvent d’un processus non représentationnel, de programmes informatiques en charge (notamment) de l’activation des relations (sociales et documentaires). En suivant cette perspective, nous interrogeons par exemple la construction des réseaux socionumériques d’entreprises (« réseau social interne ») et les nouvelles micropolitiques qui les accompagnent, en appui d’une extension du « social engineering » et du « data management ». Les dispositifs mis en œuvre se déploient et se singularisent selon trois types de régime : un régime de signes qui devient un régime de « capture » et d’encodage intensif des processus relationnels ; un régime de connectivité qui définit les règles d’association et de coupures ; un régime de réflexivité à partir duquel se définissent les champs de visibilité (opacité/transparence) et la maîtrise des échelles. Se révèle, une fois de plus, la nature fondamentalement politique des agencements numériques : sous des incarnations nouvelles et des affrontements inédits, le politique est au cœur des processus de conception des dispositifs, des recompositions des pratiques de travail, de la définition de nouveaux « territoires existentiels ».4

4Les capacités d’association deviennent donc une dimension centrale des modes d’existence au travail. L’argument « social » de ces nouvelles plates-formes d’interactions invite à penser les salariés comme « nexus », à penser l’organisation à partir d’éthologies relationnelles. Le focus sur les « profils » des membres, sur l’équipement sémiotique de ces derniers, en est une illustration frappante. Les sémiotiques signifiantes nourrissent ici une économie performative « des identités », des autorités, du capital social et symbolique dont le présupposé est que la « création de valeur » peut être tirée du nombre de contacts attachés à un membre ou de sa position dans le classement des contributeurs les plus actifs. L’injonction à prendre soin de sa « e-réputation » interne n’est jamais très loin. Mais, la composante majeure de la sémio-politique des réseaux socio-numériques s’appuient sur les sémiotiques a-signifiantes, notamment sur des moteurs (de recherche et de recommandations) et des processus génératifs de graphes-cartes issus du crawl, de l’indexation, des algorithmes ; sur des programmes qui se distinguent selon la manipulation des données qu’ils effectuent, selon la restitution faite à l’utilisateur d’une activation de fonctionnalité, selon la capacité à associer des données avec d’autres, une base avec une autre (Ged, Base RH, serveur messagerie etc.), etc.

5Sous les conditions d’une prolifération incessante des descripteurs et des données au sein des entreprises, la sémio-politique définit les modes de relations entre différentes composantes, qui, de manière simplifiée, peuvent se décrire ainsi : 1) les « composantes identificatrices » : pour un individu, son identité, ses coordonnées, ses compétences, le poste occupé, son rôle et ses droits dans la plate-forme… ; pour une communauté : son titre, la date de création, le nombre de contributeurs, le nombre d’abonnés ou encore de visiteurs… 2) les « composantes narratives » : écritures et documents produits par les membres quelle qu’en soit la forme (conversations, rapports, etc.) 3) les « composantes évaluatrices » des textes-documents (qualification et évaluation par des tags (y compris, « j’aime/j’aime pas », par des notes utilisées dans le « scoring-rating » d’individus ou d’informations) 4) les « composantes expérientielles » : elles se rapportent à des traces de pratiques, souvent décrites par des événements (« Mr X a taggué tel membre du réseau, a mis à jour tel document, s’est inscrit dans tel groupe… » ; information publique sur la mise jour d’un profil avec précision d’une date ; information sur l’activité d’une communauté comme le dernier document publié…) ou reposent sur des activations fonctionnelles (« être averti sur les dernières activités du groupe » ; « suivre les activités de tel membre » ; « activer mon mur » ; « demander une mise en relation » etc.).

