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Claire Scopsi, Marie-Anne Chabin, Haud Gueguen et Claudie Meyer

Approches croisées de la confiance et de la collaboration

Article

Texte intégral

1Nous proposons de rendre compte d’une réflexion en cours sur le thème de la confiance menée au sein de DICEN. Ce concept s’est imposé pour sa résonance avec la question de la collaboration et de la participation numériques alors même qu’il est assez peu questionné en sciences de l’information et de la communication. Nous en appelons ici à quatre disciplines (sciences de gestion, philosophie, diplomatique ou science de la véracité des écrits, anthropologie) afin d’esquisser une première analyse transversale de la confiance.

Toujours à la recherche de la confiance dans les organisations

2Le monde des organisations, de plus en plus immatériel et complexe, étudie de près le concept de confiance depuis les années 90 (Mothe, 2006 ; Simon, 2007). La confiance y apparaît comme une composante nécessaire, soit parce qu’elle assure contre un risque, une vulnérabilité (opportunisme, défaut à la règle ou de contrat, manque de compétence…), soit parce qu’elle laisse espérer une valeur supplémentaire, laquelle n’est pas forcément réductible à une valeur de type matériel (bien-être au travail, identité et reconnaissance de ses compétences, etc.). L’approche assurantielle reste majoritaire, notamment dans les relations d’affaires, mais l’on trouve aussi des approches faisant appel à un modèle moins utilitariste favorisé en particulier par les nouveaux usages découlant du web2.0 ou encore par l’influence de certains courants de la psychologie du travail (Dejours, Genet, 2012) et les travaux récents sur l’innovation (Alter, 2002).

3Que ce soit en marketing, dans le rapport qu’une entreprise entretient avec ses consommateurs, ou dans une relation client-fournisseur ou encore dans des échanges entre prestataire MOE et client MOA d’un projet, les relations d’affaires, interpersonnelles ou inter organisationnelles, sont analysées pour comprendre comment la relation de confiance se construit. Dans une perspective principalement utilitariste, la question est ici de savoir quels sont les leviers de la confiance qui permettraient de s’assurer du bon déroulement de la relation (Donada, Nogachewsky, 2007). La confiance est-elle une alternative au contrôle (Fenneteau, Naro, Guibert, Dupuy 1997) au contrat (Brousseau, 2000) ? Le contrat et la règle sont-ils nécessaires pour que la confiance s’établisse ? Plus récemment, le marketing digital et la communication web2.0 renouvellent le questionnement sur le rôle de la confiance en ouvrant sur la participation des « usagers des réseaux sociaux » à l’évaluation des produits, à l’identité/image des organisations, mais aussi à la sécurité, dans une logique de « contre-pouvoir ».

4D’un point de vue également stratégique, mais au niveau cette fois de l’ensemble d’une organisation, la performance des entreprises apparaît comme le fruit de l’innovation et non comme la seule expression de la productivité. La créativité devient dès lors l’affaire de tous et l’innovation, traditionnellement confinée dans les services de R&D, s’ouvre au quotidien de tous (Alter). Les salariés, les clients, les fournisseurs peuvent potentiellement participer à l’émergence de nouvelles idées et à leurs applications sous réserve qu’ils acceptent de prendre le risque de partager et de se faire par conséquent confiance (Simon 2006). Cette vision de la participation de tous à la fois à la survie et au développement des entreprises se retrouve dans toute organisation (administrations, associations, collectivités territoriales…) qui doit répondre à la complexité et l’incertitude croissante de nos sociétés (Le Cardinal, 2006). Ainsi la confiance entre les acteurs d’un territoire apparaît comme un solide facteur de résilience.

