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DOSSIER

Marlène Dulaurans et Oscar Motta

L’agilité sur les bancs de l’université !

Article

Texte intégral

1Les évolutions liées au développement du numérique (Doueihi, 2008 ; Rieffel, 2014) ont profondément bouleversé l’enseignement supérieur et ses modes de communication. Qu’il s’agisse de ses modalités d’apprentissage (Devauchelle, 2012 ; Serres, 2012) et d’enseignement (Davidenkoff, 2014) ou encore de l’accès aux ressources informationnelles (Pédauque, 2003 ; Liquète, 2014) l’université relève aujourd’hui de nouveaux défis. En effet, au travers de ses missions d’enseignement et de recherche, elle figure parmi les institutions contraintes à l’innovation (Jacquinot, Fichez, 2008) tant sur le plan organisationnel (Alter, 2013) que technologique (Akrich et al., 2006) et pédagogique (Tricot, 2017). Plusieurs politiques publiques (notamment la loi du 22 juillet 2013) encouragent les universités à mieux accompagner ses étudiants dans la préparation de leur insertion professionnelle et cherchent à remettre au cœur de l’apprentissage des connaissances et des méthodologies de recherche supplémentaires en matière de savoir-être et de savoir-faire (Dulaurans et al., 2016). Mais l’un des obstacles à cette réussite se manifeste notamment par le décrochage universitaire, et la difficulté des primo-arrivants à acquérir les compétences propres au « métier d’étudiant » (Coulon, 1997) comme la capacité à faire face à la profusion d’information, la multiplicité des sources, ou encore la diversité des canaux actuels.

2Les établissements de l’enseignement supérieur sont en transition et doivent être soucieux de leur image de marque. Faisant face à un environnement de plus en plus concurrentiel où des écoles privées ont gagné leurs lettres de noblesse, ils ont essuyé de nombreuses critiques. Ils sont dorénavant tenus d’apprendre à s’adapter rapidement en anticipant les mutations profondes qui les bousculent et sont soumis à l’impératif de faire preuve de flexibilité (Lavielle-Gutnik, Massou, 2017). Cette dernière est regardée par de nombreux auteurs (Ray, Sanseau, Benameur et al., 2010) au prisme de l’agilité organisationnelle. Définie comme la capacité à mettre en œuvre des « ajustements rapides et efficaces dans un environnement dynamique, […] l’organisation agile est capable de reconfigurer à temps et à bon escient sa structure, sa technologie, ses processus de production et de prise de décision afin d’intégrer le changement » (De Nanteuil, El Akremi, 2005 : 123). Elle recherche une alternative aux méthodes prédictives ne répondant plus aux attentes des projets modernes ni aux nouveaux comportements des publics. Confiance, transparence, amélioration continue, accueil des changements1, sont dorénavant autant de priorités visées.

3S’appuyant ainsi sur une épistémologie pragmatique qui valorise le paradigme méthodologique de la RDE (Recherche Design en Éducation)2, nous souhaitons nous interroger scientifiquement sur la démarche agile et la manière dont elle peut constituer un levier d’innovation pédagogique pour les universités françaises aujourd’hui. Pour mener notre analyse, nous nous basons sur l’étude de cas portée par le département Métiers du Multimédia et de l’Internet de l’université Bordeaux Montaigne et l’observation participante du nouveau projet de service qui se définit comme pilote au plan national. L’approche que nous préconisons trouve son ancrage au cœur d’un cadrage théorique mobilisé autour de l’interactionnisme symbolique et du sens construit par l’agilité dans ces nouvelles formes d’interactions sociales. Notre objectif vise ainsi dans cet article à éclairer les questions essentielles suivantes : pourquoi les universités doivent-elles se tourner vers un nouveau modèle de management de projet ? Comment les attentes des étudiants et de leurs besoins réels en tant qu’utilisateurs sont-elles prises en compte dans les méthodes agiles ? De quelle manière Bordeaux Montaigne s’inscrit-elle dans l’anticipation d’un nouveau service universitaire et le déploiement de nouvelles méthodologies d’enseignement au sein du département MMI ?

