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MONDES PROFESSIONNELS

Geoffrey Volat

Doctorant CIFRE : un chercheur dans l’action. Pour une approche communicationnelle des processus de co-construction de l’action publique

Article

Texte intégral

1Actuellement en troisième année de doctorat au sein du laboratoire Communication et sociétés, sous la direction d’Éric Dacheux, nous souhaitons exposer l’originalité de notre thèse. Entamée en juin 2017, il s’agit d’une thèse CIFRE réalisée au sein de Clermont Auvergne Métropole sur la co-construction des politiques publiques d’économie sociale et solidaire. Plus précisément, nous étudierons les leviers et les obstacles communicationnels dans ces processus de co-construction de l’action publique.

2Être doctorant CIFRE au sein de Clermont Auvergne Métropole, ce n’est pas seulement être un chercheur « sur l’action », mais plutôt être un chercheur « dans l’action » (Lallé 2004, p. 46). Cette affirmation nécessite une clarification sur la posture que nous avons pu adopter durant notre thèse, et notamment sur l’approche communicationnelle qui a guidé nos travaux de recherche dans une dialogique permanente entre acteur et chercheur.

3Ainsi, dans un premier temps, nous nous attacherons à décrire les aspects intellectuels, techniques, relationnels, et méthodologiques qui nous semblent caractéristiques d’une recherche en thèse CIFRE.

4Une fois ce travail réalisé, nous aborderons brièvement les approches théoriques communicationnelles que nous avons mobilisées, pour ensuite nous concentrer sur une proposition d’approche communicationnelle par la médiation et la traduction, car elle correspond à la fois à notre posture de doctorant CIFRE au sein de la collectivité, tout autant qu’à un véritable enjeu communicationnel dans les processus de co-construction de l’action publique.

5Enfin, nous nous livrerons à un travail réflexif en tentant de décrire l’intérêt, les limites et les difficultés que nous avons identifiés dans notre travail de thèse en tant que doctorant CIFRE.

Une thèse CIFRE, ou la place d’un chercheur acteur au cœur de son objet de recherche

6La CIFRE a la particularité d’offrir au doctorant un statut situé entre une organisation et une université. En ce sens, le doctorant CIFRE est un acteur d’une organisation chargé de réaliser un certain nombre de missions opérationnelles, mais qui est également soumis à des exigences académiques propres à la réalisation de sa thèse (Berthelot 2006). Outre l’intégration habituelle du doctorant dans un laboratoire, la réalisation du travail scientifique passe donc également par une intégration au sein d’une équipe dans l’organisation employeuse (Hellec 2014). Nous concernant, c’est au sein de la Direction Générale des Dynamiques Économiques et de l’Emploi (DGA DEE) de Clermont Auvergne Métropole1 que nous réalisons notre thèse depuis juin 2017.

7Ainsi, la finalité d’une CIFRE est à la fois de livrer un travail de recherche qui contribue aux avancées des connaissances scientifiques, tout en s’attachant à ce que ces connaissances soient pragmatiquement assimilables et utilisables pour l’organisation employeuse.

Les trois grandes caractéristiques d’une recherche dans l’action

8Caractérisée par une relation originale au terrain de recherche, la CIFRE nous a amené à questionner notre posture d’apprenti chercheur. En effet, puisque le statut de doctorant CIFRE implique un rôle de praticien engagé sur des missions opérationnelles et par un contrat de travail, nous utiliserons le terme de chercheur-acteur déjà proposé par Béatrice Lallé (2004) pour qualifier notre posture de recherche.

9Partant, nous allons ici tenter de mettre à jour les conditions de réalisation de notre travail de recherche. À cet égard, nous retenons trois grandes caractéristiques qui illustrent cette recherche « dans l’action » et qui légitiment la notion de chercheur-acteur.

10D’abord, une recherche qui s’inscrit dans l’action est sujette aux vicissitudes des phénomènes étudiés. En tant que chercheur acteur, nous avons vécu un grand nombre de situations et d’événements relatifs au processus de co-construction de l’action publique. Naturellement, ces événements sont tantôt venus conforter nos hypothèses de recherche ou les ont parfois contrariés. Mais ils ont également parfois pu impacter la dynamique de co-construction (décision politique, éléments de contexte, dégradation des relations interpersonnelles). Nous avons donc dû appréhender ces vicissitudes comme autant d’éléments heuristiques façonnant les processus de co-construction pour en proposer des analyses dans notre travail de recherche.

