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DOSSIER

Raphaël Marczak

Concevoir et implémenter un jeu video sérieux : un duo d’équilibristes entre pédagogie et game design

Article

Texte intégral

1Ces dernières années, plusieurs jeux vidéo sérieux centrés sur l’acquisition de compétences informationnelles ont vu le jour ; que ce soit en abordant l’angle de la recherche documentaire, celui de la prévention du plagiat, ou encore celui de la détection des fake news. Ces développements ludopédagogiques font écho à l’intégration de plus en plus signifiante du média vidéoludique comme vecteur pédagogique, initiée depuis le début des années 2000.

2La motivation derrière l’utilisation des jeux vidéo sérieux en contexte d’apprentissage est double (Alvarez et Djaouti 2012). Tout d’abord, une entité interactive telle que le jeu vidéo représente un système adaptatif capable de s’harmoniser aux actions d’un joueur, et donc à son niveau d’apprentissage. Cette adaptation permet notamment d’essayer de maintenir le joueur-apprenant dans l’état psychologique du flow (Csikszentmihaly 1990), c’est à dire un ressenti agréable l’amenant à ne pas voir le temps passer, et qui se trouve à son paroxysme lorsqu’un équilibre optimal est atteint entre les compétences du joueur et sa confiance dans la réalisation d’un objectif précis. Utiliser un jeu vidéo permet également de combiner la notion d’expérience joueur (Nacke et al. 2009) à celle de l’expérience apprenant, et de penser ainsi la conception d’un système ludopédagogique comme centré sur l’immersion du joueur-apprenant ; que ce soit en utilisant des mécanismes d’implications (ludiques, narratifs, sociaux, émotionnels, stratégiques, kinesthésiques) (Calleja 2011), ou des processus de motivation basés sur les récompenses immédiates (Skinner 1965), et ainsi maintenir stimulé l’apprentissage, que ce soit sur le court terme (finir une activité commencée : micro-implication) ou sur le long terme (revenir plus tard pour compléter l’ensemble des activités) (macro-implication).

3En parallèle et de manière plus générale, les jeux vidéos (sérieux ou non) ont été au centre de nombreux processus de démocratisation, et ont gagné en influence au sein de nos sociétés. Du point de vue des pratiques tout d’abord, les jeux vidéo ont quitté les périphériques fixes, principalement destinés à une communauté restreinte de joueurs, pour conquérir les périphériques nomades et toucher un public beaucoup plus large et diversifié. Du point de vue académique, les game studies ont gagné en importance depuis plus de deux décennies maintenant (Aarseth 2001), et embrassent des disciplines aussi variées que l’informatique, la psychologie, la sociologie, et les sciences de l’information et de la communication. Du point de vue créatif enfin, la mise à la disposition au grand public de moteurs de jeux vidéo puissants (Unity3D, Unreal Engine, Godot, etc.) a permis l’émergence d’une culture indépendante, diversifiant par là même les thématiques vidéo-ludiques proposées aux joueurs, et a permis au monde académique de produire des systèmes interactifs à faibles coûts.

4Ceci étant dit, concevoir un jeu vidéo sérieux représente un vrai travail d’équilibriste entre pédagogie et game design. En effet, s’il est nécessaire de garantir que le système ludopédagogique soit à la fois immersif et motivant, à travers notamment la narration et le ludique ; il ne faut pas que cela se fasse au dépend de la pédagogie. Cela pourrait avoir alors comme impact délétère un apprentissage, non pas des enseignements désirés, mais des éléments de gameplay eux-mêmes. Dans l’autre sens, un poids trop important de l’apprentissage au sein de l’univers vidéo-ludique risquerait de briser l’immersion du joueur, et donc de le sortir à la fois du flow, et de la micro et macro implication. Cette communication propose donc de mettre l’accent sur ce travail d’équilibriste, en justifiant l’intérêt d’avancer en duo, avec à la fois un expert en pédagogie et un expert en game design. Elle est notamment axée sur un retour d’expérience avec le jeu Subpœna, illustrant ce travail d’équilibristes en utilisant un exemple concret.

