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FORMATION

Aurélia Lamy

Définir et mettre en œuvre une approche par compétences. Entretien avec Francois Georges1

Article

Texte intégral

Pour commencer pourriez-vous définir ce qu’est une compétence ?

Pour définir la compétence, je me réfère à la définition forgée et amplement documentée par Jacques Tardif dans son ouvrage de 2006 (p. 22)2 : « Un savoir-agir complexe prenant appui sur la mobilisation et la combinaison efficaces d’une variété de ressources internes et externes à l’intérieur d’une famille de situations ». Je me risquerais à paraphraser cette définition en associant la compétence à une responsabilité professionnelle qui se suffirait à elle-même, qui serait isolable, autrement dit qui pourrait constituer à un moment donné l’essentiel du temps de travail d’une personne (un ingénieur peut à un moment donné se centrer sur la conception d’un projet et à un autre sur sa mise en œuvre). Ce savoir-agir s’exercerait de manière propre à cette profession. Concrètement, en lisant le référentiel de compétences de physique, je devrais reconnaître le physicien, son épistémologie propre, les lunettes avec lesquelles il regarde le monde. Nécessairement, cette compétence s’exerce en situation. Pour la mettre en œuvre, il convient de mobiliser un ensemble de ressources, savoirs, savoir-faire, attitudes. Cela inclut donc des ressources internes – des façons d’analyser le monde que nous avons intériorisées, mais aussi des ressources externes – le recours par exemple à des personnes compétentes ou à des connaissances nouvelles. Selon les situations, la personne compétente mobilise et combine d’une façon particulière ces ressources. Elle les « place en interaction au service d’un agir efficace » (Tardif, 2006, p. 29).

Dans l’introduction de votre ouvrage, vous abordez la compétence comme un concept relevant de l’« ordre de l’action et de la mise en actes », qu’est ce qui la différencie du savoir-faire ?

Le savoir-faire n’est pas au même niveau que la compétence. Comme nous l’avons vu dans la définition proposée par Tardif (2006), le savoir-faire est une ressource au service de la compétence.

Le savoir-faire s’apparente à une procédure simple. Il s’entraîne de manière décontextualisée et est transférable tel quel d’une situation à l’autre. La compétence, par contre, ne peut se développer qu’en contexte. Elle s’adapte aux situations. Chauvigné (2018, p. 135)3 d’expliciter : « la compétence se présente comme doublement adaptative : son organisation permet l’adaptation aux situations, et sa mise en œuvre dans l’activité, permet l’adaptation de son organisation ». Les situations sont essentielles au développement des compétences. Ce sont elles qui font « émerger la nécessité d’acquérir de nouvelles connaissances (savoirs, savoir-faire, savoir-être) pour mieux maîtriser la complexité, tant dans la compréhension que dans l’action. » (Tardif, 2019)4. La compétence contrairement au savoir-faire n’est ni automatisée ni figée. Elle se développe dans la rencontre de situations de plus en plus complexes.

Le savoir-faire, tout comme le savoir ou encore les attitudes professionnelles sont nécessaires à la compétence. Autrement dit, pour qu’il y ait compétence il faut qu’il y ait maitrise de savoir, de savoir-faire et des attitudes.

Comment expliquer que le concept de compétence fasse encore polémique aujourd’hui, notamment dans les milieux universitaires ?

Des chercheurs se sont intéressés aux usages du mot compétence dans les domaines de l’éducation et de la formation. Parmi eux Souto Lopez (2016, p. 135)5 qui constate qu’en un siècle, le mot compétence a été utilisé « pour défendre des visions différentes de l’enseignement, de son rôle dans la société et de son organisation ». Ainsi le mot a été utilisé aux États-Unis au début du siècle passé notamment par l’armée pour désigner les procédures auxquelles former rapidement les nouvelles recrues. L’idée était d’entraîner la main-d’œuvre à la reproduction de séquence d’actions observée auprès d’ouvriers qualifiés. À partir des années septante, dans un souci de démocratisation des enseignements, les Etats, soucieux d’offrir à chaque citoyen une même formation de base, définissent des socles de compétences. Fin des années nonante, l’Europe, désireuse de faciliter la mobilité des étudiants, invite les écoles et universités à préciser, entre autres, les compétences travaillées dans leurs programmes.