11Ensuite, nous avons pu ressentir la pluralité des identités qui nous ont été attribuées durant notre travail de thèse. En premier lieu, c’est notre statut de doctorant CIFRE qui fut perçu de façon très hétérogène par l’ensemble des individus-acteurs de notre travail de recherche. Ainsi, certains acteurs de Clermont Auvergne Métropole (technicien et élus) ont pu nous demander avec beaucoup de bienveillance si notre stage se passait bien ? D’autres ont pu voir en nous un étudiant en formation ce qui n’est pas inexact sans pour autant entrevoir les perspectives de notre recherche pour la collectivité. Par ailleurs, ce statut de doctorant CIFRE qui établit une « position de salarié dedans-dehors » (Foli et Dulaurans 2013, p. 68) ne fut pas toujours bien compris par les agents de la métropole, bien qu’ils se soient toujours comportés avec une indéniable bienveillance. En second lieu, c’est notre statut d’acteur associatif engagé, notamment en tant que cofondateur et coprésident d’une association étudiante reconnue2 qui est venu pluraliser la perception de notre identité. Il nous est toutefois difficile de qualifier précisément l’impact de cet engagement sur notre relation avec les acteurs de nos objets d’étude. Pour autant, la bonne image de LieU’topie auprès de l’écosystème clermontois, et les relations plutôt amicales que nous avons nouées avec la plupart de ces acteurs nous amènent à considérer que cette « casquette militante » a eu un impact positif sur le déroulé de notre travail de recherche puisqu’elle a facilité notre relation aux acteurs (élus, techniciens, acteurs de l’ESS). Quoi qu’il en soit, la perception de notre identité est un élément qu’il nous a fallu prendre en compte pour appréhender nos interactions avec les individus-acteurs de la co-construction de l’action publique. C’est en ce sens que Foli et Dulaurans proposent de « jouer sur les diverses identités attribuées » (ibid. p. 68) pour développer son travail de recherche.

12Enfin, nous soulignons l’indépassable dimension opérationnelle d’une recherche en CIFRE. En tant que chercheur acteur, nous avons ainsi été amené à prendre part « techniquement3 » aux processus de co-construction de l’action publique. Poursuivant la réflexion de Béatrice Lallé qui s’interroge sur la compatibilité entre le travail de recherche scientifique et le lien de subordination inhérent à tout contrat de travail (Lallé, 2004), nous nous sommes saisi de ces conditions constitutives d’une CIFRE pour structurer notre méthodologie de recherche. En effet, la réalisation des missions confiées par notre employeur nous a offert une possibilité de présence conséquente sur notre terrain de recherche. Mais elle a aussi conditionné l’accès au terrain à des attitudes propres à chaque situation. De fait, nous avons parfois eu un rôle de moteur, caractérisé par une certaine autonomie et une relative liberté de parole, pour accomplir nos tâches opérationnelles. Tandis qu’à d’autres moments, l’organisation hiérarchique ou les rôles attribués à chacun ne nous offraient pas cette possibilité d’être « chercheur acteur ». Nous étions présent, participant, mais davantage cantonné à un rôle d’observateur. Une attitude effacée qui correspondait à ce que l’organisation attendait de moi. Ainsi, cette pluralité des rôles assignés est également un élément constitutif d’une recherche dans l’action en CIFRE.

L’approche ethnographique ou le cheminement de l’acteur-chercheur

13Partant de cette réalité éprouvée, nous avons fait le choix d’embrasser notre travail de recherche dans une approche ethnographique4 à travers une posture de chercheur acteur. Une enquête ethnographique va en effet étudier « la manière dont se constituent, s’organisent et vivent ensemble les groupes sociaux » (Marchive, 2012, p. 9) permettant dès lors de nouer « des interactions privilégiées avec les acteurs en situation » (Dulaurans, 2012, p. 206).

14Ainsi, les vicissitudes des phénomènes étudiés, la pluralité des identités qui nous ont été attribuées, ou la pluralité des rôles qui nous ont été assignés ont constitué une réalité quotidienne éprouvée qui nous a amené à construire notre réflexion épistémologique et à façonner nos outils de recherche pour tenter de répondre à notre problématique.

15Dès lors, notre cheminement épistémologique nous a amené à considérer que le réel se construit par la porosité entre le micro-social (relations sociales) et macro-social (environnement). Cette dialogique, cette interpénétration devient alors autant de jalons à même de renforcer des perspectives partagées que de susciter des incommunications, qui viendront à leur tour impulser des pratiques communicationnelles, dans la mesure où « c’est parce que nous ne nous comprenons jamais tout à fait que nous continuons à rechercher l’intercompréhension » (Dacheux 2015 p. 270), ou alors une rupture débouchant sur un arrêt de toute communication.