Un duo d’équilibristes à l’œuvre pour la création d’un jeu vidéo sérieux : l’exemple de Subpœna

5Concevoir un jeu vidéo sérieux centré sur l’expérience joueur/apprenant est un processus complexe, qui ne se limite pas à gamifier une ingénierie pédagogique existante. En effet, la différence fondamentale entre gamification et jeu sérieux réside au cœur même de la phase de conception préliminaire d’un système d’apprentissage (Marczewski 2013). Gamifier une ingénierie pédagogique signifie faire intervenir les éléments de jeu (scores, succès, compétitions, collaborations, etc.) une fois celle-ci intégralement définie ; les éléments ludiques s’ajoutant alors à cette pédagogie. En revanche, concevoir un jeu vidéo sérieux implique que game design et ingénierie pédagogique soient pensés de concert, comme deux entités interconnectées qui s’influencent et s’enrichissent mutuellement ; la pédagogie doit alors être pensée comme partie intégrante du game design, et inversement. Implémenter un jeu vidéo sérieux est donc une performance à quatre mains, au sein d’un duo d’équilibristes chancelant devant trouver à chaque pas une balance optimale entre apprentissage et ludique. Se passer d’une expertise ou d’une autre fait courir le risque de déstabiliser l’apport réel du jeu sérieux pour l’apprentissage. Un ingénieur pédagogique a sa propre expérience du ludique, comme un game designer possède sa propre expérience de l’enseignement ; et ces expériences représentent des contributions qu’il ne faut pas ignorer. Mais une expérience ne fait pas une expertise, et se lancer en solo peut amener un biais considérable, voir un déséquilibre total, au cœur même du dispositif ludopédagogique final.

6Pour illustrer ce travail d’équilibristes, nous proposons de décrire un retour d’expérience de la phase de conception du jeu Subpœna (Brzustowski-Vaïsse, Marczak, et Marie-Montagnac 2018) qui a été mis en ligne en 2018 par l’Université de Bordeaux3 à destination des enseignants et du grand public. Subpœna est un jeu sérieux de type escape game, dont l’objectif principal est d’initier les étudiants de Licence aux thématiques de la citation et de l’intégrité scientifique). Pendant plus d’une année, le développement de Subpœna a été co-supervisé par deux spécialistes, intervenant aux deux extrémités pédagogique et ludique du design de l’application. A chaque étape, les propositions de l’un étaient questionnées par l’autre, courtoisement, jusqu’à ce qu’un consensus ait pu être trouvé. Ceci est illustré avec une énigme amenant un étudiant à reconstituer la référence bibliographique d’un livre, afin qu’il apprenne à le de rechercher, à le trouver dans une bibliothèque, et à le citer correctement.

7Nous proposons de décrire ici le processus créatif, ainsi que les échanges continus entre pédagogie (à gauche) et game design (à droite), qui ont permis d’aboutir à un consensus à la fois ludique et pédagogique.

Pédagogie Game Design
Le comité de pilotage de Subpœna a établi une liste de références à savoir reconstituer, et notamment la référence d’un livre. Il faut que l’apprenant puisse glisser-déposer et ordonner les champs constituant une référence de livre, telles que Auteur, Titre, Édition et Date.
Reconstituer une référence de livre peut passer par la résolution d’un puzzle : une référence a été déchirée par une personne mal-intentionnée, et le joueur est alors amené à recoller cette référence.
Reconstituer un puzzle ne permet pas de s’assurer que l’apprenant a bien identifié les champs de la référence. Il pourrait très bien reconstituer “visuellement” par rapport aux propriétés morphologiques des bords de chaque pièce du puzzle. Il faut adapter la solution de game design.
Plutôt que déchirée, la référence pourrait alors avoir été réduite en “bandelettes” par une broyeuse. Ainsi, la morphologie des pièces n’entre plus en compte. En revanche, pour s’assurer que l’ordre des champs a été trouvé par le joueur, il faudra rajouter des logos sur chaque bandelette. Ceux-ci définiront alors le code à taper à sur un digicode pour débloquer la bibliothèque.
Si les logos ont un aspect ludique indéniable, ils ne permettent pas de créer une mnémotechnie simple et efficace. Il faudrait faire un digicode basé sur des lettres plutôt que des images, et écrire sur chaque bandelette la première lettre du type de champ (A : Auteur, T : Titre, E : Édition, D : Date).
Le code ATED ouvre donne donc accès à une bibliothèque (cachée). Cette bibliothèque doit être remplie de “faux” livres afin d’amener le joueur à chercher la référence comme dans un jeu de cache-cache.
Un jeu de “cache-cache” n’est pas cohérent avec la manière dont un étudiant doit rechercher une référence documentaire dans une bibliothèque. Plutôt que de mettre les livres dans un ordre arbitraire, il est nécessaire de les ordonner en suivant le système de classification Dewey, et d’initier l’apprenant à son utilisation.
Pour rester dans une ambiance d’enquête, les codes Dewey pourrait apparaître de manière fluorescente lorsque le joueur éteint la lumière.
Cela est une possibilité, mais il faut alors s’assurer que le joueur éteindra bien la lumière et sera alors confronté à ce système. Il faut également qu’il puisse voir que ce système est basé sur des catégories et des sous-catégories.
Etc.

