Aller la navigation | Aller au contenu

DANS L'ACTUALITÉ

Caroline Blanvillain

Images de guerre : médiation et réception dans le contexte d’une exposition

Article

Texte intégral

1À la Faculté d’éducation de l’Université de Montpellier, nous avons organisé une exposition intitulée Voir/Montrer la guerre aujourd’hui1 afin d’étudier la réception d’œuvres d’art faisant appel à différents médias et questionnant la représentation de la guerre, et ce à des fins d’éducation et de formation. Tous, adultes et enfants, devenons familiers avec les images de la guerre par les Unes des journaux, les sites Internet, les jeux vidéo, les livres illustrés, les réseaux sociaux, etc. Aussi, nous nous interrogeons : sommes-nous donc en mesure de montrer la guerre et de la voir ? Pour tenter d’y répondre, un préalable consiste à étudier la réception des objets montrés dans leurs relations à la réalité et à la fiction.

2De prime abord les enjeux étaient multiples, nous nous sommes attachée à quelques interrogations : comment la monstration de ces objets questionne-t-elle les degrés de véracité attribués aux médiums chez le récepteur ? En quoi une exposition implique-t-elle une mise en récit des objets iconiques et médiatiques ?

3Pour répondre, nous présenterons la méthode de recherche menée, les publics visés et les partis-pris qui furent les nôtres pour la mise en œuvre de l’exposition. L’étude entreprise a permis de dégager trois points saillants : le premier concerne l’influence du médium photographique sur les degrés de réalité attribués à l’image et fait apparaître le médium comme de nature hybride, le deuxième examine le caractère mouvant des éléments permettant de considérer un objet comme œuvre d’art, enfin le troisième fait retour sur la conception de l’exposition mettant au jour ce que nous nommons un « storytelling didactique ».

Méthode

4Au sein de la faculté, l’exposition a eu lieu dans l’espace culturel particulièrement dédié aux expositions d’art contemporain. Ces expositions sont un outil, et de recherche, et de formation. Les publics visés sont les élèves des premier et second degrés des établissements scolaires montpelliérains comme les étudiants et professeurs stagiaires. Quelques classes et de nombreux groupes d’étudiants sont venus visiter cette exposition.

5Afin de recueillir des éléments sur la réception des objets exposés, nous avons observé les regardeurs et demandé à certains groupes de visiteurs de renseigner un questionnaire qui comptait trois rubriques. La première permettait le positionnement des regardeurs sur le sens de trois mots : savoir, émotion et doute ; la deuxième recueillait leurs avis sur la part de réalité et de véracité des représentations de la guerre dans les œuvres présentées ; la troisième consistait à établir leurs profils en prenant en compte leurs fréquentations culturelles et leurs pratiques artistiques.

6Il était demandé dans les questionnaires de caractériser les trois termes ci-dessus avec des adjectifs, afin d’éclairer les réponses concernant la réception des objets en termes de réalité et fiction. Pour les élèves et les étudiants, la réalité est ce à quoi se réfère une représentation, et la fiction est le produit de l’imagination qui n’a pas de modèle complet dans la réalité. C’est avec ces éléments à l’esprit que nous poursuivons notre étude.

7Les questionnaires concernaient un panel très réduit. En effet, seuls quatre groupes y ont été soumis : deux classes d’élèves de troisième d’un collège du quartier (groupe A) et deux groupes d’étudiants en master 2, professeurs des écoles stagiaires, (groupe B) ; ainsi seuls quatre groupes ont été concernés par cette recherche. Le groupe A a découvert l’exposition à l’occasion d’une visite guidée par une médiatrice-chercheure, tandis que le groupe B était accompagné par un médiateur-artiste. Les données sont donc quantitativement modestes et par là-même sujettes à une prudence certaine quant aux résultats2. Cependant l’ambition n’est pas de mener une enquête exhaustive et à grande échelle, mais davantage de dégager des pistes et de s’interroger sur la réception de ces objets dans le cadre de l’exposition. La méthode de recherche est quelque peu empirique mais fondée en raison à partir des observations et constats.

8L’entreprise était complexe car nous ne voulions pas faire une exposition exemplaire dans une visée didactique et pédagogique, mais bien organiser une exposition d’art contemporain à la scénographie exempte de signalétique didactique spécifique, c’est-à-dire que les objets étaient simplement accompagnés de leurs cartels. L’objectif n’était pas de mettre en œuvre un dispositif didactique permettant une éducation aux médias et à l’information mais bien de questionner la réception des objets pour tenter de comprendre le rapport à la réalité qu’ils engendraient.