Méthodes de management traditionnellement portées par l’enseignement public universitaire

4Dans les années 90, les universités n’ont pas échappé au mouvement de contractualisation qui a été opéré dans tout le secteur public. Alors qu’il leur était demandé de faire leur propre état des lieux, d’évaluer leurs besoins, de redéfinir leurs priorités, d’identifier des moyens et de se fixer de nouveaux objectifs, les établissements supérieurs se sont retrouvés à la peine pour dresser des stratégies d’enseignement et de recherche globale efficientes. Si en interne ces dynamiques de changement ont été quelque peu mitigées (participation restreinte, nombreuses résistances humaines, écarts matériels ou sous-encadrements importants), en externe elles se sont vues complexifiées par un nombre toujours plus important d’étudiants à accueillir, des filières à adapter aux exigences du monde professionnel et un marché de l’enseignement supérieur de plus en plus concurrentiel, qui ont obligé les universités à s’emparer de stratégies de différenciation. Afin de créer les conditions optimales pour répondre à toutes ces attentes et pérenniser ces améliorations, elles se sont appuyées sur des méthodes de management employées classiquement par les entreprises et qui pouvaient leur donner une consistance. Ces paramètres internes et externes ont été les leviers majeurs de la mise en place d’un système universitaire dit entrepreneurial qui a eu pour objectif de ne plus se satisfaire des moyens à sa disposition, mais bien de s’inscrire dans une démarche d’autonomie qui permette l’anticipation de priorités d’actions.

5Les méthodes de management prédictives basées sur des étapes séquentielles clairement identifiées et qui nécessitent d’être achevées pour pouvoir poursuivre le projet ont été une véritable opportunité pour les universités qui s’en sont saisies pour établir des chronogrammes (planning, budget, etc.) et cadrer structurellement leur mode de fonctionnement de manière cloisonnée. Nous souhaitons vous présenter les deux modèles les plus utilisés encore aujourd’hui afin de bien comprendre les logiques qu’ils impliquent. Tout d’abord, le modèle en cascade s’inscrit dans un cycle linéaire où chaque phase de développement comporte des objectifs distincts. Comme le ferait une source d’eau qui dégringolerait irrévocablement le long d’une paroi rocheuse, cette logique de management ne permet pas de revenir en arrière. Elle encourage au contraire une départementalisation des activités et un contrôle de gestion fixes. Le calendrier de travail se construit autour d’échéances séquentielles strictes qui se succèdent sans aucun chevauchement possible : cahier des charges, conception, élaboration, mise en œuvre, tests, déploiement.

Schéma 1 – Les étapes du modèle en « cascade » appliquées à l’université

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6Le modèle du cycle en V a pour sa part été élaboré suite aux problèmes de réactivité suscités par le modèle en cascade. Il envisage une première phase de conception qui va de l’expression des besoins à la rédaction détaillée des spécifications fonctionnelles, nécessaires à la bonne compréhension des salariés. Dans une deuxième phase, il se concentre sur l’élaboration et la mise en action concrète des spécifications de la première étape. Enfin dans une troisième phase de test, il s’attache au développement et à la mise en œuvre. Si une anomalie surgit entre chacune de ces échelles, il est alors possible d’effectuer des corrections et de revenir à une phase de la partie montante afin de définir les correctifs à apporter pour améliorer la situation.

Schéma 2 – Les étapes du modèle du « cycle en V » appliquées à l’université

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7Ces deux modèles ont rapidement fait émerger des freins propres à l’enseignement supérieur limitant ainsi un déploiement optimum aux projets menés dans un cadre universitaire. Tout d’abord, la découpe en silo des différentes unités de travail ne permet pas de communication transversale, propice à la prise d’initiative dans le développement d’un projet. En effet, la séparation de l’ensemble des corps d’action réduit les possibles échanges et empêche les équipes de réagir et de s’adapter entre elles. Il n’existe aucun chevauchement des étapes ni itération possible et tout retard sur une des chaînes de valeurs engendrera des répercussions sur les suivantes. De plus, la longueur des processus de développement du projet ne permet pas d’offrir suffisamment de flexibilités aux utilisateurs. Une fois la phase de conception terminée, les retours en arrière ne sont plus possibles et empêchent alors le porteur de projet de s’adapter à de nouvelles variables propres à son marché. Enfin, la troisième limite à ces modèles est le manque d’attention portée aux acteurs humains, chargés de répéter les mêmes tâches comme sur une chaîne de production. L’épanouissement des salariés devient alors plus compliqué du fait de la monotonie et du manque d’échange avec les différents ensembles de l’institution. Les salariés et les utilisateurs n’étant pas au centre même du développement du projet, mais seulement des acteurs appelés à un moment donné pour une période définie. De manière récurrente, ces deux modèles faisaient face à des problèmes classiques tels que des retards de plusieurs mois découverts uniquement vers la fin du projet, des individus qui ne veulent pas qu’on leur dise comment faire leur travail ni être contrôlés, des équipes noyées par le nombre de projets et leurs priorités, des idées qui arrivent trop tard dans le projet pour être mises en œuvre concrètement, etc.

