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DOSSIER

Stéphanie Netto

Réflexions pluridisciplinaires a propos de l’innovation en éducation grâce au projet ciel

Article

Texte intégral

1Le projet interdisciplinaire CIEL (pour « Compétences Informationnelles des Étudiants en Licence »), questionne, au-delà de ses objectifs clairement explicités et argumentés dans ce dossier, la conception, l’expérimentation et l’évaluation d’un Serious Game (SG) dans les pratiques enseignantes de documentalistes et d’enseignants-chercheurs1 à l’Université de Bordeaux Montaigne. C’est depuis la perspective de « Recherche Design en Éducation » (RDE) que cette contribution a donc été élaborée et autour de cet objectif : mettre en exergue quelques réflexions issues des Sciences Humaines et Sociales (SHS) pour cerner l’innovation en éducation, en présence (ou en l’absence) des technologies numériques. Ces questionnements pluridisciplinaires doivent permettre de comprendre le « mariage » Technologies numériques/Pédagogie, à l’œuvre à l’École2. Précisons que l’équipe qui réalise ce projet est elle-même composée de chercheurs pluridisciplinaires (SIC, Informatique et Sciences de l’Éducation).

2Maintenant que le périmètre et l’objectif de cette contribution sont explicites et délimités, nous y répondrons en réalisant quatre parties. Nous définirons tout d’abord ce qu’est l’innovation (en éducation) afin de questionner les raisons qui peuvent inciter des enseignants à innover ou au contraire à résister. Cela nous permettra, par la suite, de présenter quelques illustrations issues de l’École, qualifiées d’innovantes pour, enfin, terminer par des perspectives pour le projet CIEL à proprement parlé.

L’innovation (en éducation) : un cadre définitoire à questionner !

3Les communautés scientifiques en SHS définissent chacune à leurs manières l’innovation, qu’elle se réalise dans la société ou plus spécifiquement à l’École… Sans chercher à concevoir un état de l’art exhaustif, ces quelques définitions pourront plutôt questionner l’objet qu’est l’innovation (en éducation) et les individus qui y contribuent.

4Doms et Moscovici (2003) caractérisent l’innovation comme « un processus d’influence sociale ayant généralement pour source une minorité ou un individu qui s’efforce, soit d’introduire ou de créer des idées nouvelles, de nouveaux modes de pensée ou de comportement [minorité nomique hétérodoxe], soit de modifier des idées reçues, des attitudes traditionnelles, d’anciens modes de pensées ou de comportement [minorité nomique orthodoxe] » (p. 53). Pour ces deux psychosociologues, ce concept est donc intrinsèquement conçu par une minorité active (ou « nomique ») de personnes qui agissent dans un système d’actions régulées par des contraintes et des normes conformistes (ou « traditionnelles »).

5Nous retrouvons cette caractéristique, dans les propos du sociologue Norbert Alter, à propos de l’innovation ordinaire. Elle « consiste à transgresser des règles, normes ou coutumes avant d’établir un autre ordre social. […] Le traitement de ce paradoxe passe par la réalisation d’une activité collective, quotidienne et banale, qui consiste à intégrer, au jour le jour, des capacités d’innovation » (2010 : 35-36). Et, il ajoute : « Elle un mouvement qui détruit et qui crée constamment » (ibidem, 268). À l’image de l’économiste Schumpeter (cité par Alter, p. 173), l’innovation serait donc un enchevêtrement de cycles sinusoïdaux destruction-création (par transgression et déviance).

6Après, en mobilisant plus spécifiquement deux chercheurs de Sciences de l’Éducation, qui sont Meirieu et Cros, l’innovation en éducation et en formation serait sujette à être davantage applicative. « Innover, c’est inventer des modèles et des outils pour résoudre des problèmes qui émergent dans une ambition éducative. […] L’innovation nait de l’émergence des difficultés [d’un constat-obstacle issu du terrain] » (Meirieu, 2001 : 3). Innover, c’est : « une nouveauté ; une composante d’application ; une intention et une référence au processus de l’innovation » (West & Altink, 1996, cité par Cros, 1997).