5Dans une perspective moins utilitariste ou, au moins, non strictement utilitariste, la confiance est aussi au cœur des préoccupations de ceux qui s’interrogent sur le travailler ensemble, sur un management des hommes et des équipes qui prenne en compte la dimension collective et subjective sans la réduire à une perspective productiviste. Le regard se porte davantage ici sur les échanges et l’intersubjectivité au travail, la question étant alors de savoir comment les personnes sont conduites à mobiliser la confiance pour se coordonner, coopérer, collaborer, avec, à la clé, des questions irréductibles à celles de la seule performance individuelle ou de groupe, et qui concernent la santé mentale, la souffrance et le plaisir au travail (Dejours, Gernet, 2012 ; Campoy, Neveu, 2007) mais également des questions portant sur les usages des outils technologiques collaboratifs, des CSCW1 aux outils du web2.0 (Kaplan, Francou, 2012). Dans une perspective similaire, ce sont plus récemment les espaces physiques qui sont interrogés également au travers notamment des dispositifs de coworking ou de fablab en tant qu’ils reposent sur l’idée de mise en relation, de partage, et d’échanges libres donnant l’opportunité d’observer de nouveaux modes de travail « en confiance ».

6Si l’importance et l’omniprésence des mécanismes de confiance dans l’ensemble des strates des organisations (individuelle, groupe, entreprise, territoire) ne fait aucun doute aujourd’hui, peu de dispositifs, méthodes, standards, labels ou autres outils de gestion directement liés à la confiance émergent malgré les études. Rien d’évident ne ressort sur la façon d’opérer pour développer la confiance. La confiance reste un concept en débat dans les organisations.

7Par ailleurs, on voit que si les sciences de gestion abordent majoritairement la question de la confiance à partir d’un modèle utilitariste, elles peuvent aussi recourir à des modèles non-utilitaristes qui pointent le problème que soulève l’instrumentalisation de la confiance, mettant ainsi au jour une tension entre les deux approches – tension dont on peut trouver un écho au niveau philosophique.

L’apport de la théorie de la reconnaissance à la question de la confiance

8Si la confiance n’est devenue une notion classique de la philosophie morale et politique (Descartes, Hume, Hobbes, Spinoza, etc.) qu’à l’avènement de la modernité, c’est que sa problématisation se révèle solidaire de son étiolement dans un monde marqué par un processus d’individualisation et un affaiblissement des repères et des liens traditionnels. Le questionnement philosophique sur la confiance apparaît d’emblée comme un questionnement sur les conditions de possibilité de la confiance. Il s’agit d’identifier les ressorts et les facteurs (affectifs, cognitifs, politiques, etc.) permettant de répondre à la défiance entre les individus. Quoique d’une façon sensiblement différente, puisqu’il s’agit cette fois d’une approche sociologique, le réinvestissement de la notion de confiance opéré au XXe et XXIe siècles par des auteurs comme Niklas Luhman, Ulrich Beck ou Anthony Giddens continue de faire fond sur un même schéma : la confiance, abordée comme mécanisme de réduction d’une complexité croissante (Luhman), est moins appréhendée comme une donnée naturelle que comme ce qu’il s’agit de construire de façon à faire face à une réalité définie comme exposée à l’incertitude et au risque (Beck).

9C’est cette perspective qui paraît commander à la problématique de la « confiance numérique » élaborée dans les deux dernières décennies. La confiance y est en effet essentiellement interrogée comme le maillon central de la coordination et de la régulation des transactions économiques en contexte de risque et d’ignorance. D’où résulte que le problème de la confiance numérique, au moins sous sa formulation prédominante, repose sur l’hypothèse d’une rationalité instrumentale qui est celle de l’homo economicus (Quéré, 2001). Indispensable en environnement numérique, la confiance l’est en ce sens pour assurer aux individus la possibilité de mener à bien leurs différentes transactions (en particulier commerciales, mais pas seulement), et si l’on s’interroge à son sujet, c’est parce qu’il s’avère qu’une telle possibilité n’est rien moins qu’évidente du fait d’une traçabilité généralisée, des fraudes, des problèmes liés à la confidentialité et à la privacy, etc.

