- accueil >
- Collection >
- 9-Varia >
- DOSSIER >
- > Axe 1 >
> Axe 1
L’action collective selon la sémiotique des transactions coopératives (STC)
Table des matières
Texte intégral
Positionnement de la STC
1Comme nous l’évoquions en introduction de ce dossier, l’analyse des modalités de participation et de coopération médiatisée par les TIC butte sur le déficit de théories rendant compte de l’activité collective à un niveau d’analyse intermédiaire permettant de saisir simultanément les pratiques dans leur concrétude matérielle et les enjeux de l’action dans ses dimensions à la fois cognitive, sociale, et économique. Les théories existantes restent encore trop souvent prisonnières de paradigmes étanches qui obèrent la compréhension scientifique des processus en jeu comme la mise en œuvre de démarches répondant à des objectifs pratiques. Nous présenterons ici certaines propositions de la Sémiotique des Transactions Coopératives qui permettent de dépasser ce cloisonnement (Zacklad 2013). La STC est un cadre d’analyse de l’activité et de l’action qui se situe sur le même plan que les principales théories et modèles actuellement en présence, cognition distribuée, cognition située, ethnométhodologie ou théorie de l’acteur réseau (Zacklad 2003, Licoppe 2008). Les caractéristiques principales de la STC sont les suivantes :
2Une vision de l’action et de l’activité qui considère celle-ci comme dépendant de procédés d’interprétation dont la narrativité est une structure majeure ce qui est une des justifications de la référence à la sémiotique. Selon cette approche, les notions de valeur, de performance, de compétence, d’instrument, n’ont rien d’intrinsèque aux artefacts et aux acteurs mais dépendent des schémas narratifs conventionnels qui permettent d’interpréter les actions dans une communauté donnée.
3Un traitement original de la notion d’artefact médiateur qui inclut aussi bien la médiation instrumentale mise en avant dans la théorie de l’activité que la médiation opérée par les artefacts porteurs de valeur qui correspondraient à « l’objet » de l’activité dans la théorie de l’activité. Les artefacts médiateurs incluent aussi bien les artefacts à dominante tangible que les artefacts à dominante sémiotique dont la parole et la gestualité, une distinction qui est souvent mal appréhendée dans la plupart des théories de l’action et de l’activité. La STC est compatible avec une vision forte de la distribution de l’action entre les acteurs et les artefacts. Certains artefacts ayant un statut d’autonomie par rapport au corps des sujets, ils sont en mesure de contribuer à « programmer » leur action et ce d’autant plus qu’ils sont eux-mêmes parfois le résultat d’une activité de programmation informatique assurant des « mouvements » automatiques simulant le geste, l’écriture, la parole. Cela n’implique pourtant pas selon nous qu’il faille leur accorder un statut symétrique à celui des acteurs vivants.
4Sur la base de ce traitement élargi des artefacts, la STC s’appuie sur une vision transactionnelle de l’activité qui se différencie de la vision interactionniste en considérant que les transactions sont toujours l’occasion d’une double transformation, des selfs dans leur dimension individuelle et collective et des artefacts dans leur dimension tangible et sémiologique ou matérielle et immatérielle (immatériel au sens des économistes, c’est-à-dire ne pouvant pas faire l’objet d’une mesure au sens strict). Ce principe de la transformation réciproque sujet-objet s’articule avec la dualité situation-contexte, en ligne la théorie de la dualité de la structure de Giddens (1984). Si au niveau de la situation transactionnelle, la démarcation entre le self et les artefacts qui médiatisent la relation à l’environnement et aux acteurs se réajuste de manière fluide et rapide en fonction notamment des processus d’apprentissage, la prise en compte du contexte et du temps long associé à son développement invite à distinguer deux milieux, un milieu « social » et un milieu « technique ». Sur ces deux plans, les acteurs bénéficient de ressources qui alimentent les transactions et ils les transforment en retour dans le sens d’un enrichissement ou d’un appauvrissement.