7En s’appuyant sur la courbe épidémiologique de l’innovation, cette dernière est à la fois un processus de contamination des innovateurs sur les majorités précoce, tardive et sur les retardataires (cf. effet boule de neige) (Rogers, 1995 : 247), mais aussi le résultat de deux mouvements contradictoires. Il s’agit « du sommet vers la base (« top-down ») ou de la base vers le sommet (« bottom-up ») » (Cros, 1997 : 144-145). Ainsi, l’innovation en éducation se trouverait à mi-chemin entre les acteurs (i.e. les enseignants), qui introduisent du nouveau dans leurs comportements au quotidien, et les systèmes éducatifs, qui imaginent des dispositifs valorisant la présence de pratiques enseignantes remarquables. Nous reviendrons, dans notre 3e partie, sur ce double mouvement qui produit de l’innovation, parfois contre vents et marées !

Quelques incitations vs freins pour innover en éducation : approche compréhensive et systémique…

8Pourquoi doit-on innover à l’École ? Pourquoi ne veut-on pas innover à l’École ? C’est sur ces deux questions (antinomiques) que nous allons, dans cette seconde partie, apporter quelques éléments de réponse.

9Mais, pour y parvenir, nous allons d’abord comprendre ce qu’est enseigner, puis quelles sont les finalités de l’École, afin de déceler les raisons qui peuvent inciter la communauté enseignante à innover vs à résister à l’innovation. Tricot (2017) rappelle que « s’il existe des recettes pour la pâte à crêpes et pas pour enseigner, c’est peut-être parce qu’enseigner est un peu plus complexe, un peu plus difficile. […] C’est un métier de la conception où chaque situation d’enseignement est différente […]. C’est un métier de la relation, où il faut réussir ensemble, l’enseignant à enseigner [faire apprendre], les élèves à apprendre » (p. 144).

10Prenant en considération ces contours de ce métier, le rôle de l’enseignant (en faisant apprendre) est substantiellement lié aux intentions que l’École érige et aux pédagogies qu’il choisit de mobiliser. La classification des courants pédagogiques et pédagogies de l’apprentissage d’Altet (2018 : 10-16) fournit une grille de compréhension des finalités (combinables) de l’École, à travers les activités quotidiennes d’un enseignant :

  • Le courant magistro-centriste : transmettre un savoir constitué issu de la Tradition (ici, le Maître au centre de cette relation) ;

  • Le courant puéro-centriste : former un élève (une personne) épanoui (ici, l’élève-personne est au centre de cette relation) ;

  • Le courant socio-centriste : former un élève (un futur actif) social (ici, la prise en compte de la société et le développement d’une société nouvelle sont fondamentaux) ;

  • Le courant technico-centriste : former un élève efficace et adaptable à la société (ici, c’est « l’adaptation à la société technique industrielle par l’école » (Altet, 2018 : 14) qui est essentielle) ;

  • Le courant centré sur l’apprentissage : aider l’apprenant à construire et s’approprier par lui-même son savoir (ici, l’enseignant s’adapte à chaque élève pour lui prodiguer l’apprentissage le plus personnalisé, interactions élève-savoir-enseignant).

11À présent, nous pouvons plus facilement appréhender les freins qu’un professeur peut avoir pour changer (introduire du nouveau) dans ses manières d’enseigner. Une éclairante conférence de Ron Canuel (Président de l’Association Canadienne d’Éducation), réalisée en 2017 au 4e colloque international en éducation (CRIFPE) à Montréal, a permis d’identifier cinq obstacles : les mentalités conformistes qu’ont des parents-enseignants-direction de l’établissement scolaire, le manque de ressources (matérielles, humaines, technologiques, financières, de formation) à l’École, l’exigence de faire les programmes, le système éducatif normé et les réalités sociales (inhérentes à toute société). Lepage (2017) les regroupe dans 3 catégories : le vieillissement de la population, la structure des systèmes d’éducation et la mentalité des enseignants. Ces deux derniers facteurs rejoignent, par ailleurs, le concept de forme scolaire (Vincent, Courtebras et Reuter, 2012).

12A contrario, il est aussi possible de désigner quelques incitations pouvant encourager les enseignants à innover… À un niveau méso, l’UNESCO, l’OCDE, l’Union européenne et le World Economic Forum listent ces compétences (qui font consensus), dans les domaines scolaire et professionnel :

  • « Les compétences mentionnées dans tous les référentiels : collaboration, communication, compétences liées aux Technologies de l’Information et des Communications (TIC), habiletés sociales et culturelles, citoyenneté ;

  • Les compétences identifiées dans la majorité des référentiels : créativité, pensée critique, résolution de problèmes, capacité à développer des produits de qualité et productivité » (Ouellet et Ann Hart, 2013).