10Bien que cette problématique de la confiance numérique représente un enjeu important, il convient de souligner que cette question de la « confiance au sein des communications médiatisées » (Chaulet, 2007) peut cependant être appréhendée à partir d’un modèle alternatif à ce modèle utilitariste. L’une des limites de ce modèle réside dans son incapacité à rendre compte de la charge morale (et non strictement utilitariste) des usages des NTIC et, plus encore, des interactions qui s’y jouent. Un tel modèle alternatif nous semble en particulier pouvoir être dégagé des travaux récents d’un certain nombre de chercheurs qui ont entrepris de faire de la théorie de la reconnaissance du philosophe allemand Axel Honneth une grille de lecture pour l’analyse des pratiques sociales de l’Internet (en particulier Fabien Granjon, 2012 et Olivier Voirol, 2010, 2013). Dans une telle perspective, le problème de la confiance n’est plus de savoir comment assurer les conditions de possibilité d’une confiance qui autorise des échanges ou des transactions permettant aux individus d’optimiser leurs intérêts propres ou communs. Il est bien plutôt de savoir ce qui, pour les individus, se joue dans les usages des TIC, dès lors que l’on considère que la confiance reçue de l’autre représente une modalité de la reconnaissance et que, à ce titre, elle conditionne la possibilité pour l’individu de développer un rapport positif à lui-même. Honneth distingue en effet trois sphères de la reconnaissance : la sphère de l’amour (relations primaires) où la reconnaissance, qui porte sur l’individu comme être d’affects et de besoins, prend la forme de la confiance et conditionne la possibilité pour l’individu de développer une confiance en soi ; la sphère de la solidarité sociale (travail, culture) où la reconnaissance, qui porte sur les capacités et contributions de l’individu, prend la forme de l’estime sociale et conditionne la possibilité de développer une estime de soi ; enfin, la sphère du droit où la reconnaissance, qui porte sur l’individu comme personne humaine, prend la forme inconditionnée du respect qui seul autorise le développement d’un respect de soi. La confiance, si on l’appréhende ainsi comme une forme de la reconnaissance, ne se réduit donc pas à ce qui permet à l’individu de développer ses projets ou de participer à des échanges, comme si l’individu était lui-même entièrement constitué et autonome indépendamment de ses relations aux autres. La confiance correspond plus radicalement à ce sans quoi l’individu ne peut développer un rapport positif de confiance à lui-même. Deux plans peuvent ici être distingués même s’ils sont souvent inséparables dans la réalité des pratiques.

11Le premier plan où l’on peut analyser la reconnaissance a trait à la relation que l’individu entretient aux interfaces digitales et aux objets techniques eux-mêmes (leur « programme d’action », les opportunités mais aussi les contraintes qu’elles présentent, etc.). De ce point de vue, qui est donc celui des usages, la possibilité de développer un rapport positif à soi suppose que l’objet technique soit davantage habilitant que contraignant, en d’autres termes qu’il ouvre à des possibilités d’action qui ne soient pas trop contraintes. Mais elle dépend plus encore de la capacité - hautement différenciée socialement - de l’individu à s’approprier des objets techniques et à pouvoir en tirer les bénéfices escomptés ; capacité qui dépasse ou précède donc celui de l’accès aux NTIC et met donc en jeu le problème des inégalités numériques (Granjon, 2012).

12Le second plan est ensuite celui des interactions médiatisées par une technologie numérique (en particulier les réseaux), où la confiance peut être analysée à partir des façons dont les interfaces permettent ou non de développer un rapport positif à soi. Ce qui est ici en jeu, ce n’est pas tant la médiation technique en tant que telle que les modèles sociaux normatifs dont sont nécessairement porteuses les interfaces digitales. La possibilité de développer un rapport de confiance et/ou d’estime de soi dépend alors autant de la possibilité pour l’individu d’être reconnu comme partenaire d’une relation ou membre d’un collectif à qui l’on confère une valeur du fait de ses contributions et de sa qualité intrinsèque (Voirol, 2010). Mais elle dépend aussi de la capacité de l’individu à maîtriser les formes d’éditorialisation de soi et à négocier les cadres de l’exposition de soi et de la participation – capacité elle aussi inégalement distribuée selon les positions sociales (Granjon, 2012).

13Dans cette optique morale et intersubjective, le problème de la confiance ne se pose donc pas en termes de sécurisation. Il met en jeu la capacité des interfaces à permettre des relations en lesquelles l’individu peut parvenir à des formes d’expression ou de mise en visibilité qui ne soient pas réifiées (ce qui par exemple n’est pas si évident dès lors que le modèle normatif d’un réseau invite l’utilisateur à entrer dans une logique d’accumulation et de self-branding). Et il met aussi en jeu les capacités, inégalement partagées, à s’approprier ces techniques et à maîtriser les règles du jeu de la participation.