Une innovation pédagogique portée par des pratiques agiles à l’UBM

8L’université a donc dû apprendre à se renouveler dans un environnement concurrentiel de plus en plus incitatif au changement. Si les méthodologies traditionnelles ont longtemps eu la faveur des projets académiques, elles se sont adaptées de moins en moins à l’incertitude générée notamment par des phases de travail devenues trop cloisonnées. Des initiatives universitaires ont ainsi émergé cherchant à trouver des méthodes alternatives qui offraient plus de flexibilité et d’adaptabilité au changement. Parmi l’ensemble des méthodes agiles (XP, scrum, FDD, Lean, etc.), la méthode scrum est celle retenue par le département des Métiers du Multimédia et de l’Internet de l’Université Bordeaux Montaigne. En plus d’être basée sur la création régulière de prototypes et de livrables, l’une de ses forces principales est d’autoriser la modification de la direction prise par le projet au fur et à mesure de son développement ; ce qui répond parfaitement aux impératifs et aux spécificités d’un projet pédagogique qui s’appuie sur les interactions sociales avec les étudiants. Mais un projet ne peut être agile sans que l’équipe n’adhère, dans son intégralité, à plusieurs éthiques fondamentales : l’autogestion, la confiance, et l’apprentissage continu.

  • L’autogestion, qui est fortement en lien avec l’adaptabilité des membres et la versatilité des compétences, a besoin de transparence pour s’exprimer. Il faut en effet pouvoir être informé à tout moment de l’avancée du projet, des points de réussite et des points de blocage, afin de pouvoir redessiner les rôles de chacun pour la réussite d’une ou plusieurs « features ».

  • La confiance est le paramètre qui permet aux différents membres de l’équipe d’accepter de relever le défi du challenge, de se motiver mutuellement pour capitaliser sur les compétences existantes, et dans le même temps de catalyser leur créativité et leur capacité à transformer leurs idées en usages ou services pertinents.

  • L’apprentissage continu cultive cette aptitude constante à se remettre en question et à encourager l’expérimentation. Il favorise le développement de solutions qui maximisent la performance dans lesquelles les tests et les échecs se révèlent être des expériences très formatrices (« fail fast, learn fast »).

9Le département MMI (Métiers du Multimédia et de l’Internet) de l’IUT Bordeaux Montaigne prépare les étudiants à acquérir des compétences dans le domaine du digital, notamment de la conception à la production d’outils, de services et de contenus de communication numérique. Ce « Diplôme Universitaire de Technologie », soit un parcours postbac de niveau bac +2, propose de les accompagner dans un premier temps à développer une habileté et un goût prononcé pour la mise en forme de l’information, mais également dans un deuxième temps vise à les aider à maîtriser des technologies numériques, à appréhender leurs limites et leurs enjeux. Répondant aux attentes d’un marché du travail qui recouvre des compétences diversifiées dans ce secteur d’activité (webdesigner, développeur web, motion designer, chef de projet, etc.), les étudiants MMI sont amenés à multiplier les périodes de stage en première et deuxième année, expertise professionnelle qui est vivement appréciée par les recruteurs. 29 départements MMI sont actuellement recensés et rencontrent un succès de plus en plus marqué. Pour preuve, le département de Bordeaux Montaigne a enregistré sur 10 années une hausse de 862 % de candidatures entre 2008 (147 dossiers) et 2018 (1 268 dossiers). Ces résultats sont d’autant plus parlants qu’ils interviennent dans un contexte politico-éducatif enclin au changement et propice à implémenter un nouveau projet pédagogique inédit entièrement axé sur les méthodes agiles dès la rentrée 2018. En effet, l’élection d’un nouveau chef de département sensibilisé à ces méthodes managériales et d’un directeur des études issu du monde professionnel dont le mode de fonctionnement depuis des années est imprégné d’une approche scrum ont grandement contribué à repenser la manière d’encadrer le département et d’organiser les équipes et les enseignements. De plus, l’évaluation du département par la Commission Pédagogique Nationale prévue pour l’année 2020, ainsi que la refonte actuelle du Projet Pédagogique National pour adopter le principe d’un DUT en 180 crédits (soit un grade de Licence), ont également été déterminants pour profiter d’un environnement qui se recompose et encourager l’initiative d’une telle innovation pédagogique. Les modalités ont d’ailleurs été présentées au cours de l’Assemblée des Chefs de Département MMI au Puy-en-Velay (11 et 12 octobre 2018) et ont suscité un véritable enthousiasme. Plusieurs autres départements MMI ont souhaité initier le même projet pédagogique dans leur université, ont récupéré les codes sources des outils internes développés et commencé à tester leurs premiers ateliers transversaux.