13L’apprentissage de ces compétences XXIe siècle, qui sont questionnées et analysées sous l’angle numérique/éducation par Romero, Lille et Patiño (2017), s’illustre foncièrement et localement (niveau micro) dans le projet CIEL. Effectivement, grâce au SG Subpœna, des étudiants de Licence peuvent acquérir les compétences suivantes, de manière ludique : littératie informationnelle, créativité et collaboration (Dulaurans, 2019), pensée critique.

« Espaces » où s’incarne l’innovation (numérique) à l’École…

14Pour concrétiser nos propos, nous allons désormais fournir des exemples d’« espaces où peuvent s’inventer des solutions qui seront tôt ou tard adoptées par le système central » (Meirieu, 2001 : p. 2). Le tableau ci-dessous liste, par ordre alphabétique, quelques-uns de ces « espaces » (sans là aussi chercher l’exhaustivité) où il est bien question d’« Innovation-Pédagogie (-Numérique) » à l’École…

Tableau 1 – Quelques événements qui incarnent l’innovation (numérique) à l’École

« Concours d’innovation numérique et pédagogique » (le nom de ce concours a évolué selon les éditions : Hackathon pédagogique, Big dathaton pédagogique, Créathon)

Site Internet, Éditions 2015 à aujourd’hui : https://www.c2e-poitiers.com

Expérithèque* – « Bibliothèque nationale des expérimentations pédagogiques »

Site internet : http://eduscol.education.fr/experitheque/recherche.php

HackEduc – « Le hackathon de l’école numérique »

Site Internet, Éditions 2016-2017-2018 : http://eduscol.education.fr/cid93919/la-
mission-d-incubation-de-la-dne.html

« Journées internationales de l’innovation pédagogique » (JIP)

Site Internet, (Dernière) édition 2018 : http://jip.ieee.tn

« Journée nationale de l’innovation »

Site Internet, (Dernière) édition 2019 : http://eduscol.education.fr/cid141236/retour-sur-la-journee-nationale-de-l-innovation-2019.html

« Journées nationales de l’innovation pédagogique dans l’Enseignement Supérieur » (JIPES)

Site Internet, (Dernière) édition 2018 : https://www.innovation-pedagogique.fr/article3855.html

« Trophées francophones du numérique pour l’éducation »

Site Internet, (Dernière) édition 2016 : http://e-education2016.com/trophees
-du-numerique/

* Le moteur de recherche Expérithèque sera prochainement remplacé par l’Innovathèque (Source : http://eduscol.education.fr/cid136275/innovatheque-et-experitheque.html). À ce jour, ce n’est pas encore fait.

15En définitive, ces événements (institutionnels et/ou scientifiques) incarnent ce double mouvement top-down/bottom-up que mentionne Cros (1997). Pour chacune de ces illustrations, il est aussi possible de repérer des « minorités actives » (Doms et Moscovici, 2003) orthodoxes ou hétérodoxes (i.e. enseignants, acteurs éducatifs, partenaires de l’École, élèves). Elles sont qualifiées ainsi, car elles proposent des pédagogies alternatives, voire différentes, et pour cela, les organisateurs de ces manifestations leur ont été décernés des Prix d’excellence pédagogique ou bien leur ont permis de réaliser des retours d’expérience (retours terrain). Ce sont autant d’« indices » de leurs engagements dans un processus et un produit d’innovation en éducation.

Perspective pour le projet CIEL : analyser l’innovation sous l’angle d’une « destruction-création »

16« Pas d’innovation sans problème » (Meirieu, 2001 : 3). Dans le cadre du projet CIEL, ce problème a été décelé par l’équipe pédagogique de l’Université Bordeaux Montaigne et concernait la faible acquisition de compétences informationnelles de leurs étudiants, dans le cadre des cours…

17La mise en place du serious game Subpœna doit permettre, sous ses aspects ludiques et innovants, de les faire acquérir. Mais, restera, par la suite, à questionner l’introduction de cette « nouveauté » dans les pratiques quotidiennes de ces mêmes enseignants. Parce que cette forme de changement, où l’étudiant aura un rôle prépondérant dans la construction de ses connaissances et compétences (en présence et en collaboration avec autrui), exige « destruction-création » (Schumpeter, cité par Cros, 1997) de manières d’enseigner. Lison, Bédard, Beaucher et Trudelle (2014) ont construit, à ce propos, un « modèle de dynamique innovationnelle en enseignement supérieur » que nous pourrons mobiliser pour analyser les transformations de pratiques enseignantes…

Bibliographie

ALTER Norbert, L’innovation ordinaire, Paris, P.U.F., Coll. « Sociologies », 2000, 288 p.