14L’analyse philosophique de la confiance comme celle des sciences de gestion permet de mettre au jour une tension cardinale entre deux modèles. D’ un côté, un premier modèle que l’on peut qualifier d’« utilitariste » au sens où il repose sur l’idée que l’action (individuelle ou collective) serait commandée par la recherche d’une maximisation des intérêts. Et de l’autre, un modèle que l’on peut qualifier de « moral » ou de « symbolique », lequel repose sur le présupposé d’une action entièrement régie par des motifs qui sont irréductibles à leur signification strictement utilitaire : la reconnaissance, l’échange ou le don – motifs qui, à chaque fois, font signe vers l’idée d’un primat de la relation sur le sujet.

15Mais à cette première tension s’ajoute une seconde qui tient à la question de savoir dans quelle mesure la confiance, en contexte numérique, dépend d’un processus de formalisation : la confiance, pour se développer, peut-elle s’en tenir à un plan informel ou doit-elle, à l’inverse, être formalisée ? Nous proposons d’examiner cette seconde tension à partir de deux problématiques : l’importance de la preuve écrite telle qu’elle est mise en évidence par la diplomatique, et le recours à la réputation dans les communautés en ligne dans une approche davantage anthropologique.

La preuve écrite comme fondation de la confiance

16L’écrit et sa forme interviennent pour manifester à tous la relation établie entre deux individus ou groupes. Or l’efficacité de ce procédé de formalisation dépend de la confiance que suscite le medium : quelle capacité lui prête-t-on de conserver intacte, fiable et durable la trace de la relation initiale ? C’est cette question de confiance imbriquée (confiance dans le document qui fonde la confiance dans le partenaire) que pose le passage à la preuve numérique.

17L’écrit a plusieurs fonctions : celle de porter et de transmettre les idées et la connaissance, celle d’aide-mémoire dans la gestion, et celle de tracer les actions entre les personnes qui produisent des droits et des obligations. « Or, pour être efficace, pour être autre chose qu’un morceau de littérature, que l’équivalent d’une inscription, qu’un aide-mémoire, qu’une note personnelle, pour valoir devant l’autorité judiciaire ou administrative, l’écrit doit être revêtu d’une certaine forme. » (Tessier, 1961)

18Quand ils sont appelés à jouer ce rôle de preuve, les documents officiels ou contractuels (la base des documents d’archives) se réfèrent à des codes ou des règles préétablies, notamment des signes de validation, dont le but est d’inspirer confiance, d’emporter la conviction de celui qui douterait de la réalité de ce droit ou de cette obligation.

19C’est l’objet de la diplomatique que d’étudier les éléments qui permettent d’évaluer l’authenticité des documents, sur la base de leur forme et de leur signe de validation. Cette discipline a été élaborée au XVIIe siècle en vue d’apporter une méthodologie à la critique des faux, en complément de l’approche herméneutique de Lorenzo Valla deux siècles plus tôt. Mais un document est rarement autoportant ; ses éléments de forme doivent être rapprochés de documents ou d’informations extérieurs pour emporter la confiance. On peut distinguer plusieurs cas de figure.

20Un des moyens les plus anciens de produire la confiance de l’autre est le chirographe ou charte-partie : un document est rédigé en double exemplaire sur un même support qui est ensuite déchiré en deux ; le rapprochement des deux parties, même des années plus tard, suffit à prouver qu’il s’agit bien des deux parties du même document d’origine. On retrouve la même idée dans les conventions de preuve : les parties s’entendent sur la forme des documents et les moyens de preuve ; en cas de contestation, on se réfère à ce tiers-document. Avec le procédé de signature numérique cryptographique où la clé publique du signataire peut seule permettre de vérifier la signature effectuée avec sa clé privée ; on est donc dans ce même mode de rapprochement de deux entités pour produire la confiance.

21Dans le cas de certaines décisions importantes, la confiance est portée par le processus de publicité légale ou administrative et donc par l’autorité qui cautionne la véracité des faits : l’information est publiée dans des lieux prédéfinis là-encore et si personne ne conteste ladite information pendant une certaine période, elle est réputée fiable.