9D’emblée nous pouvons énoncer que pour le groupe A, la visite de l’exposition a été organisée par leur enseignant. Pour les élèves, il s’agit d’une sortie scolaire, à laquelle, nous avons pu le remarquer, ils ne sont pas préparés spécifiquement ; tandis que pour le groupe B, la visite s’inscrit dans le cursus d’enseignement, sur le lieu de formation. Les groupes A et B ont des imaginaires socio-culturels différents, quoique parfois ils puissent se rejoindre notamment dans leurs pratiques culturelles. Les publics visés ne sont pas des amateurs éclairés. Cette donnée est à prendre en compte car elle influe sur les horizons d’attente des publics étudiés. Les réponses au questionnaire l’ont confirmé : les élèves comme les professeurs stagiaires ont peu de proximité avec les espaces d’exposition et les musées dans le domaine de l’art. On note en effet que 16 % du groupe A, dont la moyenne d’âge est de 14,5 ans, se rendent dans des lieux d’exposition d’art une fois par an et 30 % pour le groupe B, moyenne d’âge de 34 ans, alors que les études menées en 2008 sur la fréquentation des galeries d’art et musées montrent qu’environ 80 % des jeunes d’une tranche d’âge de 15/19 ans et 70 % des personnes entre 31 et 45 ans pénètrent 1 à 2 fois par an dans de tels lieux3.

Figure 1. Rencontre entre des étudiants et un artiste exposant. Crédit photo Service Infocom

Image 100000000000039800000202DC63F99C0D686F2B.jpg

Parti-pris

10Avant d’interroger le voir, le montrer doit être précisé. En effet il nous faut interroger les choix qui ont présidé à la mise en place de cette exposition. Les productions représentant la guerre nous sont apparues comme une entrée paradigmatique pour interroger la réception de l’objet iconique et médiatique car elles affectent le sujet, plus peut-être que toutes autres images. Si toutes les images ont un impact chez le sujet, nous pouvons rarement ignorer celui que les productions relatives à la guerre impliquent.

11Pour l’exposition, nous n’avons pas sélectionné d’images effroyables, ni d’images angéliques, car l’une ou l’autre travaille les extrêmes. Le fait d’aborder une situation extrême, la guerre, avec des travaux et des œuvres qui ne s’inscrivent pas au cœur des pulsions mortifères permettait d’éviter toute sidération du récepteur.

12En revanche, nous avons choisi de sélectionner des travaux qui, mis ensemble, pouvaient créer le trouble sur la nature des images. Ainsi avons-nous pris le parti de montrer des œuvres d’artistes et les photographies d’un photoreporter. Les œuvres sélectionnées appartiennent au monde de l’art contemporain sans être fameuses auprès du grand public. Nous avons montré notamment des travaux de Combas, Walid Raad ou Dado. Nous évitions ainsi un biais qui pouvait porter à conséquence, celle de créer une attente spécifique, un devoir-être attendu chez le regardeur devant des pièces majeures4. Différents médiums, des travaux bi et tridimensionnels, ont été sélectionnés afin d’évaluer les conséquences du médium sur la représentation de la guerre, mais dans cet article nous portons notre attention sur certains objets photographiques et audiovisuels présentés.

13Le choix a pris en compte l’actualité des œuvres : toutes les œuvres d’art et les photos de presse étaient plus ou moins récentes (1987-2017), car nous souhaitions d’une part, une contemporanéité du public avec les objets montrés, et de l’autre, écarter autant que faire se peut la dimension historique ou d’archivage ; et de minimiser ainsi les horizons d’attente5 en liaison avec le temps de l’énonciation et le temps de la réception. Il est notable que les questionnaires aient mis en évidence le fait que les choix des regardeurs se portaient sur des productions toutes datées de 2016-2017. Enfin, les artistes choisis étaient de différents pays, diversifiant ainsi géographiquement les lieux d’énonciations des productions.

C’est la guerre !

14Le premier point saillant de cette étude émerge avec la réception des travaux montrés et identifiés par les publics comme images de guerre. Deux productions sont ainsi considérées : les photographies de La bataille de Mossoul du photoreporter Laurent Van der Stockt et une image de Thibault Brunet, jeune artiste nîmois. Alors que le photoreporter s’est rendu à plusieurs reprises en Irak, en 2016 et 2017, pour couvrir les combats à Mossoul pour le journal Le Monde, Thibault Brunet réalise cette image à partir d’une prise de vue au sein du jeu Call of duty, grâce au mode « appareil photo » inclus dans le jeu. L’artiste se considère comme un photoreporter6, les images de Landscape sont celles d’un reportage de guerre. Cependant le réel de ce photoreporter plasticien est un univers virtuel.