16Partant, nous nous sommes attaché à porter un regard constructiviste, réflexif, et communicationnel sur nos outils de recherche, tout en les façonnant en fonction de notre accès au terrain, de sa complexité, de son indéterminisme, et de l’attitude qui était attendue de nous par notre hiérarchie.

17Premièrement, nous avons usé d’observations participantes lorsque nous n’avions pas la légitimité pour “intervenir”, mais un statut qui nous permettait d’être un acteur observateur. Deuxièmement, nous avons usé de participations observantes lorsqu’il était attendu de nous une participation active, notamment dans le cadre de nos missions opérationnelles. Ces participations observantes nous ont conduit à tenir un journal de bord, afin de rendre compte de la réalité saisie au moment de ces phases de chercheur acteur intervenant, pris par la nécessité d’opérationnalité. Enfin, pour compléter notre méthodologie de recherche, nous avons réalisé trois séries d’entretiens exploratoires annuels, avec les individus-acteurs d’un processus de co-construction de l’action publique avec Clermont Auvergne Métropole.

18Quant à notre cadrage théorique, il a principalement mobilisé les théories de la communication politique, de la communication praxéologique, de l’incommunication, et de la médiation/traduction. Le cadre de cet article ne nous permettra pas d’approfondir nos différentes approches théoriques. En revanche, nous allons développer ici une proposition d’approche communicationnelle par la médiation et la traduction qui correspond à la fois à notre posture de doctorant CIFRE au sein de la collectivité, tout autant qu’à un enjeu communicationnel dans la co-construction de l’action publique.

Entre incommunication et médiation/traduction : de l’utilité d’une thèse CIFRE en communication pour envisager la co-construction de l’action publique

19Nos travaux de thèse CIFRE nous ont amené à mobiliser quatre modèles de communication. Après avoir exposé brièvement les quatre modèles en question, nous développerons une approche communicationnelle par la médiation et la traduction qui correspond selon nous à la fois à notre posture de doctorant CIFRE au sein de la collectivité, autant qu’à des enjeux communicationnels dans la co-construction de l’action publique.

Quand l’incommunication plane sur la communication

20Nous avons tout d’abord mobilisé le modèle que Louis Quéré désigne par le terme « épistémologique » au sens où la communication « raisonne en termes de production et de transfert de connaissances sur le monde et les personnes » (Quéré 1991, p. 72). Sans approfondir l’analyse, cette approche sociotechnique rationalisante ne s’inscrit pas à notre sens dans un modèle de communication démocratique nécessaire à la co-construction de l’action publique.

21En rupture avec l’approche objectiviste du modèle épistémologique, nous avons mobilisé le modèle politique de la communication qui « résulte de la convergence des travaux menés autour des notions d’espace public, d’éthique de la discussion et de démocratie délibérative » (Duracka, Volat, 2017). Issue des réflexions de Jürgen Habermas5, la communication délibérative est entendue comme « une relation contradictoire, un partage de temps et d’espace permettant la construction d’une culture civique à travers la confrontation des points de vue différents portés par des acteurs égaux en droits (un homme, une voix), mais inégaux en ressources » (Dacheux, 2016, p. 106). La délibération implique donc la « reconnaissance des positions contradictoires » en vue de faire émerger une « culture civique commune » (ibid., p. 106) en créant du conflit intégrateur (ibid., p. 88), c’est-à-dire en basant la délibération sur la construction des désaccords.

22Le troisième modèle que nous avons mobilisé est issu des réflexions de Louis Quéré, qui a contesté l’hégémonie de la communication instrumentale issue du modèle épistémologique, et qui a prolongé la réflexion de Jürgen Habermas en contestant le prisme discursif du modèle délibératif. Il s’agit du modèle praxéologique, grâce auquel il entend redonner à la communication un pouvoir agissant dans la société. Il définit en ce sens la communication praxéologique comme « une activité conjointe de construction d’une perspective commune, d’un point de vue partagé, comme base d’inférence et d’action » (Quéré 1991, p. 76). Dès lors, la communication n’est plus un agir rationnel orienté vers l’intercompréhension, mais une activité sociale organisante qui tend à structurer la volonté collective des acteurs « de construire ensemble le lieu commun à partir duquel ils vont momentanément se rapporter les uns aux autres, se rapporter au monde et organiser leurs actions réciproques » (ibid., p. 76). Par conséquent, la communication devient un processus de co-construction en actes d’un monde partagé. Le modèle praxéologique de la communication prolonge ainsi la dimension discursive de la communication délibérative en appliquant le potentiel d’actions qu’elle a généré.

