Aller la navigation | Aller au contenu

> Axe 4

Lionel Barbe

La révolution annoncée du journalisme participatif et citoyen n’a pas eu lieu

Article

Texte intégral

1Depuis l’avènement des médias dits 2.0 au milieu des années 2000, la question de la pérennisation d’un nouveau paradigme journalistique participatif demeure. Si la révolution du journalisme citoyen a été de nombreuses fois annoncée, la mise à disposition d’outils techniques permettant une gestion réticulaire des fonctions éditoriales (Barbe, 2006) ne résout pas celles de la cohérence et de la déontologie nécessaires à l’émergence identitaire d’un nouveau média sur le long terme.

2« Tous journalistes ! »1 : c’est par cette formule, en 2004, que Bertrand Legendre, rédacteur en chef au journal Le Monde, illustrait la révolution en cours dans le domaine de l’information d’actualité, notamment grâce à l’apparition des sites de journalisme dit « citoyen ». Les médias alternatifs et militants existaient depuis les débuts d’internet mais concernaient un public limité (Cardon et Granjon, 2003). Il semblait à l’époque que nous étions face au développement d’un nouveau genre de média capable à terme de rivaliser avec les médias traditionnels en invoquant la masse du public, que certains n’hésitaient pas à qualifier de 5e pouvoir2, comme source d’information.

3Mais après avoir connu un développement rapide à partir de 2005, année du lancement d’Agoravox, les médias participatifs semblent désormais marquer le pas sur le Web. Parallèlement, la quasi-totalité des médias traditionnels ont intégré des fonctions participatives dans les versions en ligne. Les sites issus de journalistes professionnels, comme Médiapart, Rue 89 ou Atlantico ont connu un fort développement, mais au prix d’un contrôle plus strict et d’une professionnalisation de leur ligne éditoriale. Ces sites se présentent comme des médias alternatifs, plus libres que les grands médias considérés comme muselés. Néanmoins, ils demeurent sous la coupe de journalistes classiques recherchant une réactivité plus forte à l’information basée sur le principe du scoop. Des « pure players », seul Agoravox conserve une audience significative, autour de 600 000 visiteurs uniques, ses rares concurrents ayant fermé leurs portes comme Le Post en janvier 2012 ou OWNI en décembre 2012. Le site fondé par Carlo Revelli et Joël de Rosnay, transformé en fondation en 2008, peut-il s’imposer comme un média à part entière ?

4Plusieurs études ont constaté l’infiltration des sites participatifs par des professionnels de la communication agissant sous le masque d’experts. En septembre 2013, le Journal du net a mené une enquête en deux volets démontrant que des agences de communication ont envahi les espaces participatifs du Web3. Dans son enquête, le JDN décrypte les cinq techniques les plus employées pour publier des informations manipulatoires sous de faux profils. Il s’agit d’abord d’inventer un faux nom. En second lieu, dans le cadre de faux experts, un cv « bidon » pompeux est ajouté, comme l’appartenance à une entreprise ou une institution reconnue compétente dans un domaine particulier. Il s’agirait ensuite de « créer un univers numérique pour donner du crédit à la fausse identité »4. On retrouvera donc un compte Facebook et un compte Twitter, par exemple. Il ne reste ensuite plus qu’à trouver une photo lambda sur le Web et à occuper le terrain médiatique pour acquérir de l’influence sur un sujet donné tel l’informatique, la recherche pharmaceutique, etc. Le Journal du Net en donne de nombreux exemples. Dans un essai de typologie des acteurs des médias participatifs communiqué en 2009 à l’ISKO (Barbe, 2009), j’ai entrepris d’identifier les grandes catégories d’intervenants et leurs intérêts. J’ai démontré que des divergences à de multiples niveaux entravent la possibilité d’émergence d’une ligne éditoriale cohérente au sein des sites participatifs, et en particulier des « pure players » comme Agoravox. La conséquence la plus marquante de cet effet « fourre-tout » est l’impossibilité de qualifier la nature de l’information publiée. Sur Agoravox, de l’info-commerciale souvent cachée mais dans certains cas totalement assumée côtoient de la pure communication politique et des opinions d’idéologues convaincus à la qualité informationnelle fortement discutable. L’essentiel de l’information à vocation journalistique est produite par des journalistes et des communicants professionnels en mal d’espace d’expression plus libre que dans les grands médias. Cette étude démontre que, parmi les gros contributeurs d’Agoravox, une proportion importante était issue du monde de la communication au sens large. On est loin du mythe du média citoyen constituant une tribune aux « sans voix », tel que souhaité par les fondateurs d’Agoravox.