15Les six photographies extraites du reportage La bataille de Mossoul de Laurent Van der Stockt représentent les populations civiles et les conséquences des conflits sur celles-ci. Elles ont été considérées par 60 % de l’ensemble des regardeurs comme les images de l’exposition les plus représentatives de la guerre. Les raisons de ce choix communiquées par les regardeurs sont multiples. L’une tient à la nature du médium : la photographie, comme productrice d’image analogique à partir du réel, se doit de montrer la réalité, aucun doute n’est formulé. Elle crie son « ça a été7 » ; la vérisimilitudee lié au médium photographique fait son office. L’autre explication a trait à l’actualité de la guerre au Moyen-Orient. Bien qu’aucun item du questionnaire n’interroge sur la relation des spectateurs aux médias et à l’information, au regard de l’enquête réalisée par le Ministère de la Culture8, nous constatons que pour les tranches d’âges correspondant aux groupes, les usages des médias sont suffisamment variés et conséquents9 pour que ces publics aient eu connaissance de ces conflits. De plus le groupe A obtient 14,5 ans d’âge moyen10, aussi nous comprenons que les autres travaux exposés, relatifs à des conflits dont l’éloignement temporel ou géographique est plus important, ne puissent que partiellement les atteindre.

Figure 2. Photographie de la série La bataille de Mossoul, juin 2017, Laurent Van der Stockt, 2017

Image 100000000000039800000202937249D99BD89684.jpg

16Non seulement les images de Van der Stockt sont jugées les plus représentatives de la guerre mais aussi les plus réalistes, les plus « vraies ». Davantage, un pas est franchi lorsque l’auteur est identifié comme photojournaliste, et ce, presque dès le début de la visite. Son statut permet au public d’accréditer l’image (ne parle-t-on pas de crédits photographiques ?). Les images sont alors prises pour argent comptant par le récepteur, l’image est considérée comme neutre. Il n’y a aucune mise en doute sur les images, elles sont reçues comme des photographies de terrain de conflit, des images de guerre. Ainsi n’est-ce pas tant la véracité liée au médium photographique que la qualité de l’émetteur qui est en jeu11. Parce que l’auteur est un vrai photoreporter de guerre, les images sont vraies, justes, réalistes, elles représentent la guerre.

17Il en est de même pour leur auteur. En effet, nous avons rencontré Van der Stockt12 et avons pu échanger sur ses intentions comme photographe. Sa position est claire et explicite : il est reporter, photojournaliste et couvre les conflits. Son objectif est d’informer. La volonté et la revendication de neutralité du photoreporter est une affirmation qui revient régulièrement dans ses propos13. Cette photographie se veut documentaire14, elle tend à être juste, à construire un savoir utile à la communauté. Aucune ambiguïté donc, l’auteur montre, les publics voient : c’est la guerre ! Nous nous demandions comment montrer et voir la guerre aujourd’hui, nous avons la solution ; notre mission est accomplie, notre visée atteinte : on montre et on voit la guerre. Cela n’est bien entendu pas si simple. Ces photographies du reporter ont séduit tant les élèves que les adultes, elles ont enthousiasmé dirons-nous les regardeurs. Qu’est-ce qui a bien pu engendrer un tel plébiscite ?

La belle image de guerre

18Paradoxalement les photographies de Van der Stockt ont été reçues comme les plus touchantes et comme les plus « belles » pour 48 % des deux groupes confondus. Comment une image de guerre peut-elle être considérée comme réussie, comme « belle », si ce n’est qu’une expérience esthétique a eu lieu ? Si l’on entend expérience esthétique au sens d’une attention émotionnelle15 et collective16 indépendamment de la nature de l’objet, cela concorde. Si on entend l’expérience esthétique comme expérience propre à la réception des œuvres d’art, cela implique que ces photographies soient reçues comme telles. En quoi, pourquoi en serait-il ainsi ?