Ces multiples acceptions pourraient à juste titre justifier le refus des enseignants à entrer dans l’approche par compétences (APC). Notre enseignement supérieur a plus d’ambition que d’entraîner des étudiants à l’application de procédures ou que de déverser des connaissances basiques. Il ne se laisse pas non plus régir par des principes purement administratifs.

Éric Mangez, professeur à l’Université Catholique de Louvain, s’est lui aussi intéressé à l’usage du mot compétence dans le domaine de l’éducation. Il constate que ce terme occupe une place de plus en plus prégnante dans les décrets qui régissent l’enseignement, et ce, quel que soit le parti politique à leur origine et quelle que soit la situation géographique du pays. Mangez (2017)6 questionne ce succès. Parmi les réponses possibles, figure l’idée que le mot compétence dans l’enseignement résulterait de la mainmise du monde économique sur l’éducation. Sans nier l’influence de l’économie, Éric Mangez nuance cette proposition en constatant que d’autres sphères, notamment la sphère juridique, influenceraient aussi l’organisation de nos enseignements. Selon lui, nous sommes entrés dans une nouvelle phase de modernité caractérisée par l’incertitude. L’APC, parce que centrée sur des performances complexes, apporterait une réponse à ce nouveau besoin d’adaptation aux incertitudes.

Si on s’intéresse davantage aux enjeux de cette notion, le fait d’organiser les formations par compétences n’est-il pas un moyen de réduire l’écart qui s’est creusé entre le monde académique et le monde socio-économique ?

L’APC telle que proposée par Tardif est relativement neuve. Nous n’avons pas encore le recul suffisant pour constater un rapprochement effectif entre le monde académique et le monde socio-économique. Certes, l’intervention de professionnels dans la construction de référentiel de parcours professionnalisant participe à ce rapprochement. La question de la qualité de l’intégration des nouveaux diplômés dans la sphère professionnelle demeure quant à elle ouverte. Forts des recherches menées sur les effets des apprentissages actifs7, nous pouvons espérer que l’APC, qui leur donne une grande place, favorise cette insertion professionnelle. Je m’explique. L’APC part du principe que pour devenir compétent, il convient d’être entraîné à mettre en œuvre la compétence : par exemple, pour apprendre à concevoir un projet de développement territorial durable, il faut en mener plusieurs pendant son parcours de formation. L’APC favorise donc le déploiement d’activités authentiques parmi lesquelles la pédagogie par projet, l’approche par problème, la résolution de cas, la simulation, le stage, etc. (Prégent et al. 2009, p. 142)8. Plusieurs de ces approches ont fait l’objet d’évaluation. Il en ressort que non seulement elles soutiennent un apprentissage durable, mais aussi favorisent une meilleure insertion dans le monde professionnel.

Ce qui nous intéresse dans l’APC, c’est son potentiel à contrer les manques d’engagement des étudiants, l’apprentissage en surface, l’absence d’esprit critique ou encore la difficulté à transférer les apprentissages dans le concret. Ce potentiel concerne toutes les formations qu’elles soient ou non professionnalisantes.

L’approche par compétences peine à investir le monde académique, comment permettre son intégration alors même que les approches pédagogiques sont prioritairement disciplinaires ?

Il convient de partir d’une page blanche. D’aucuns, après avoir défini leur référentiel de compétences, tentent d’y coller les cours existants. Ils se perdent alors dans d’interminables matrices rassurantes dans un premier temps, mais in fine, inopérantes ou, en tous cas, peu propices à des changements majorants en termes d’organisation des enseignements et donc difficilement susceptibles de contrer les manquements observés en matière d’apprentissage. Le meilleur conseil que je donnerais est de toujours garder en tête le profil de sortie et de s’interroger sur la façon d’y parvenir. Ce travail doit idéalement être mené collectivement. Il ouvrira nécessairement sur des décisions douloureuses pour ceux qui ne souhaitent pas changer. Pour me résumer, je dirais ne partez pas des moyens, mais des compétences visées.

Quel processus favorise l’adoption d’un programme par compétences ?