ALTET Marguerite, 2018, Les pédagogies de l’apprentissage, Paris, P.U.F., (1re édition en 1997), 144 p.

CROS Françoise, « L’innovation en éducation et en formation », Revue Française de Pédagogie, n° 118, p. 127-156. [Consulté le 16 mai 2019]. Disponible à l’adresse : https://www.persee.fr/doc/rfp_0556-7807_1997_num_118_1_1181

DOMS Machteld et MOSCOVICI Serge, 2003, « Innovation et influence des minorités », in Moscovici, S., Psychologie sociale, 2003, Paris, P.U.F., (1re édition en 1984), p. 49-87.

LEPAGE Ninon Louise, 2017, « 3 obstacles au changement en éducation », In : École branchée. Enseigner à l’ère du numérique, Actualité écrite le 19 juin 2017, [Consulté le 16 mai 2019]. Disponible à l’adresse : https://ecolebranchee.com/3-obstacles-changement-education/

LISON Christelle, BEDARD Denis, BEAUCHER Chantale et TRUDELLE Denis, 2014, « De l’innovation à un modèle de dynamique innovationnelle en enseignement supérieur », Revue internationale de pédagogie de l’enseignement supérieur [En ligne], vol. 30, n° 1, [Consulté le 16 mai 2019]. Disponible à l’adresse : http://journals.openedition.org/ripes/771

MEIRIEU Philippe, 2001, Innover dans l’école pourquoi ? comment ?, Conférence faite à l’IUFM de l’Académie de Lyon, mars 2001, 7 p. [Consulté le 16 mai 2019]. Disponible à l’adresse : https://www.meirieu.com/ARTICLES/innoverdanslecole.pdf

OUELLET Danielle et ANN HART Sylvie, 2013, « Les compétences du XXIe siècle », Observatoire Compétence-Emplois de l’UQAM (Québec), vol. 4, n° 4, décembre 2013, [Consulté le 16 mai 2019]. Disponible à l’adresse : https://oce.uqam.ca/article/les-competences-qui-font-consensus/

ROGERS Everett M., 1995, Diffusion of innovations. New-York, The Free Press, Macmillan Publishing Co, (1re édition en 1962). 518 p. [Consulté le 16 mai 2019]. Disponible à l’adresse : https://teddykw2.files.wordpress.com/2012/07/everett-m-rogers-diffusion-of-innovations.pdf

ROMERO Margarida, LILLE Benjamin et PATIÑO Azeneth, 2017, Usages créatifs du numérique pour l’apprentissage au XXIe siècle, Québec, Presses Universitaires du Québec, 186 p.

TRICOT André, 2017, L’innovation pédagogique, Paris, Éditions Retz, Coll. « Mythes et réalités », 160 p.

VINCENT Guy, COURTEBRAS Bernard et REUTER, Yves, 2012, « La forme scolaire : débats et mise au point », Recherches en didactiques, vol. 1, n° 13, 109-135. [Consulté le 16 mai 2019]. Disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-recherches-en-didactiques-2012-1-page-109.htm

WEST Michael A. et ALTINK Wieby M. M., 1996, « Innovation at Work : Individual, Group, Organizational, and Sociohistorical Perspectives », Innovations in Organizations, European Journal of Work and Organizational Psychology, vol. 5, n° 1, p. 3-11.

Notes

1 La forme masculine a été privilégiée pour rédiger cet article en désignant indifféremment les personnes des deux genres (écriture épicène).

2 Lorsque nous utiliserons le terme « École », ce sera pour qualifier tous les degrés d’enseignement du système éducatif français, sans chercher, ici, à les distinguer (i.e. les enseignements primaire, secondaire et supérieur ou universitaire).

Pour citer ce document

Stéphanie Netto, «Réflexions pluridisciplinaires a propos de l’innovation en éducation grâce au projet ciel», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 16-varia, DOSSIER,mis à jour le : 26/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=843.

Quelques mots à propos de : Stéphanie Netto

Université de Poitiers (EA 6316 TECHNE/ESPE Académie de Poitiers). Courriel : stephanie.netto@univ-poitiers.fr