19Tout d’abord, le fait que l’espace d’exposition ne présentait que des productions artistiques a pu contribuer à une telle réception. L’amalgame était possible, voire encouragé. Ensuite, la dimension aspectuelle17 des images pourrait être en jeu. Leurs couleurs, lignes de force, etc. correspondraient à une œuvre d’art de « type-idéal18 », mais cela est peu probable dans la mesure où les publics étudiés ne fréquentent que très peu les institutions culturelles et sont peu familiers de l’histoire de l’art et des œuvres. Davantage, l’idéal type de l’image de guerre, l’objet plénier montre le soldat, l’arme, l’impact, voire le feu, ce qui est très peu le cas dans ces photographies du reporter. Nous pourrions aussi bien juger ces clichés comme ceux d’images d’un tremblement de terre. Enfin bien que la présence des cartels situe ces clichés dans un espace-temps précis, celui lié à une guerre actuelle et connu par le public, nous avons constaté qu’ils étaient peu lus. Cependant, dans le temps de la visite, les groupes en ont pris connaissance et ont été à même de qualifier ces photographies d’images de guerre. Aussi restons-nous sur un paradoxe : une belle image de guerre.

La figure du héros

20Nous devons déplacer notre regard pour tenter de trouver une issue. Selon Jauss, les œuvres d’art véhiculent des normes de comportement social19 et la transmission de ces normes sociales passent par l’exemplarité de l’œuvre d’art et une identification à des modèles. Est-ce à ce niveau que les photographies du reporter sont considérées comme des œuvres d’art ?

21Cette identification libère des affects qui à leur tour conditionnent l’identification avec le héros20 ; ces affects doivent « amener le spectateur par l’émotion tragique à la souhaitable maîtrise de ses états d’âme et à reconnaître ainsi ce qu’il y a d’exemplaire dans l’action des personnages sur la scène21 ». Il nous faut admettre que les images de Van der Stockt contiennent toute leur part de tragique. Les éléments présents sur ces images sont reconnus par le regardeur comme dramatiques : civil apeuré, ruine, exode, impact, etc. Les personnes photographiées suscitent l’empathie chez le regardeur. Il est touché ; d’autant plus atteint par les visages en détresse qu’il estime la souffrance non pas jouée mais vécue, réelle. Cela est-il suffisant pour faire naître chez le regardeur une identification ?

22La scène, évoquée par Jauss, correspond à l’espace diégétique de l’œuvre et, dans le cas qui nous occupe, nous posons l’hypothèse que cette identification est possible en considérant de concert l’espace diégétique de la photographie et son espace extra-diégétique, celui du reporter sur le terrain des conflits. Il est celui qui a été au cœur de la guerre, qui a couru des dangers pour témoigner au monde. Nous constatons une acceptation, une admiration commune pour le – oserions-nous dire – personnage. Il nous apparaît qu’une identification à un destin imaginaire se déploie. Nous serions donc devant une identification héroïque portée par la figure du reporter et relayée par les images. Ce modèle d’identification esthétique est alors une norme commune aux publics. Il pousse les groupes à recevoir ces photographies comme des œuvres d’art et à s’autoriser à les considérer « belles ».

L’hybridité

23Il est une autre image photographique qui a questionné le rapport à la réalité : l’œuvre Untitled #04, série Landscape, 2011 de Thibaut Brunet. L’œuvre présentée de Brunet est une image sur papier réalisée à l’aide d’une imprimante jet d’encre à partir d’un fichier numérique.

Figure 3. Untitled #04, série Landscape, Thibaut Brunet, 2011. Collection FRAC Occitanie Montpellier

Image 100000000000039800000202B97347A8B3BAB4FF.jpg

Crédit photographique : Brunet Thibault.

24Les techniques actuelles permettent aujourd’hui la création de photographies purement numériques dépourvues de référent dans la réalité physique. Avec la photographie numérique, la matrice n’est plus le négatif mais le fichier. Cette image s’écarte sur deux points de la photographie traditionnelle : elle ne témoigne pas de la réalité mais d’un espace virtuel et elle s’affranchit de l’appareil photographique. L’artiste est néanmoins maître de la prise de vue : il se déplace dans les territoires virtuels, explore les confins du jeu et capture des paysages. Grâce aux fonctions du jeu vidéo, il peut provoquer des événements à l’intérieur du jeu, tel un orage qui va venir modifier l’atmosphère, les couleurs, le grain, etc. et influencer, construire le cliché. Untitled #04 comporte des éléments relatifs à la photographie de guerre : impact de balles dans le mur, habitat détruit, noir et blanc, notamment. Elle mobilise des codes comme la frontalité, cependant son format, relativement grand, diffère d’une image de reporter : 100 x 150 cm. Ce dernier ne représente pas un obstacle au classement par les regardeurs de cette image dans celles de photoreportage.