22Enfin dans les relations entre les institutions et les administrés, il existe traditionnellement des conventions de forme et de validation des informations qui sont, outre la signature : le tampon, le cachet, la qualité du papier, le filigrane, les formules, et bien sûr toute combinaison vraisemblable de ces différents éléments. Il existe de nombreux exemples, dans littérature et dans les témoignages d’administrés, sur la culture du tampon.

23Les technologies numériques, comme on l’a vu, ont transposé certains mécanismes de preuve comme le rapprochement de deux objets produits initialement ensemble (la signature numérique) mais elles déstabilisent aussi le dispositif séculaire de preuve analogique en supprimant le rôle de la forme visuelle du document, de son apparence physique pour ne garder que des éléments virtuels de confiance. La trace numérique, embarquant l’authentification de l’auteur, l’horodatage, voire la géolocalisation, est plus fiable que la forme papier, mais elle écarte la relation homme-document au profit d’un traitement par les outils. On ne fait plus confiance au document mais à l’outil qui analyse le document.

24Un des freins à l’épanouissement de la preuve numérique est d’ordre culturel et tient à l’attachement des administrations comme des administrés à la preuve visuelle, au point d’oublier ce que ces éléments visuels sont sensés valider… Le tampon rassure, même s’il n’a aucun lien avec le document tamponné ; la signature électronique scannée rassure, même si elle n’est qu’une image manipulée à l’insu de celui qui a produit l’élément papier initial, etc.

25La loi pour la confiance dans l’économie numérique (2004) s’appuyant sur la législation de reconnaissance de l’écrit sous forme électronique au même titre que l’écrit sur support papier (2000) a contribué à la mise en place de règles pour développer l’usage du numérique dans les transactions mais il reste encore à construire et surtout de faire comprendre à tous les utilisateurs un système global de référence des éléments de preuve et de confiance adaptés à l’écrit numérique.

26Est-ce à dire que la formalisation par l’écrit traditionnel ou numérique est indispensable à la construction de la confiance ? Dans les groupes informels, communautés culturelles ou collectifs « libres », le formalisme prend des voies détournées où la réputation, la bonne apparence agissent comme des facteurs d’activation et d’entretien de la confiance entre partenaires. C’est la proclamation répétée de la bonne foi et du respect des valeurs communes, même exprimée oralement ou consignée sur des documents peu formels, qui joue alors le rôle de preuve.

L’importance de la réputation dans les groupes informels : peut-on « faire communauté » sans confiance ?

27L’étude des diasporas de marchands en Europe du XVe au XVIIIe siècles (Fontaine, 1999), des communautés de migrants illégaux congolais (Bazenguissa-Ganga, 2009 ) et de leurs flux d’argent, des réseaux d’entrepreneurs tunisiens au France (Boubakri, 1999) et plus généralement les entrepreneurs du commerce ethnique (Ma Mung, 1996) montre que la confiance est un élément central de la réussite économique et de l’organisation sociale. Cependant il ne suffit pas de partager une même appartenance ethnique : la confiance résulte d’une construction progressive, à laquelle participent la réputation, l’apparence, soigneusement élaborée pour démontrer la solvabilité, les stratégies matrimoniales, les relations amicales. Il ne s’agit pas d’une stratégie rationnelle permettant de choisir des partenaires économiques fiables, mais plutôt d’une croyance confuse dans la loyauté du partenaire. L’appartenance à un même groupe partageant les mêmes valeurs culturelles ou religieuses, réduirait, dans une relation de partenariat informelle, le risque de tromperie ou de parjure. Pourtant, il ne s’agit pas d’une confiance aveugle et un dispositif de contrôle social est mis en place. Des tiers issus de la communauté assurent une surveillance, et, en cas de manquement au contrat moral, la sanction réside dans la perte de la réputation qui interdit toute nouvelle transaction (Ma Mung, 1996).