5Par ailleurs, l’absence de ligne éditoriale crée de plus en plus un sentiment de malaise parmi les utilisateurs vis-à-vis d’un site devenu le champ de bataille des extrémistes de tous bords. Ainsi, en mai 2011, le site « voie militante », accuse ouvertement, dans un article intitulé « AgoraVox : un joujou Internet aux mains de l’extrême-droite et des identitaires ? », le site Agoravox d’être passé sous la coupe de la mouvance d’extrême droite5. Un autre article publié par Robin d’Angelo du site Streetpress.fr intitulé « Agoravox : vie et mort d’un site de journalisme citoyen à la française » et relayé par Rue 89 ira dans le même sens. D’Angelo conclut que le manque de moyens et l’absence d’encadrement ont ruiné l’initiative citoyenne pour laisser la main libre aux extrémistes, qualifiés par le bloggeur Tristan Mendès-France de « rouges-bruns »6. On est loin du cinquième pouvoir citoyen que Joël de Rosnay théorisait en 2005 par le terme « pronetariat » dans La révolte du pronetariat.

6Parallèlement, sans doute pour éviter ce type de dérive, on observe un phénomène de « resserrement éditorial » sur les sites participatifs pilotés par des journalistes professionnels comme Rue 89, Médiapart, et dans une moindre mesure Atlantico. Ces sites ne peuvent plus aujourd’hui être qualifiés de médias citoyens car leur ouverture à des auteurs qui ne sont ni des experts, ni des journalistes professionnels est extrêmement réduite. Sur Rue 89 et Médiapart, l’essentiel du contenu est produit en interne par des journalistes. L’innovation éditoriale est donc limitée et l’apport consiste davantage à coordonner l’intervention d’experts sous la coupe de journalistes professionnels que d’ouvrir la publication à un « peuple » invisible. Ainsi le journalisme citoyen ne serait selon certains chercheurs qu’un « technopopulisme » devant être perçu comme « un moyen de relégitimisation d’une profession en crise » (Pélissier et Chaudy, 2009).

7Il conviendrait donc d’observer un double mouvement au sein du journalisme participatif. D’un côté, l’échec d’une forme de « journalisme citoyen » probablement instrumentalisé dès le début pour soutenir les aventures en ligne de professionnels de l’information et de la communication en mal d’un second souffle. D’un autre côté, l’infiltration progressive et généralisée de fonctions participatives dans tous les médias, traditionnels ou non, présents sur le Web. Insuffisantes pour générer de nouvelles identités médiatiques à part entière, les fonctionnalités participatives ont permis aux grands médias de trouver un prolongement à leurs modèles éditoriaux perçus comme trop élitistes et détachés de la masse des individus. Il s’agit d’un jeu de dupes, puisqu’après une période de relative ouverture, on retrouve désormais la patte des professionnels dans l’ensemble de la sphère médiatique du Web.

8Mais si la révolution des médias participatifs n’a pas eu lieu, celle des Blogs, qui rappelons-le, sont des médias individuels ouverts ou non aux commentaires, semble en marche. La capacité des Blogs à générer une ligne éditoriale définie et donc une identité est d’autant plus forte qu’ils émanent la plupart du temps d’un individu concrétisant un projet éditorial préalablement conceptualisé. Nous assistons à un retournement de tendance par rapport aux années 2000 : ce ne sont plus les Blogs qui s’appuient sur les médias mais bien les médias qui recherchent la participation des éditeurs de Blogs de plus en plus réticents à s’y associer, surtout lorsqu’il s’agit de « pure players » comme Agoravox. Olivier Ertzscheid s’en explique dans un article publié sur son blog Affordance.info : « Il m’arrive parfois (très rarement) de déposer certains de mes billets sur d’autres plateformes (Agoravox principalement). Cela me permet de me confronter à un autre type de lectorat que les habitués d’Affordance. Mes rares expériences en ce domaine m’ont plutôt dissuadé de continuer l’expérience (vu la teneur polémique et souvent assez peu constructive des commentaires…) » (Ertzscheid, 2008).