25L’étude de la réception de cette œuvre a mis en exergue deux temps pour le groupe A : avant et après qu’on révèle que l’image est extraite d’un jeu vidéo. Dans le premier temps, les élèves de troisième de collège accueillent cette œuvre avec des mots mi-surpris, mi-moqueurs. Plusieurs fois le jeu vidéo Call of duty est cité. L’image est identifiée par le jeune public spontanément comme une image d’un jeu vidéo. Les subjectivations socio-culturelles des élèves influencent la réception dans ce sens, mais, devant une question de la médiatrice menant la visite, ils se mobilisent et répondent y voir une image de terrain d’un conflit, un lieu de guerre.

26Les élèves font adhérer la réponse à l’attente supposée de leur interlocutrice et se censurent eux-mêmes. Ce que dit l’image, le « texte » de Brunet aux élèves, c’est qu’il s’agit d’un jeu vidéo, mais le cadre de la visite scolaire rend cette interprétation impossible. La croyance dans la respectabilité et l’honnêteté du lieu influent sur les degrés de réalité et de fiction attribués à l’objet. Il ne peut y avoir convergence entre l’espace privé et l’espace d’exposition. Les modalités de diffusion des images influent sur le sujet récepteur22. Le poids du cadre institutionnel est déterminant dans le processus de réception du groupe A, si bien que les élèves taisent leur première référence Call of duty, car ils estiment que ce jeu ne peut avoir sa place dans une exposition au sein d’une faculté.

27Informés sur la nature de l’image, les élèves rejettent alors tout caractère réel de l’image et dans le même temps lui ôte tout caractère réaliste, alors que les concepteurs du jeu de vidéo se sont appuyés sur des images de photoreporter de guerre pour concevoir les paysages du jeu. Les élèves adhèrent au fait que la photographie ait pu être jouée23 et qu’eux-mêmes aient été dupés. Ils sont convaincus de l’écart avec la réalité que représente cette image, non pas à cause du médium mais de par le statut de l’émetteur, un artiste immergé dans Call of duty. Cette particularité que possède le médium de créer la confusion entre le contenant et le contenu, comme entre la réalité et la fiction n’est pas liée, attachée, dépendante du médium mais de la nature de l’émetteur.

28Nous remarquons que l’identification de l’émetteur a été une clef pour discriminer la réalité de la fiction, à tel point opérante que l’œuvre de Brunet a été, dirions-nous, délaissée par les regardeurs dans les réponses aux questionnaires. En effet, le photoreporter fait des images « évidemment » réalistes, et l’artiste produit « bien sûr » des fictions, tels sont les présupposés. Comme le soulignent Marie-Pierre Fourquet-Courbet et Didier Courbet « […] le sujet exprime un je sais que et procède donc à une clôture immédiate du monde possible projeté sur le monde réel24 ». L’image elle-même a été peu regardée ; effectivement les flous présents dans le tiers inférieur de l’image pouvaient mettre un amateur averti sur la piste. Seul semble compter l’espace d’énonciation. Par là même, ces images photographiques ne sont pas des objets hybrides en eux-mêmes, car leur mode de production seul ne peut les assigner au domaine de la presse, à celui du jeu vidéo ou au monde de l’art. Les élèves et étudiants ont touché du doigt le fait que la représentation de la réalité n’était pas corrélée au médium, pour autant nous mesurons que la visite elle-même ne s’accompagne que peu d’un regard, rarement d’une analyse et encore plus difficilement d’un recul réflexif.

Vision vs visée

29D’ailleurs, certaines œuvres montrées sont des productions vidéo, dont l’indicialité des images est également forte. Or, selon les récepteurs, elles s’écartent significativement de la réalité. Ainsi l’œuvre de Hamid Maghraoui La juste parole « 9897 » de 2002 est un montage vidéo en boucle, une séquence en accolade de documents audiovisuels constitués par des extraits des journaux télévisés français, du 13 ou 20 heures, qui annoncent des chiffres de morts. La démarche de l’artiste est fondée sur un « déphasage »25. La bande son de la vidéo contribue à accentuer la radicalisation de l’information, à désincarner les sujets. Dans cette production, l’artiste force le trait d’une situation afin de permettre au sujet regardeur de s’affranchir de l’aspiration confusionnelle ordinairement créée par les médias télévisuels. Tout l’enjeu de cette œuvre est bien d’inciter le regardeur à se distancier, à penser.