Pour se lancer dans une approche par compétences, il est nécessaire dans un premier temps de s’entendre sur le profil de sortie. Cette étape fait généralement rapidement consensus. D’un point de vue méthodologique, nous conseillons de travailler en petit groupe avant validation auprès des collègues, étudiants et professionnels. La deuxième phase du processus consiste à réformer le programme de sorte qu’il serve les compétences. C’est à ce stade que se manifeste le plus de résistance. Beaucoup éprouvent des difficultés à envisager d’autres modalités d’enseignement que celles qui consistent à accumuler des connaissances avant de les mettre en application. Assurément cette approche transmissive s’impose dans certaines situations centrées sur la maîtrise de connaissances, mais elle ne permet pas de soutenir le développement de compétences. Il convient de penser les apprentissages à partir de situations complexes qui offrent aux étudiants la possibilité de mettre en œuvre leurs compétences en contextes authentiques. Les grilles horaires des étudiants sont surchargées. Nous ne pouvons pas envisager d’y intégrer simplement de nouvelles situations d’apprentissage et d’évaluation. Il va falloir, comme dit ci-devant, s’interroger sur les contenus qui provoquent les apprentissages et le passage d’un niveau de développement de compétence à l’autre. Ce travail entraînera probablement la suppression de certains contenus. Évidemment, tout n’est pas à jeter et il est fort à parier que certaines activités moyennant quelques changements retrouveront leur place dans la nouvelle maquette.

En effet, un des principaux freins à la mise en œuvre de l’approche par compétences semble être ce déplacement de focale, comment selon vous peut-on sortir des approches disciplinaires ?

Je vous renverrais à la stratégie de la page blanche évoquée précédemment.

Cela dit, force est de constater que certains enseignants ignorent les professions futures de leurs étudiants. Sans cette représentation des issues professionnelles futures, il est difficile pour eux d’entrer dans une approche par compétences. Des actions sont possibles. Je songe notamment au cours de « Question d’actualité en environnement » mis en place par Catherine Colaux (2013)9 à l’université de Liège pour favoriser ce rapprochement entre les disciplines et les compétences de l’agronome. L’idée est de soumettre à tous les enseignants une question d’actualité et d’inviter ceux qui le désirent à proposer des pistes de solution sur base des contenus propres à leurs disciplines. Une autre façon de procéder est d’associer les enseignants disciplinaires aux séminaires « traces » au cours desquels les étudiants expliquent les façons dont ils ont développé leur compétence dans leurs projets à l’école ou dans le monde professionnel. Une autre façon encore de sensibiliser les enseignants est de les inviter aux séances dédiées à la présentation des compétences par des professionnels issus d’horizons différents.

Bien entendu, ces informations sur les compétences futures de leurs étudiants et sur l’apport de leurs disciplines ne suffisent pas à les convaincre. Encore faut-il leur prouver que les étudiants apprennent aussi bien à travers des approches actives qu’à l’aide de cours plus conventionnels. Une façon de procéder est d’organiser une situation d’apprentissage et d’évaluation complexe et leur permettre de prendre part au jury pour vérifier les bases théoriques mobilisées par l’étudiant pour prendre des décisions et mener à bien ses tâches.

Justement concernant l’évaluation, quelle forme doit-elle prendre selon vous ?

L’évaluation doit nécessairement être réalisée en contexte, en situation réelle ou simulée. Idéalement cette compétence doit être entrainée dans des situations variées pour vérifier l’adaptation de l’étudiant. L’action ne suffit pas. Il faut encore demander à l’étudiant de prendre du recul, d’évaluer ses démarches, ses résultats et de les justifier sur base notamment de connaissances. Il lui revient la charge de la preuve du développement de ses compétences. C’est à lui d’identifier dans ses actions un faisceau de traces qui atteste de la mise en œuvre de la compétence en lien avec le niveau visé et dans le respect des critères qualité attendus. Ces preuves sont généralement consignées dans un portfolio évalué par un jury.