23Le quatrième modèle que nous avons mobilisé s’inscrit dans une rupture avec les trois modèles que nous venons d’exposer. Il s’agit du modèle de l’incommunication. Partant des difficultés quotidiennes de la communication (polysémie du langage, quiproquo etc.) à rencontrer l’intercompréhension, certains chercheurs proposent d’inverser la logique : et si la norme était l’incompréhension et non la compréhension ? En d’autres termes, la communication ne serait pas un processus qui parvient automatiquement à ses fins (intercompréhension), mais une « relation sociale souvent inachevée, insatisfaisante, en tout cas beaucoup plus complexe que les modélisations actuelles ne le suggèrent » (Duracka, Volat, 2017). Comme le dit Pascal Robert : « la communication « ça marche parce que ça ne marche pas et que ça ne marche pas parce que ça marche » (Robert, 2005, p. 10). Dans une situation de communication, le récepteur n’est jamais totalement en ligne avec l’émetteur, on ne se comprend jamais parfaitement. Si cette incompréhension peut déboucher sur le rejet de l’autre, le repli identitaire ou la guerre, elle peut aussi conduire à entamer une négociation visant, non pas l’entente absolue, mais la cohabitation raisonnée (Wolton, 2009). C’est donc dans la capacité des acteurs à travailler dans l’altérité, sans poursuite du consensus, mais dans un souci constant d’acceptation des visions conflictuelles, que s’éprouve ce modèle de communication.

24En ce sens, nous considérons l’incommunication comme le résultat sain d’une pratique de communication politique. Partant, comment faire pour que l’incommunication ne débouche pas sur un rapport d’accommunication, et vienne au contraire dynamiser la co-construction démocratique ? Selon Dominique Wolton, l’enjeu se situe au niveau de notre capacité à cohabiter. En ce sens, il propose de s’appuyer sur « les métiers intermédiaires […] car ils contribuent à un minimum d’intercompréhension en facilitant la négociation entre espaces culturels qui s’ignorent » (ibid., p. 137). Pour Wolton, l’intermédiaire est donc cet individu qui dispose d’une « compétence professionnelle et [d’]une capacité d’organiser la cohabitation entre points de vue différents » (ibid., p. 97).

Une approche par la traduction médiation pour aborder les processus de co-construction

25Par conséquent, ce statut d’intermédiaire nous est apparu d’un grand apport communicationnel pour organiser la cohabitation dans un processus de co-construction de l’action publique.

26Dès lors, nous avons analysé trois grandes approches théoriques de la traduction : celle de Michel Callon, celle de Dominique Wolton, et celle de Michael Oustinoff.

27Nous nous sommes d’abord intéressé aux travaux sur la sociologie de la traduction (Callon, 2006 ; Callon, 1986). Toutefois, l’approche communicationnelle sociotechnique déployée par Michel Callon est issue d’un modèle épistémologique, considérant d’une part qu’il est possible d’assimiler communication et persuasion, et d’autre part que si l’on communique bien, alors on se comprend bien. Or, pour embrasser les phénomènes d’incommunication, il convient d’adopter une tout autre approche. D’abord en considérant que la construction de sens partagé ne peut se réaliser qu’au sein d’un espace démocratique ; ensuite en acceptant que communiquer signifie prendre le risque de ne pas se comprendre.

28Nous nous sommes ensuite tourné vers les travaux de Dominique Wolton sur les enjeux de la traduction (Wolton 2010). Son approche communicationnelle est une approche linguistique dans un contexte international. Il évoque l’enjeu de traduction dans un contexte de mondialisation qui a révélé « l’étendue des distances culturelles ». À travers cette approche de la traduction, l’enjeu communicationnel se trouve dans la recherche de l’interaction, de la négociation et de la cohabitation dans un contexte qui nécessite « d’accepter le temps pour passer d’un système culturel à un autre » (ibid., p. 12). Dès lors, si Dominique Wolton démontre l’enjeu de la traduction dans un contexte de mondialisation, nous considérons qu’elle peut également être mobilisée entre acteurs qui utilisent la même langue, mais dont les représentations et le rapport au monde sont plus ou moins éloignés. En effet, d’un point de vue intra-linguistique, le langage mobilisé peut marquer un écart tout aussi grand (langage soutenu, argot, langage technique etc.) et être source d’incommunication. L’acteur intermédiaire va alors tenter de « contourner l’incommunication » (ibid., p. 10) en mobilisant un capital communicationnel inscrit dans un cadre spatio-temporel adéquat, dans la recherche de la cohabitation et dans le respect de l’altérité.