30A priori cet artiste n’est pas investi d’une visée informationnelle ou didactique mais possède et met en œuvre une vision. Ce travail artistique comporte sa part d’opacité et provoque émotions et perturbations chez le regardeur. En ce sens, nous avons observé un saisissement ou une suspension des regardeurs devant cette œuvre. L’attention portée sur cette vidéo s’est soldée par un silence (il fallait bien pouvoir écouter), mais un silence grave, parfois confus, dans tous les cas long, très long. Cette vidéo a particulièrement décontenancé le public du groupe A et la réception par les publics a été sibylline. Les codes et modalités de l’œuvre étaient trop éloignés d’eux pour être accueillis, voire même regardés, comme une œuvre d’art. Elle n’a jamais été qualifiée de touchante ou de « belle ». Aucune accroche possible, aucun relai cognitif ou émotionnel, aucune expérience esthétique ne semble avoir eu lieu.

31Pour autant, la guerre n’a-t-elle pas été vue ? Car la visée de Maghraoui pourrait être, contre toute attente, informative, au même titre que l’intention de Van der Stockt. Mais il ne s’agissait pas tant d’informer sur une guerre que de pointer l’aspiration confusionnelle ordinairement créée par les médias télévisuels sur ce sujet. Certes il est un artiste et sa vidéo est une œuvre d’art, mais sa démarche est engagée. Cette vidéo s’inscrit notamment en contre des images diffusées par la télévision durant la première guerre du Golfe (1990-1991). En contre, car les images médiatiques de cette guerre écartaient toute référence aux morts et à la ruine, elles montraient des frappes « chirurgicales ». Ces images étaient sensées rendre compte de la réalité de la guerre menée, elles ont simplement écarté toute réalité et tenté de réduire la guerre à une action propre et légitime, un jeu vidéo. En ce sens, l’historien Guerlain Chevrier écrit en 2002 : « Les médias télévisuels se font un jeu d’arriver même à expliquer aux enfants que la guerre est utile et qu’elle ne fait pas mal.26 »

32A contrario, une image de guerre et de presse, le photoreportage de Van der Stockt, franchit la frontière et est qualifiée de « belle » par les regardeurs. Cette réception interroge aussi sur les intentions des médias couvrant les conflits. La presse écrite, en l’occurrence le journal Le Monde, a fait plusieurs fois sa Une avec les images de Van der Stockt. Celui-ci a aussi édité ces photographies dans un numéro du quotidien en forme de portfolio, images en pleine page. Le commanditaire, le journal, ne contribue-t-il pas ainsi à créer la confusion ?

33Or l’artiste Maghraoui nous fait pas part, non pas tant d’une réalité mais d’une vérité : la guerre massacre, tue, engendre un nombre incalculable de morts. Et les chiffres scandés s’accumulent, créant un impact chez le regardeur, presque une sidération (peut-être juste une incompréhension). Au-delà du visible et de l’invisible, de la visée et de la vision, cette œuvre ouvre des ailleurs, des entre-deux, et fait toucher du doigt la guerre : cet indicible, imphotographiable, inimaginable, irreprésentable. La difficulté n’est peut-être pas tant de s’interroger sur le degré de réalité dans les diverses représentations de la guerre, mais plutôt de s’accorder sur la définition du mot guerre, sur ses réalités et ses conséquences. Cette vidéo n’est pas l’objet d’un jugement esthétique, elle est à peine reconnue comme œuvre par le public, cependant sa réception laisse penser que la guerre a été « vue ».

Storytelling didactique

34La sélection des œuvres pour l’exposition devait permettre d’interroger leur réception afin d’évaluer les degrés de réalité qui leur étaient attribués par les publics étudiés. Nous constatons que l’accrochage a également conditionné cette réception. Nous estimons avoir créé un storytelling didactique. En effet nous avons choisi de raconter une histoire sous la forme d’une enquête possible, nous avons semé des pièges et par le choix des objets et par leur mise en espace. Bien que nous visions à présenter les objets le plus simplement possible, il est indéniable que les choix entrepris ont porté à conséquences.

35Dans cette perspective, les six photographies du photoreporter Van der Stockt sont certes accompagnées d’un seul cartel portant une légende présentant le contexte et les conditions de la prise de vue photographique, mais elles sont présentées regroupées et se répondent ainsi l’une l’autre. Certains éléments sont présents sur plusieurs images : un camion en flamme et un garçon. Ainsi, par la juxtaposition des images et par des éléments visuels redondants, une narration s’instaure. Les regardeurs sont sensibles à l’histoire, à la fiction racontée. Le choix du type d’objets et de leur accrochage induit une mise en récit, créé un effet fiction, pour finalement constituer ce photoreportage en œuvre.