Notre difficulté en matière d’évaluation des compétences est liée à notre culture de la mesure, du souci de l’objectivité et de la standardisation. Ces dimensions se prêtent parfaitement à l’évaluation de performances simples comme la connaissance, mais pas à l’évaluation de performances complexes comme la compétence, qui est nécessairement contextualisée et davantage sujette à l’appréciation qu’à la mesure (Scallon, 2015, p. 102-103)10.

Cette démarche semble répondre à des besoins explicites que ce soit du point de vue de l’enseignement supérieur, qui nécessite une mise à jour permanente des pédagogies mises en œuvre, que du point de vue du monde socio-économique qui accueille les étudiants. Quelles peuvent être les limites de cette approche ?

L’un des dangers prend racine dans l’injonction des Etats à réformer rapidement les programmes selon une approche par compétences. Dans l’urgence, certains se contentent d’effectuer une réforme de façade en substituant simplement dans la présentation de leur programme le mot objectif par le mot compétence. « Entrer en compétences », ce n’est pas se contenter d’une réforme cosmétique, c’est accepter de changer de paradigme d’apprentissage et en conséquence de revoir en profondeur l’organisation de la formation et de l’enseignement. C’est plus exigeant que remplacer un mot par l’autre.

Un autre danger qui lui aussi trouve son origine dans certains textes ministériels est de se réfugier dans les compétences dites « transversales ». Ce refuge permet aux enseignants de faire l’impasse sur ce qui est à mettre en place pour soutenir le développement de compétences « cœur de métier » et de se décharger sur d’autres spécialistes de l’évaluation des compétences dites transversales. Pour éviter ces dérives, nous invitons les enseignants à intégrer les compétences « transversales » dans les compétences « cœur de métier ».

Il existe encore quantité d’autres dérives. Je retiendrais encore celle qui consiste à s’engager dans l’APC sans s’interroger sur ce qu’est apprendre, sans se préoccuper des conditions qui favorisent un apprentissage en profondeur.

Notes

1  Marianne Poumay, Jacques Tardif, François Georges, Organiser la formation à partir des compétences. Un pari gagnant pour l’apprentissage dans le supérieur, De Boeck, 2017, 364 p. Entretien réalisé le 2 mai 2019.

2  Jacques Tardif, L’évaluation des compétences : Documenter le parcours de développement, Chenelière Education, 2006, 363 p.

3  Chauvigné C., (2018). Une perspective développementale de l’évaluation des compétences. Dans C. Loisy & J.-C. Coulet (dir). Compétences et approche-programme. Outiller le développement d’activités responsables. Lyon, France : ISTE éditions

4  Tardif J., (18 au 20 mars 2019). Formation Démarches compétences – Pédagogie par projets (rapport interne). Yamassoukro, Côte d’Ivoire.

5  Souto Lopez M., (2016). Acquis d’apprentissage et enseignement supérieur. Louvain-la-Neuve : Academia-L’Harmattan.

6  Mangez E., (28 avril 2017). L’approche par compétences dans le champ de l’enseignement qualifiant et de la formation professionnelle. Présentation au colloque du Conseil de l’Education et de la formation, Bruxelles.

7  Kolmos A., Holgaard J., & Du X., (2009). « Transformation du curriculum : vers un apprentissage par problèmes et par projets » in D. Bédard & J.-P. Béchard (Eds.), Innover dans l’enseignement supérieur (pp. 151-166), Paris : Presses universitaires de France.

8  Prégent R., Bernard H., & Kozanitis A., (2009). Enseigner à l’université dans une approche-programme. Montréal : Presses internationales Polytechnique.

9  Colaux C., Georges F. & Poumay M., (2013). Apport des TICE dans la mise en place d’une pédagogie active pour les grands groupes. Actes du VIIe colloque Questions de Pédagogie dans l’Enseignement Supérieur (pp. 19-27). Sherbrooke, Canada.

10  Scallon G., (2015). Des savoirs aux compétences. Louvain-la-Neuve, Belgique : De Boeck.

Pour citer ce document

Aurélia Lamy, «Définir et mettre en œuvre une approche par compétences. Entretien avec Francois Georges1», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 16-varia, FORMATION,mis à jour le : 26/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=850.

Quelques mots à propos de : Aurélia Lamy

Université de Lille, Laboratoire GERIICO. Courriel : aurelia.lamy@univ-lille.fr