5Sur la base de ces principes, la STC identifie trois formes de régulation ou de cadrage qui définissent aussi trois perspectives sur la coopération :
-
Un cadrage temporel et motivationnel qui rythme l’action selon les étapes d’un programme narratif alternant virtualisation, compétence, performance et évaluation ;
-
Un cadrage lié aux principes de justification ou de rationalisation qui met l’accent sur la relation à l’objet de valeur (rationalité substantive), sur les manières de faire et les connaissances associées (rationalité procédurale) ou sur la manière dont la transaction reconfigure les systèmes d’acteur interne et externe (rationalité agentive) ;
-
Un cadrage lié aux modalités de contrôle de l’expérience, sur la base d’expériences singulières, de règles génériques, ou de principes universels qu’il faut actualiser (métarègles).
6Chacune de ces formes de cadrage à des conséquences sur les modalités de coopération. Selon le cadrage temporel, la coopération est inscrite dans le temps et correspond à différentes étapes qui structurent les relations entre les sujets et le rôle des artefacts médiateurs tantôt virtualisants, instrumentaux, porteurs de valeur ou évaluatifs. De même, les relations entre les actants sont des relations de réalisateur-bénéficiaire, réalisateur-auxiliaire ou opposant, mandant-réalisateur, etc (Zacklad 2013). La coopération est d’abord cadrée selon ces modalités.
Fig. 1. Représentation de la structure des transactions coopératives (Zacklad 2013)
7Selon le cadrage en rationalité, l’action est principalement polarisée par une forme de justification dominante qui peut être aussi appréhendée comme liée à la mobilisation d’un système de valeur. En rationalité substantive, l’action est polarisée par les buts à atteindre, c’est-à-dire que c’est la performance qui est le critère ultime. Dans un contexte organisationnel cette polarité pourrait correspondre à une focalisation sur les résultats financiers, la qualité des produits ou la satisfaction des clients. En rationalité procédurale elle est polarisée par les compétences ou les connaissances, les apprentissages étant le critère ultime. Dans un contexte organisationnel cela correspond une focalisation sur le métier, les compétences ou la qualité des processus.
8En rationalité agentive, l’action est polarisée sur le système de relations entre destinateur, qui initie l’action et destinataire, qui l’évalue comme entre les relations entre ces actants, le réalisateur, qui accompli la performance et le bénéficiaire à qui elle est destinée. Dans un contexte organisationnel cela correspond à une focalisation sur le système des acteurs internes et externes, qui au-delà de la performance elle-même, souvent focalisée sur le réalisateur et le bénéficiaire, considère la chaine des intervenants qui participent à la conception de la performance et a son évaluation en révélant, le cas échéant, ses différentes externalités positives ou négatives. Les modalités de rationalisation qui sont la deuxième forme de régulation et de cadrage de l’action correspondent ainsi à la définition d’un ensemble de valeurs partagées qui orientent l’action, valeurs qui peuvent faire l’objet de négociations répétées entre les acteurs et sont partie prenante de la coopération.
Fig. 2. Trois modalités de cadrage et de régulation de l’activité transactionnelle (Zacklad 2013)
9Dans le troisième type de cadrage et de régulation, basé sur les modalités de contrôle de l’expérience, la coopération et les mécanismes de coordination associés sont examinés sur trois plans. Le premier est celui des pratiques en situation, du régime de l’habitude et de la familiarité, très dépendant de l’environnement matériel local, de la position des corps, de l’ajustement mutuel. Il correspond notamment à la problématique de la conscience mutuelle (mutual awareness) dans les recherches en CSCW. Sur la base de ces expériences, de manière réflexive, ou au contraire sur la base d’une analyse systématique de la pratique, un système de règles est souvent élaboré qui correspond à la mise en place de « mécanismes de coordination » au sens du CSCW (C. Schmidt & Simone 1996). Enfin, le troisième niveau est celui de la définition de principes généraux, de cadres théoriques ou doctrinaires ou si l’on veut de métarègles, qui tout en s’appuyant sur des principes explicites impliquent des procédés d’interprétation potentiellement riches et controversés de la part des acteurs pour pouvoir être mis en œuvre.