36Ou encore le poste de télévision diffusant la vidéo de Maghraoui est présenté sur un mur de l’espace d’exposition. C’est aujourd’hui un mode d’accrochage courant dans l’espace privé. En diffusant ainsi sa vidéo, l’artiste affirme une visée politique et critique à l’égard de la télévision, au traitement de la guerre en particulier27. Maghraoui tend à bousculer et interroger la nature des images télévisuelles données comme réelles, actuelles, directes alors qu’inévitablement, toutes sont codées, pensées, censurées parfois. L’accrochage participe de cette démarche mais ne procure pas d’explication au public.

37Par ailleurs, nous remarquons que la plupart des regardeurs ignorent les cartels. Les publics des deux groupes sont comme happés et conquis par la parole accompagnant la visite. Nous constatons une croyance dans le discours du tiers présent. De nouveau le statut du médiateur, du conteur fait foi. La parole du tiers vient parfois déjouer les pièges posés. À cela s’ajoute la croyance en l’institution : le lieu de l’exposition joue son office et garantit le sérieux et la véracité de l’ensemble.

Conclusion

38Avec cette modeste étude, nous nous sommes interrogée à partir d’objets iconiques et médiatiques exposés sur la mise en récit effectuée, non pas en amont de la conception de ces productions mais en aval, à l’occasion de leur sélection et monstration dans le contexte de l’exposition « Voir/Montrer la guerre aujourd’hui ». Nous avons mis au jour plusieurs éléments à l’origine des difficultés à montrer la guerre et à la voir aujourd’hui.

39Nous tentions de mesurer le degré de réalité et de fiction de ces objets ; nous constatons que le regard est dépendant du domaine d’énonciation et des représentations : le reporter informe de façon neutre, l’artiste-photographe crée de son imagination, le vidéaste-artiste est inconnu. Les objets, sur lesquels l’étude s’appuie, ne sont pas tant des objets hybrides, que des objets dont la réception varie.

40L’expérience esthétique n’a été qu’effleurée mais elle s’avère dépendante et du domaine d’énonciation, et de la démarche des producteurs et des commanditaires des objets. La difficulté actuelle à discriminer les images pour le public tient dans les stratégies, les choix iconiques, et donc politiques, des organes de presse ou des artistes. Toute médiation devrait dès lors prendre en compte la complexité devant laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Nous avons pu montrer grâce à cette étude que la médiation par un tiers à visée didactique est indispensable dans un monde où la confusion règne.

41Les partis-pris des modes d’exposition ont eu des incidences non négligeables sur cette réception dont celle de mettre au jour le storytelling didactique entrepris. En fait, chaque objet médiatique, chaque image est polysémique et cherche son sens, tant que le discours, la voix ne vienne placer la réception de cette image dans les lieux qu’elle lui assigne.

42Nous gageons qu’une compréhension de la guerre passe tout autant par le sensible que par l’intellect, et le présent focus sur la réception de ces objets nous conforte, dans une perspective d’éducation et de formation, à la prise en compte et des connaissances des divers codes et des dimensions émotionnelle, esthétique et temporelle des récepteurs.

43Nous affirmions nous interroger sur la monstration et la vue de la guerre, nous avons ciblé notre attention sur des images de guerre, or il nous convient d’admettre que la guerre est irreprésentable. En ce sens, il est encore des médiations à inventer dans la perspective d’une éducation à la paix.

Bibliographie

Barthes R. 1980, La chambre claire. Notes sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma/Gallimard.

Brunet T., « Dossier de présentation ». Accès : http://thibaultbrunet.fr/wp-content/uploads/2014/03/Dossier-pr%C3%A9sentation-Thibault-Brunet.pdf.

Chevrier G., 2002, « Guerre du Golfe et télévision : un mariage stratégique », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 86, pp. 63-84.

DEP, éd., 2008, « Enquête Pratiques culturelles des Français ». Accès : http://www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr/08resultat_ch ap2.php.

Eco U., 1983, « TV : la transparence perdue », in Eco. U. La guerre du faux, Paris, Grasset, 2018, pp. 196-220.

Fourquet-Courbet M.-P., Courbet D., 2009, « Analyse de la réception des messages médiatiques. Récits rétrospectifs et verbalisations concomitantes », Communication & langages, 161, pp. 117-135.