10Le projet pédagogique vise à proposer une alternative qui pallie au modèle traditionnel universitaire qui d’une part « se dégrade et d’autre part apparaît de plus en plus inadapté aux nouvelles missions de l’enseignement supérieur » (Bireaud, 1990, p. 13). La pédagogie y est considérée « quasi exclusivement comme une relation privée entre l’enseignant et l’étudiant, relève de l’appréciation individuelle de chaque enseignant et ne saurait, pense-t-on, faire l’objet d’une recherche »3. Ainsi la direction du département a impulsé une dynamique qui encourage la multiréférentialité et la transversalité. Chaque matière, qui était normalement enseignée indépendamment des autres, est dorénavant intégrée dans un atelier thématique, qui a pour objectif de mettre en relation un ensemble de domaines et de développer une complémentarité dans les compétences. La première séance de cours vise à identifier le livrable attendu à la fin du projet thématique, qui alimentera ainsi les portfolios numériques individuels des étudiants. Le mode de fonctionnement se décompose de la manière suivante. Toutes les semaines, voire épisodiquement toutes les deux semaines, les élèves se voient dispenser des cours le matin sous forme de cours magistraux ou de travaux dirigés (« matins académiques ») par des enseignants et des professionnels, dans lesquels les fondamentaux des matières ou des chapitres de matières sont abordés. Les après-midis en mode projet (appelés workshops) sont pour leur part consacrés à l’application concrète de ces enseignements académiques au travers de sprints quotidiens qui permettent d’avancer sur le livrable final. Qu’il s’agisse de travaux personnels, en binômes ou en groupes, les thématiques sont appréhendées de manière transversale, dans un contexte défini, pour que l’élève comprenne l’intérêt professionnel des connaissances qu’il acquiert au fil du projet. Une semaine thématique peut par exemple articuler des cours de marketing, avec ceux de développement, de service sur réseau, d’anglais de design et d’écriture numérique. Cette nouvelle forme d’apprentissage permet une mise en place totale de la méthode scrum, à travers laquelle le temps de travail de chacun des projets étant limité à des blocs de compétences, permet à l’étudiant de régulièrement s’essayer à de nouvelles techniques, d’évoluer dans sa prise de responsabilité et les rôles qu’il est amené à jouer, d’enrichir ses fondamentaux théoriques pour s’adapter à la diversité des challenges proposés par l’équipe pédagogique. Enfin, chaque période de projet s’achève par ce que l’on pourrait appeler un « retour utilisateur », ou les étudiants restituent leurs points de vue sur la thématique de l’atelier, l’organisation, l’articulation, etc. Cette expérience UX permet une amélioration continue des enseignements dispensés et des modes de fonctionnement des ateliers.

