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Les traces numériques, entre contribution effrénée et manque de coopération
Texte intégral
1Les technologies et plus spécifiquement les réseaux numériques ont fait entrer le mot « traces » dans le vocabulaire des professionnels de l’information et de l’archivage, mais contribuent surtout à forger un concept. Le développement rapide des traces numériques se caractérise par ce paradoxe : la contribution collective sans précédent à la production des traces numériques aboutit à un défaut de coopération dans la maîtrise de ces mêmes traces.
La production des traces numériques
2Le constat de l’abondance et de l’inflation constante des traces numériques n’est pas nouveau et continue de susciter de nombreuses interrogations : utilisation commerciale, protection des données personnelles, canalisation de la production des traces, stratégie de non-production de traces, difficultés de conservation des traces numériques sur le long terme, destruction et oubli.
3Pour mieux comprendre la trace numérique, je me pose la question de ce qui existait avant, la question de la relation entre la trace numérique et la trace écrite qui l’a précédée dans une certaine mesure. Car si l’on définit la trace comme une donnée ou un groupe de données (signes, objets, personnes, discours, etc.) horodaté et/ou géolocalisé, la preuve matérielle d’une dépense ne date pas d’hier, non plus que la date du passage d’un individu dans un lieu. Dès lors, les traces numériques sont-elles des données d’une nature nouvelle ou sont-elles les héritières ou l’avatar d’informations de la période analogique ?
4Prenons un exemple : il y a un siècle, l’achat d’une montre de luxe était tracé, sous la forme de quelques données (date, nom du magasin, modèle de la montre, nom du client, prix) dans le registre du magasin, archivé (au sens classique du records management et non au sens récent de l’archive patrimoniale) par l’entreprise qui parfois le détient encore (j’en ai vu de très beaux). Aujourd’hui, les traces du même geste d’achat d’une montre sont de plus en plus numériques et se démultiplient presque à l’infini : le nombre des produits a augmenté, le nombre des acheteurs a augmenté, les gens achètent plus souvent ; ces données commerciales et comptables sont reproduites X fois dans des applications toujours plus nombreuses ; s’y ajoutent de multiples données périphériques autour de la relation client (date d’anniversaire du client voire de son conjoint, carte de fidélité, etc.) ; j’ai ainsi évalué dans un grand groupe la multiplication par 300 des données de la relation client en un siècle… Parallèlement, les clients vont visiter plusieurs sites avant et après l’achat ; ils consultent ou participent aux blogs et forums de consommateurs ou de discussion ; sur un autre plan, ils partagent la joie de l’achat sur les réseaux sociaux, ce qui produit facilement plus de données qu’une ligne au dos d’une carte postale…
5Il m’apparaît que les traces numériques sont bien les héritières des traces écrites d’antan dans leur statut d’enregistrement (daté, localisé) d’un acte. Ce qui est nouveau, outre la contribution de tous, l’inflation et la facilité de circulation via les réseaux, c’est l’atomisation et la vacuité. D’un côté, l’acte tracé n’est plus visible ; la notion de document disparaît au profit d’innombrables composantes d’un document virtuel (information sur l’auteur, le destinataire, la date de temps et la date de lieu, les contenus, les données d’utilisation et de gestion), lesquelles composantes se prêtent aisément à toutes formes de recomposition de 0 et de 1. De l’autre, on produit de plus en plus de trace, non parce qu’il y a un intérêt à tracer (posture traditionnelle) mais uniquement parce que l’outil le permet, par exemple les réseaux sociaux ; c’est la trace pour la trace, sans que les données possèdent un quelconque argument au statut de trace validée. La trace gratuite, avec les enjeux de gestion afférents. Louise Merzeau remarquait récemment que « convaincue que le numérique permet de tout emmagasiner, [la société de l’information] croit pouvoir se dispenser de choisir entre effacer et conserver, comme si le stockage machinique des traces suffisait à constituer une mémoire ». J’irai plus loin : le phénomène conduit à étudier l’alternative, pour les traces non pertinentes, de leur destruction a posteriori ou de l’évitement de leur production.
La maîtrise des traces
6Par ailleurs, la donnée déborde du système émetteur et du système récepteur : elle s’étale, se reproduit, s’éparpille dans une multitude de système et d’outils, ce qu’on appelle le Big data. Le système n’a plus la main sur la donnée et l’homme n’a la main que sur une partie du système. Le Big data existe quand les données sont si atomisées, si nombreuses, si dispersées dans des foultitudes d’outils qu’il devient nécessaire d’organiser un dispositif supérieur à ces outils pour pratiquer des traitements qui ont du sens.
7On constate ici, à côté des questions techniques d’interopérabilité des systèmes informatique, un défaut de collaboration des acteurs concernés (politiques, entreprises du numérique, chercheurs) un manque de coopération dans la définition des règles de traitement des données (agrégation, restitution, destruction…) pour enrayer et maîtriser les nouveaux risques véhiculés par les traces numériques :
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divulgation : le risque de divulgation d’informations confidentielles qui a toujours existé mais que les technologies numériques démultiplient de manière vertigineuse ;
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saturation : l’empilage, le « cloudage » de toutes les traces numériques ne risque-t-il pas de se transformer en sables mouvants numériques dans lequel les imprudents seront bientôt engloutis ?
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atomisation et son corollaire, à savoir la confusion entre la trace et le morceau de trace ; on ne voit que le détail, on oublie l’objet géré, on ne sait plus ce que l’on gère ;
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la déformation de la trace, risque finalement le plus important sur le plan éthique et qui est une conséquence de l’atomisation combinée avec l’inconscience ou la mauvaise intention : on construit de fausses traces avec de vrais morceaux de trace.
8On parlait il y a vingt ans des autoroutes de l’information. Le code de la route est toujours balbutiant.
Bibliographie
Chabin Marie-Anne, « Document trace et document source. La technologie numérique change-t-elle la notion de document ? » Revue I3. 4(1) : 141-158.
Merzeau Louise (2013). « L’Intelligence des traces », Intellectica, n° 59, p. 115-135.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Marie-Anne Chabin
CNAM, Laboratoire Dicen-IDF, Courriel : marie-anne.chabin@cnam.fr