Application aux interactions médiatisées par les TIC et au web 2.0
10Sur la base de ce cadre d’analyse il est possible d’interroger le déploiement des applications 2.0 selon plusieurs dimensions dont nous allons donner rapidement quelques exemples selon les modalités de cadrage de la valeur, de rationalisation de l’activité et de type de contrôle. La problématique du cadrage de la valeur renvoie au statut des TIC dans le programme transactionnel. La plupart du temps les applications informatiques sont essentiellement appréhendées sous un angle instrumental étroit. Leur déploiement est associé à l’efficacité au poste de travail et à des besoins fonctionnels étroitement cadrés leur permettant de jouer un rôle de mécanisme de coordination au service de l’atteinte des buts principaux de l’activité et de la production de l’artefact porteur de valeur. Or, dans un nombre important de situations, les TIC constituent dans les activités intermédiaires, d’authentiques artefacts porteurs de valeur associés à des activités « consommatoires » pour les utilisateurs. La prise en compte dans le design de ces applications que nous avons dénommés des média de coopération pour les différencier des mécanismes de coordination purement utilitaires, du plaisir associé à leur usage et des opportunité d’apprentissage qu’ils fournissent, est une des spécificités des applications 2.0 et plus largement des applications grand public dites de « productivité personnelle ». Cela ne s’oppose pas au fait qu’ils puissent, selon la perspective d’autres transactions, jouer également un rôle d’artefact instrumental, mais cela souligne la labilité du statut de ces systèmes multifonctionnels dans les programmes transactionnels des utilisateurs.
11Selon la perspective des modalités de rationalisation, les applications 2.0 se caractérisent par le fait que la justification de leur rôle vis-à-vis de la performance s’appuie le plus souvent sur un registre agentif. C’est d’abord par leur capacité à mettre en relation les personnes et à susciter l’émergence de communautés que l’on invoque le recours à ces approches. Mais dans de nombreux contextes organisationnels, cette capacité est invoquée comme se situant en marge de la performance, comme venant en quelque sorte offrir un supplément d’âme à d’autres applications seules en mesure de contribuer réellement à celle-ci. Cette vision nous semble erronée car la dimension agentive est une des facettes à part entière de la performance qu’il n’est pas pertinent d’isoler des autres dimensions. D’ailleurs, les applications 2.0 sont aussi invoquées selon le registre de la rationalité substantive, notamment quand elles sont associées aux enjeux « d’intelligence collective ». Dans ce contexte, c’est leur capacité à « coordonner » de manière ascendante une diversité de contributions dans le cadre de processus inventifs liés aux artefacts porteurs de valeur qui est mise en avant.
12Enfin, la pertinence des applications 2.0, que celle-ci soit envisagée sous un angle instrumental ou sous l’angle de leur valeur intrinsèque, relève également dans les discours d’accompagnement, des modalités de contrôle de la cohérence de l’expérience. On oppose souvent le caractère très standardisé de l’écriture dans les applications de gestion classiques aux formes d’expressions beaucoup plus ouvertes des applications 2.0 basées sur des textes libres et des contenus multimédia. Ces modalités d’expression permettent la description dans toute leur singularité des caractéristiques des situations s’inscrivant, ou non, dans des formes de cadrage plus abstraites relevant de métarègles. Mais ce caractère plus souple des modalités de contrôle de la performance est en fait contredit par les interfaces et les modèles de données associés à bon nombre d’applications de type réseau sociaux. En effet, bien souvent, la description des acteurs et des interactions s’exprime dans un cadre pauvre et standardisé (cf. par exemple, la typologie des formes de relations prédéfinies dans les applications de réseaux sociaux). On est ici face à un paradoxe. Les dimensions de l’expérience prises en charge dans les applications de réseaux sociaux sont originales en ce qu’elles relèvent de la dimension affective, mais les modalités d’expression de cette affectivité et des formes de connectivité associées sont finalement assez standardisées ce qui permet leur efficacité tout en restreignant drastiquement les possibilités originale de « faire communauté » à l’intérieur de ces espaces.
Bibliographie
Giddens, A. (1984), La Constitution de la société, (1984), trad. par Audet M., Paris, PUF, 2004
Licoppe, C. (2008), Dans le « carré de l’activité » : perspectives internationales sur le travail et l’activité, Sociologie du travail, 50 (2008) 287-302
Zacklad, M. (2003), Communities of Action: a Cognitive and Social Approach to the Design of CSCW Systems. GROUP’2003, 09-12 November 2003, Sanibel Island. ACM, 2003, 190-197 p.
Zacklad, M. (2013). Le travail de management en tant qu’activité de cadrage et de recadrage du contexte des transactions coopératives. Activités, 10(1), 192-220, http://www.activites.org/v10n1/v10n1.pdf
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Manuel Zacklad
Professeur du CNAM, DICEN EA 4420