Étude de cas du projet agile au sein du département MMI de l’UBM

11Nous souhaitons présenter un exemple concret d’une semaine thématique telle qu’elle est développée dans ce nouveau projet pédagogique « agile » et de la manière dont la collaboration et la coordination ont su également évoluer vers de nouvelles modalités faisant de la pluridisciplinarité et de la transversalité les éléments moteurs du travail mené. Le module d’une semaine qui s’intitule « Exister sur internet » vise à appréhender la démarche clé pour instaurer une stratégie de personal branding sur internet. Le livrable demandé aux étudiants en début de semaine est la mise en œuvre de leur portfolio numérique qu’ils doivent constituer pour le vendredi. Leur évaluation se fera en deux temps : à l’issue de la semaine elle portera tout d’abord sur les plateformes et outils utilisés, puis 3 mois après l’atelier, elle s’attachera à la manière dont les étudiants ont mis à contribution les 12 semaines passées pour travailler sur leur référencement naturel. Les concepts clés abordés se recentrent autour de l’e-réputation, du contenu optimisé et de la stratégie SEO (Search Engine Optimization), de la responsabilité des traces numériques et du délit de diffamation publique, de la cybercriminalité et des bonnes pratiques à adopter sur les réseaux sociaux ainsi que de la mise en œuvre technique d’un portfolio et de l’utilisation efficiente des réseaux professionnels. Ils correspondent dans le PPN (Projet Pédagogique National) à des « compétences visées » qui prennent appui de manière équilibrée dans l’Unité d’Enseignement 1 (Communication, culture et connaissance de l’environnement socio-économique) et dans l’Unité d’Enseignement 2 (Culture technologique et développement multimédia). Elles sont ensuite désignées par des modules référencés par exemple comme M1105 « Écriture pour les médias numériques » qui vise à analyser et concevoir une interface – navigation, ergonomie, accessibilité ou encore M1205 « Intégration web » qui cherche à sensibiliser aux notions de bases de l’intégration Web. Dans le cadre de cet atelier « Exister sur internet » 7 modules ont été directement impactés. Si des cours académiques sont dispensés le matin, les après-midis donnent lieu à des sprints quotidiens qui permettent de manière incrémentale de réaliser successivement des éléments fonctionnels utilisables pour le livrable final (création d’une page LinkedIn, création d’un compte Behance, etc.). Une évaluation en ligne a été demandée aux étudiants (un retour utilisateur) sur la qualité globale du projet de façon à impliquer les apprenants dans la conception même de l’atelier et de leur donner l’opportunité d’identifier des contenus à conforter, à ajouter ou encore à supprimer.

12Par la démonstration de cet atelier, nous souhaitions également montrer comment les méthodes agiles avaient influencé les modes d’organisation internes au sein de l’équipe pédagogique. En effet, des réunions pédagogiques ont permis aux enseignants de définir ensemble comment lier leurs matières entre elles et proposer à chaque nouvelle « itération » des liens ou des méthodes plus pertinents pour répondre aux attentes académiques et professionnelles. Les connaissances et les expertises deviennent complémentaires, car elles poursuivent un objectif commun. Elles génèrent un dialogue permanent qui enrichit les points de vue de chacun et élargit les stratégies d’intervention. Ces interactions permettent également d’identifier rapidement tout problème. Pleinement dédiée à la tâche, l’équipe en devient ainsi interfonctionnelle. Dans ce contexte, l’apprentissage s’adapte donc désormais à l’étudiant et non plus uniquement l’inverse. Il ne doit plus suivre le rythme imposé par un professeur, mais le cours suit le rythme de l’élève dans son apprentissage, tout en continuant de le challenger. Ainsi, l’équipe pédagogique va améliorer la justesse et la qualité de la formation, le contenu des cours et jauger la capacité des élèves à s’adapter à différents formats. Si lors de la période de rendu d’un projet les enseignants réalisent que certaines connaissances n’ont pas pu être assimilées correctement par l’ensemble de la promotion ou que des stratégies d’évitement ou de contournement ont été déployées, il devient alors simple de revenir sur les fondamentaux dans un prochain projet, tout en continuant d’apprendre d’autres notions de cours. Si les sprints des étudiants donnent lieu à la réalisation d’éléments fonctionnels, ils permettent également à l’équipe pédagogique de mettre en place des mécanismes d’aller-retour quotidiens à chaque fin de journée, pour échanger sur les points de blocage rencontrés ou les réussites expérimentées et de proposer de nouvelles pistes d’amélioration pour le lendemain. Pour cela, un outil de planification a été élaboré par la direction du département afin d’encourager la transparence pour communiquer, pour enregistrer les actions réalisées, ou également pour consigner les retours d’utilisation et de rétrospectives.