8Les principales étapes de cette collaboration peuvent être illustrées sur les figures suivantes. En haut se situe le point de départ pédagogique pour la reconstitution d’une référence (a). Vient ensuite la proposition finale en « bandelette » avec l’astuce mnémotechnique ATED (b), et enfin l’ajout du système Dewey de manière diégétique au sein de l’espace vidéoludique (c).

Conclusion

9L’objectif principal de ce propos a été d’illustrer, sur un cas concret, l’importance de garder un équilibre optimal entre ludique et pédagogique lors de la création d’un jeu vidéo sérieux, et ce dès la phase de brainstorming. Ni le game design, ni le design pédagogique, ne doivent être relégués en second plan, tant ils se complètent et s’enrichissent mutuellement. L’expérience joueur doit être optimale pour profiter du flow et de la micro et macro-implication, et la pédagogie doit être centrale afin de s’assurer que l’apprenant retire bien de l’expérience générale une meilleure connaissance de la matière enseignée. Pour placer le joueur-apprenant au sein d’un cercle vertueux, il est nécessaire que celui-ci se sente à la fois dans un univers immersif, et dans un processus d’apprentissage. Le projet CIEL souhaite aujourd’hui pouvoir étudier et valider l’impact effectif de ce travail d’équilibristes sur l’apprentissage des compétences informationnelles. Pour ce faire, le développement d’un système de recueil de métriques de gameplay (Drachen, Seif El-Nasr, et Canossa 2013) pour tenter de quantifier l’expérience joueur-apprenant est en cours, et devrait être mis à disposition de la communauté scientifique prochainement.

Bibliographie

AARSETH, Espen. 2001. « Computer Game Studies, Year One ». Game Studies vol. 1, n° 1.

ALVAREZ, Julian, et DJAOUTI Damien. 2012. Introduction au Serious Game.

BRZUSTOWSKI-VAÏSSE, Katie, MARCZAK, Raphaël et MARIE-MONTAGNAC, Hélène, 2018. De Subpœna à CIEL : étude de l’acquisition de compétences informationnelles à travers une approche vidéoludique pluridisciplinaire. In : Communication et organisation. n° 54, p. 229-240.

CALLEJA, Gordon. 2011. In-Game : From Immersion to Incorporation. Cambridge, MA : The MIT Press.

CSIKSZENTMIHALY, Mihaly. 1990. Flow : The Psychology of Optimal Experience. Harper Perennial.

DRACHEN, Anders, SEIF EL-NASR Magy, et CANOSSA Alessandro. 2013. « Game Analytics - The Basics ». [en ligne] In Game Analytics. [consulté le 2 mai 2019] http://andersdrachen.files.wordpress.com/2012/08/thebasics.pdf,

MARCZEWSKI, Andrzej. 2013. « What’s the difference between Gamification and Serious Games ? » Gamasutra (blog). [consulté le 2 mai 2019] http://www.gamasutra.com/blogs/AndrzejMarczewski/20130311/188218/Whats_the_difference_between_Gamification_and_Serious_Games.php.

NACKE, Lennart E., DRACHEN Anders, KUIKKANIEMI Kai, NIESENHAUS Joerg, KORHONEN Hannu J., VAN DEN HOOGEN Wouter M., POELS Karolien, IJSSELSTEIJN Wijnand A., et DE KORT Yvonne A. W.. 2009. Playability and Player Experience Research. London, UK : DiGRA. [consulté le 2 mai 2019] http://www.bth.se/fou/forskinfo.nsf/17e96a0dab8ab6a1c1257457004d59ab/e0a8cdd8cfc0c7e6c125762c005557c0!OpenDocument.

SKINNER, B. F. 1965. Science and human behavior. First Free Press Paperback edition. New York, NY : The Free Press

Notes

1 (2013) http://lol.univ-catholille.fr/fr/content/serious-game [Consulté le 5 mai 2019]

2 (2018) http://doc-pedagogie.u-bordeaux.fr/ [Consulté le 5 mai 2019]

3 http://doc-pedagogie.u-bordeaux.fr/ [Consulté le 5 mai 2019]

Pour citer ce document

Raphaël Marczak, «Concevoir et implémenter un jeu video sérieux : un duo d’équilibristes entre pédagogie et game design», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 16-varia, DOSSIER,mis à jour le : 26/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=847.

Quelques mots à propos de : Raphaël Marczak

Université Bordeaux Montaigne, MICA (EA 4426). Courriel : raphael.marczak@u-bordeaux-montaigne.fr