9En s’appuyant sur les réseaux sociaux, et en particulier Twitter, les blogueurs indépendants arrivent très bien à développer leur fréquentation et peuvent s’appuyer sur un lectorat parfois occasionnel mais fidèle, dont une partie s’empressera ensuite de les promouvoir auprès de leurs propres réseaux, créant un cercle vertueux. Et ce sont les médias, toujours à la recherche de contenu à moindre coût, qui viendront leur proposer un apport en visibilité quantitatif ou simplement qualitatif, n’ayant pas toujours un lectorat beaucoup plus large que celui des blogs à forte réputation. Les blogueurs hébergés par Le Monde ou Libération vont jouer le même rôle, mais avec la contrainte supplémentaire de rester cohérents avec la ligne éditoriale du média auquel ils sont associés. En échange, l’adoubement médiatique installe d’emblée leur image d’expert de référence d’un domaine particulier.

10La question de l’identité, issue en partie de celle de la ligne éditoriale, s’impose donc comme la problématique centrale de l’émergence d’une nouvelle entité médiatique sur le Web. La mise à disposition d’outils techniques puissants permettant la publication simultanée d’informations par un grand nombre d’individus est une condition insuffisante à l’émergence sur le long terme d’un journalisme citoyen participatif. En matière de média, collectif ne rime pas avec collaboratif et l’amoncellement d’intérêts individuels ne peut donner naissance à un nouveau média à part entière. L’individu média impose donc progressivement sa masse face à l’effet dilutif de l’improvisation collective.

Bibliographie

Barbe Lionel (2006). « Wikipédia et Agoravox : des nouveaux modèles éditoriaux ? » In Actes de la Conférence internationale Document numérique et société, 2006.

Barbe Lionel (2009), « Experts, professionnels et profanes : Jeux d’acteurs dans la co-construction des informations et savoirs sur le Web participatif et collaboratif », Conférence internationale de l’ISKO, 2009.

Cardon Dominique et Granjon Fabien (2003). « Peut-on se libérer des formats médiatiques ? Le mouvement alter-mondialisation et l’Internet », Mouvements, 1/2003 (no 25), p. 67-73.

Ertzscheid Olivier (2008). « Vendredi ou l’entorse créative », Affordance.info, 21 octobre 2008 [en ligne] http://affordance.typepad.com/mon_weblog/2008/10/lentorse-creati.html

Pélissier Nicolas et Chaudy Serge (2009). « Le journalisme participatif et citoyen sur internet : un populisme de l’air du temps ? », Quaderni, n° 70, automne 2009, p. 89-102.

Notes

1 « Tous journaliste ! », Bertrand Le Gendre, Le Monde, le 29 mai 2004.

2 Joël de Rosnay, La Révolte du pronétariat, des mass média aux médias de masses. Fayard, 2006.

3 http://www.journaldunet.com/ebusiness/crm-marketing/les-pros-de-la-e-reputation-infiltrent-les-medias-web.shtml

4 Ibid.

5 http://www.voie-militante.com/politique/medias/agoravox-un-joujou-internet-aux-mains-de-l-extreme-droite-et-des-identitaires

6 L’expression « rouges-bruns » désigne les mouvances extrémistes qui mêlent des caractéristiques de l’extrême gauche et de l’extrême droite sans que leur positionnement ne soit clairement identifiable ni d’un côté ni de l’autre.

Pour citer ce document

Lionel Barbe, «La révolution annoncée du journalisme participatif et citoyen n’a pas eu lieu», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 9-Varia, DOSSIER, > Axe 4,mis à jour le : 22/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=768.

Quelques mots à propos de : Lionel Barbe

Université Paris Ouest Nanterre La Défense, Laboratoire Dicen-IDF. Courriel : lionelbarbe@yahoo.fr