13Mais il serait utopique de croire que l’agilité ne rencontre aucun frein et se présenterait comme la solution à tous projets pédagogiques. Si elle a suscité auprès des étudiants un enthousiasme marqué qui atteste de « la volonté [du département MMI] d’avoir une approche non-scolaire et plus professionnalisante […] très pertinente […] qui apporte une culture du numérique indéniable », elle a pourtant rencontré au sein de l’équipe pédagogique une résistance au changement pour certains enseignants. En effet, l’agilité, et par conséquent la méthode scrum, ne sont alors que des philosophies de pensée, encadrées par des règles qu’une équipe doit s’approprier dans un contexte qui lui est propre. Or dans le cas du département MMI certains facteurs humains comportementaux ont grandement fait obstacle à la mise en place du projet. En effet, alors que le rôle de l’enseignant est central dans la réussite de l’activité agile, il est beaucoup plus difficile de travailler en équipe si certains membres ne sont pas persuadés de la méthode appliquée, voire la rejettent totalement. Plusieurs réunions pédagogiques ont été révélatrices d’un manque de dialogue, de méconnaissances, de non-implication affichée qui ont pu générer de manière ponctuelle des motifs d’échecs provisoires. Certains ont ainsi fait état d’une résistance au mode d’organisation : « je ne comprends pas le fonctionnement des ateliers, j’ai besoin de TP (travaux pratiques) pour faire mon contenu de cours […] je faisais comme ça l’année dernière, j’ai toujours fait comme ça ». D’autres ont marqué leur résistance au travail collaboratif et à la transversalité : « je n’ai pas besoin de travailler avec qui que ce soit […] je n’ai pas besoin d’intervenants extérieurs pour me dire comment faire mon travail ». Pour certains, c’est la transparence qui était à remettre en question « tout n’a pas à être montré » quand pour d’autres c’est le retour utilisateur qui est mal vécu : « La parole des étudiants a trop de pouvoir et on légitime une démarche consumériste qui vise maintenant à nous juger, nous les enseignants ». Ces obstructions n’ont pas qu’été identifiées en interne. Elles ont également été signalées par les étudiants qui nous ont indiqué à maintes reprises que « les différends au sein de l’équipe pédagogique se font ressentir. Que ce soit au niveau de l’organisation ou de la formation en général. Les projets s’entremêlent et il arrive que la cohérence du thème d’une semaine ne soit pas respectée à cause de tout cela ». Ces vives protestations nous ont fait prendre conscience de la nécessité pour un projet pédagogique « agile » de mettre en place des accompagnements idoines pour faciliter l’adhésion des membres récalcitrants afin de « permettre la compréhension de l’évolution d’un éco-socio-système » et dans le même temps, sensibiliser « à l’importance de la concertation et de la négociation entre acteurs » (Vidal, Simonneaux, 2011 : 56). Puisqu’il est impossible dans un système universitaire de renouveler entièrement une équipe pédagogique et de la recomposer sur la base d’enseignants ayant une véritable volonté d’appliquer la méthode scrum, de se former à cette dernière et de croire en son impact bénéfique, il faut donc envisager des solutions intermédiaires où un renforcement en coaching, formation, voire outillage peuvent être des préconisations qui peuvent minimiser certaines craintes.

Conclusion

14Nous voudrions emprunter les mots de Jean Joanny (2017) qui est consultant en management & organisation digital chez Keley Consulting et qui dans un article intitulé L’agilité, comment surmonter les freins et les idées reçues pour bien la mettre en place ? a expliqué : « il ne faut pas craindre les échecs, au contraire, il faut pouvoir les accepter et les utiliser pour apprendre et s’améliorer. Enfin, une fois que les nouvelles initiatives commencent à porter leur fruit, il faut les mettre en valeur, les célébrer pour éviter que l’ancienne culture ne revienne. Petit à petit, l’agilité prendra sa place dans la vision de l’entreprise et de nouvelles compétences et valeurs feront leur apparition ».

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Notes

1 http://agilemanifesto.org/principles.html [consulté le 3 mai 2019]

2 Voir à ce sujet l’article de présentation du dossier.

3 Ibid.

Pour citer ce document

Marlène Dulaurans et Oscar Motta, «L’agilité sur les bancs de l’université !», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 16-varia, DOSSIER,mis à jour le : 26/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=845.

Quelques mots à propos de : Marlène Dulaurans

Université Bordeaux Montaigne, MICA (EA 4426). Courriel : marlene.dulaurans@u-bordeaux-montaigne.fr

Quelques mots à propos de : Oscar Motta

Université Bordeaux Montaigne, MICA (EA 4426). Courriel : oscar.motta@u-bordeaux-montaigne.fr