28La notion de confiance, telle qu’elle apparaît dans les communautés ethniques, peut éclairer les fonctionnements d’autres groupes informels constitués et entretenus sur les réseaux, comme les collectifs de logiciels libres (Loilier et Tellier, 2004). Sans établir d’analogie exagérée entre ces types de groupes, profondément différents, on peut cependant les rapprocher par plusieurs aspects : le caractère informel, non contractuel de leur association, leur capacité à produire de la valeur sur un marché économique, la collaboration transnationale fondée (en partie tout au moins) sur des valeurs partagées : valeurs culturelles d’un côté, idéologie et croyance dans un mode d’organisation alternatif d’autre part. Enfin, les modes d’interaction des collectifs libres reposent sur la foi en ses membres : « La fiabilité de la contribution ne s’épuise toutefois pas dans sa valeur technique, elle renvoie également à la régularité de l’engagement qui la soutient et, par conséquent, à la fiabilité du contributeur lui-même. »(Demazière, Horn, Zune, 2009, p. 231). La notoriété, forme de réputation portée par les tiers, entretient la motivation du contributeur.

29Cependant une spécificité apparaît : le rôle des documents publiés sur les sites web, plateformes de chat, forums, blogs des participants. Si les règles de ces groupes de développeurs et d’usagers ne sont pas formalisées, d’autres formalisations apparaissent sous forme de traces ou de déclaration visibles de tous. Le volume et la nature des contributions, les discours certifiant la volonté d’appartenir au groupe et d’en respecter les règles de non appropriation et de versement tiennent lieu de preuve d’investissement. Cela conduit à s’interroger sur la relation entre preuve et confiance : ces notions sont-elles antinomiques, le besoin de preuve témoignant d’un manque de confiance, ou bien la preuve intervient-elle comme élément de construction de la confiance ?

Conclusion

30Dans ces approches croisées autour de la confiance, c’est bien le même concept qui se dégage sous plusieurs formes à plusieurs étapes du processus de la collaboration numérique : dans la relation de l’usager avec le document, dans sa relation avec le dispositif numérique, dans sa relation avec les autres participants et enfin dans sa propre construction sur le réseau. La confiance est en ce sens une composante fondamentale des dispositifs collaboratifs. Nourrie des valeurs partagées, des documents formels et des discours produits, de l’intérêt que le groupe porte à l’individu mais aussi du contrôle qu’il exerce sur lui, la confiance ne peut cependant être produite en les mobilisant à dessein. Si une instrumentalisation de la confiance dans l’objectif d’optimiser la collaboration médiée par le numérique n’est pas souhaitable, une étude des ressorts de la confiance dans le champ des SIC présente en revanche des enjeux de taille : mieux comprendre les mécanismes en jeu dans les processus créatifs collectifs, les partenariats et les interactions sur les réseaux et, dans une logique managériale, identifier les conditions permettant de maintenir un environnement favorable à ces relations, tout en ne perdant pas de vue la différence entre une instrumentalisation de la confiance et une confiance qui ne vise rien d’autre que le maintien de la relation elle-même.

Bibliographie

Alter, N. (dir.) (2002), Les logiques de l’innovation, Paris, La Découverte, 2002, 274 p.

Bazenguissa-Ganga, R. (2009). La dette imaginaire et la confiance dans le milieu des migrants clandestins d’origine congolaise à Paris.

Boubakri, H. (1999). Les entrepreneurs migrants d’Europe : dispositifs communautaires et économie ethnique. Le cas des entrepreneurs tunisiens en France. Cultures & Conflits, 33-34.

Brousseau, E. (2001). Confiance ou contrat, confiance et contrat, in F. Aubert et J.-P. Sylvestre (eds), Confiance et Rationalité, Ed. INRA, les colloques N° 97, Paris, 65-80

Campoy, E., Neveu, V. (2007) « Confiance et performance au travail : l’influence de la confiance organisationnelle sur l’implication et la citoyenneté du salarié », Revue Française de Gestion, 33, 175, 139-154.

Chabin, M.A., « Peut-on parler de diplomatique numérique ? », dans Vers un nouvel archiviste numérique, Valentine Frey et Matteo Treleani (dir.), Paris, L’Harmattan, 2013

Chaulet, J., La confiance médiatisée. La confiance et sa gestion au sein des communications médiatisées, Thèse de doctorat de sociologie sous la direction de A. Sauvageot, Université Toulouse le Mirail, 2007.

Notes

1 Computer-Supported Cooperative Work.

Pour citer ce document

Claire Scopsi, Marie-Anne Chabin, Haud Gueguen et Claudie Meyer, «Approches croisées de la confiance et de la collaboration», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 9-Varia, DOSSIER, > Axe 1,mis à jour le : 22/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=742.

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