6Les différentes classes de composantes peuvent s’associer à bien d’autres informations issues d’applications et de systèmes d’information divers. Certes, l’objectif d’un tel dispositif peut être l’enrichissement des interactions internes et le soutien à de nouvelles dynamiques de participation et de socialisation (ce à quoi, il peut contribuer). Néanmoins, à rebours de ce qu’énoncent certains commentateurs, le Système d’Information Organisationnel reste toujours (et plus que jamais) un agencement des processus de création/prélèvement/capture des données/actualisation. À notre sens, nous n’assistons pas au passage d’un « SI centré données » à un « SI Social », mais à l’expansion des technologies relationnelles (d’écritures des relations entre documents, pratiques, individus), à une « grammatisation » sur-déterminante de ces relations. Les associations automatiques opérées entre les composantes identificatrices/narratives/évaluatrices/expérientielles sont elles aussi à appréhender dans le cadre général d’une économie politique des interfaces et des connaissances. Quels sont les pré-supposés et limites d’une similarité sociale et cognitive posée comme principe dominant du calcul de la « pertinence » des recommandations, comme modèle incitatif et performatif ? Les combinatoires proposées (le matching entre données) tendant ainsi à évacuer tous les processus socio-cognitifs qui reposent sur la différenciation des êtres, la singularité d’un thème, le surgissement de relations entre « mondes » a priori discontinus

7Le devenir-graphe de toute entreprise, de tout collectif, est donc en marche. Il peut s’alimenter de tout type de données mais ce ne sont pas les graphes inhérents à une exploration réflexive des prises de décisions et de la construction de connaissances en organisation qui sont privilégiés. Ce qui est actuellement visé est une représentation du portefeuille de compétences, voire - plus simplement – une représentation de la distribution géographique des membres interagissant (ces cartes géolocalisent et indiquent les distances kilométriques entre membres d’un réseau). La fouille de données (datamining) appliquée à l’entreprise rencontre ici des opportunités de terrains et d’analyses aux fins multiples. Parmi celles-ci, il y a le dessein possible d’une veille organisationnelle enrichie allant d’un « panopticon hérité », d’une « révélation de l’informel », à une redistribution des réseaux de savoirs. Force est de constater que, pour l’instant, en termes d’analyses des réseaux, l’organisation, ainsi mise en équation, reste focalisée sur des indicateurs simples (les fameuses métriques) mais le désir d’une algorithmique organisationnelle généralisée s’exprime de plus en plus avec force.

8Pour la recherche, ces empiries numériques ouvrent la possibilité d’une compréhension des dynamiques sociales, de la morphogenèse des réseaux ainsi toujours couplée à une technogenèse et aux processus multiples de performation technique. Ces sémiotiques portées par les applications ne cessent de travailler cette hybridation entre des devenirs polycentriques et des règles immanentes aux processus organisationnels, de relancer ce mélange du « lisse » (un espace qui ne connaît ni sujet, ni métrique, mais seulement des flux et des événements) et du « strié » (un espace hiérarchisé, surcodé, ordonné et fini)5. Cette complication entre différents modes, sa fécondité même, se situe justement dans les possibilités offertes par des cartes dynamiques des réseaux de savoirs (des réseaux socio-sémantiques), qui en étant redistribuées de manière très large, ouvertes à des actualisations multiples (bottom-up), pourraient être un levier majeur d’innovation. Ce partage de la réflexivité est, à notre sens, une des conditions de la transformation des écologies socio-politiques.

Bibliographie

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Notes

1 Sloterdijk, P., 2006, Le palais de cristal, À l’intérieur du capitalisme planétaire, Maren Sell Editeur (2005, trad.)

2 Carmes, M., 2010, « L’innovation organisationnelle sous les tensions performatives », in Debos F. (dir), Piloter l’entreprise numérique, Les Cahiers du Numérique, Hermès-Lavoisier, n° 4/2010, p. 15-36

3 Lazzarato, M. (2006) Le « pluralisme sémiotique » et le nouveau gouvernement des signes Hommage à Félix Guattari

4 Latour, B. (2012), Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte

5 Deleuze G., GUATTARI F., 1000 Plateaux, Édition de Minuit, 1980.

Pour citer ce document

Maryse Carmes, «Sémio-politiques des collectifs numériques en organisation», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 9-Varia, DOSSIER, > Axe 1,mis à jour le : 22/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=734.

Quelques mots à propos de : Maryse Carmes

CNAM, Laboratoire DICEN. Courriel : carmes.cnam@orange.fr