Genette G., 1994, L’œuvre de l’art : Immanence et Transcendance, 1994, Paris, Éd. Le Seuil, 2010.

Glon E., « Photographie, information et manipulation », Communication, 30/2. Accès : http://journals.openedition.org/communication/3607.

Jauss H. R., 1972, Pour une esthétique de la réception, traduit de l’allemand par C. Maillard, Paris, Gallimard, 1990 et 2010.

Laemmel F., 2017, « La bataille de Mossoul vue par le photoreporter Laurent Van der Stockt », site du journal Le Monde. Accès : https://mobile.lemonde.fr/festival/video/2017/09/05/la-bataille-de-mossoul-vue-par-le-photoreporter-laurent-van-der-stockt_5181148_4415198.html ?xtref =.

Lugon O., 2006, « L’anonymat d’auteur », in Le statut de l’auteur dans l’image documentaire : signature du neutre, Document, 3, Paris, Jeu de Paume, pp. 6-14.

Parfait F., 2001, Vidéo : un art contemporain, Paris, Regard.

Passeron J.-C., Pedler E., 1999, « Le temps donné au regard. Enquête sur la réception de la peinture », Protée, 27, pp. 93-116.

Rancière J., 1987, Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 2004.

Renard C., 2018, « Diaporama : Comment photographier Mossoul ? », site de France Culture. Accès : https://www.franceculture.fr/photographie/laurent-van-der-stockt-comment-photographier-la-bataille-de-mossoul.

Odin R., « Mise en phase, déphasage et performativité », Communications, 38, 1983, pp. 213-238.

Schaeffer J.-M., 2015, L’expérience esthétique, Paris, Gallimard.

Soulages F., 1998, Esthétique de la photographie. La perte et le reste, Paris, Nathan.

Notes

1 Voir le site de cette manifestation scientifique et artistique. Accès : http://lirdef.edu.umontpellier.fr/seminaires-et-colloques/colloques/colloque-exposition-voir-montrer-la-guerre-aujourdhui/.

2 Aussi, les pourcentages proposés présentent des limites. Malgré cela, ils nous permettent de situer le public. Nous sommes ici dans une phase de pré-test.

3 DEPS, 2008. Ces données fournies par le Département des études et statistiques (DEPS) du ministère de la Culture et de la Communication sont indicatives dans la mesure où l’étude distingue galerie d’art et musée et où les enquêtes portent sur un public âgé de 15 ans minimum. Le DEPS a entrepris de reconduire cette enquête sur les pratiques culturelles des Français en 2017. Le terrain sera réalisé en 2017-18. Les premières publications sont attendues pour le 2nd semestre 2018.

4 Passeron, Pedler, 1999 : 93-116.

5 Jauss, 1990.

6 Brunet, 2017.

7 Barthes, 1980.

8 DEPS, 2008.

9 Pour tout exemple, quotidiennement, globalement, 55 % de la classe d’âge utilise un ordinateur, 81 % regarde la télévision, 57 % écoute la radio. Certes les centres d’intérêt ne sont pas les journaux d’informations ou les documentaires, néanmoins il est difficile dans ces conditions de ne pas être informés (Ibid).

10 Tandis que le groupe B compte 34 ans d’âge moyen.

11 Eco, 2018 : 203.

12 Rencontre/débat avec le photoreporter Van der Stockt dans le cadre du colloque Voir/Montrer la guerre aujourd’hui, le 14 mars 2018, Faculté d’éducation de l’Université de Montpellier.

13 Voir Renard, 2018 et Laemmel, 2017.

14 Lugon, 2018 : 8.

15 Schaeffer, 2015.

16 Genette, 2018.

17 Ibid.

18 Passeron, Pedler, 1999 : 104.

19 Jauss, 1990 : 142.

20 Ibid : 165-166.

21 Jauss, 2010 : 143.

22 De plus, les représentations des élèves provoquent leur inhibition, ils ne peuvent pas croire avoir la bonne réponse et craignent d’avantage de dire une sottise.

23 Soulages, 1998.

24 Fourquet-Courbet, Courbet, 2009 :117-135.

25 Odin, 1983.

26 Chevrier, 2002.

27 Parfait, 2001.

Pour citer ce document

Caroline Blanvillain, «Images de guerre : médiation et réception dans le contexte d’une exposition», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 16-varia, DANS L'ACTUALITÉ,mis à jour le : 26/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=817.

Quelques mots à propos de : Caroline Blanvillain

Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Didactique, Éducation et Formation (LIRDEF), Université de Montpellier