29Nous nous sommes alors plongé dans les travaux du linguiste Michael Oustinoff (2012) qui s’intéresse lui aussi aux enjeux de traduction, et s’appuie sur les travaux de Roman Jakobson pour catégoriser trois types de traduction (interlinguale, intralinguale, inter-sémiotique). Michael Oustinoff propose des éléments de définition de la traduction communs à ces trois catégories, considérant que la traduction doit permettre « de rendre accessible au plus grand nombre, ce qui implique de recourir à la langue dominante du moment » (ibid., p. 8). En ce sens, l’enjeu pour le traducteur est bien d’être en capacité d’amener tout le monde vers un sentiment de compréhension réciproque. Le traducteur doit cependant avoir conscience que le passage d’un ensemble de signes linguistiques à un autre dans une même langue va nécessairement renvoyer à des représentations et des interprétations diverses.

Quand le chercheur-acteur endosse le rôle de traducteur médiateur

30Dans notre réalité quotidienne éprouvée de doctorant CIFRE, nous avons été amené à jouer à de multiples reprises ce rôle de traducteur, d’intermédiaire, qui s’apparente au rôle de médiateur défini par Paul Rasse comme étant celui qui va accompagner « un processus de négociation à partir de ce que chacun est, de ses capacités cognitives, de sa propre culture, de ses aspirations, de ses angoisses, de sa propre histoire, de son statut social » (Rasse, 2014, p. 48-49). La traduction est alors un outil de l’acteur traducteur-médiateur6.

31Dès lors, nous distinguons ainsi trois enjeux majeurs pour l’acteur traducteur-médiateur.

32Il s’agit d’abord, par un ensemble de relations formelles et informelles avec les protagonistes en jeu, d’insister sur le prérequis indépassable pour s’engager dans une démarche de co-construction démocratique : celui de la reconnaissance de l’altérité dans sa capacité et sa légitimité à coconstruire un horizon partagé.

33Ensuite, le rôle de l’acteur traducteur-médiateur est de faciliter l’assimilation des règles de la pratique délibérative. Chaque participant doit alors être amené à intégrer que l’acte de communication implique la confrontation à l’Autre dans sa complexité et dans son rapport au monde. Communiquer, c’est donc à la fois accepter de ne pas forcément se comprendre (incommunication) et accepter le désaccord, sinon c’est la fin de la communication. Pour accepter l’incommunication et le désaccord, il faut accepter à quel point l’intercompréhension est éloignée de la délibération à mesure que l’Autre est différent de soi dans ses représentations et son rapport au monde.

34Troisièmement, l’acteur traducteur-médiateur apparait indispensable dans la mise en œuvre d’une communication praxéologique qui implique la matérialisation des horizons partagés grâce à l’action collective. Elle permet en effet de révéler pragmatiquement les points d’accords et de désaccords entre les acteurs qui ont pu émerger de façon discursive dans une phase de communication délibérative, en engageant un processus de « modelage mutuel d’un monde commun au moyen d’une action conjuguée » (Quéré, 1991, p. 76). Elle permet par ailleurs une situation de communication qui peut s’avérer propice à l’émergence de relations sociales basées sur la confiance, la convivialité, et l’estime de l’autre.

35Nous soulignons enfin l’importance considérable de la relation interpersonnelle que développe l’acteur traducteur-médiateur avec les acteurs de la co-construction, et en particulier l’importance d’être disponible pour reformuler les malentendus issus des phases délibératives voire praxéologiques de communication. Ce travail de médiation dans le cadre d’une communication interpersonnelle est d’ailleurs grandement facilité à mesure qu’une relation de confiance partagée se noue avec les acteurs de la co-construction.

Richesses et limites d’une recherche en thèse CIFRE

36La thèse CIFRE est une aventure humaine, scientifique, et professionnelle. Elle permet au doctorant d’appréhender la recherche scientifique dans une situation professionnelle spécifique à la CIFRE.

37Cette singularité à laquelle s’ajoute les caractéristiques propres à notre thèse avec Clermont Auvergne Métropole nous permet de faire état des aspects qui ont facilité notre recherche, et des difficultés qui nous sont apparues.

Entre richesse d’un accès privilégié à l’objet d’étude, et richesse de la confiance partagée

38Nous retenons deux éléments principaux qui ont à notre sens facilité notre travail de recherche.

39Premièrement, le cadre de cette thèse CIFRE a été coconstruit entre notre tuteur au sein de la métropole, notre directeur de thèse et moi-même et a permis d’orienter nos missions vers des enjeux liés à notre objet d’étude. En outre, ce cadre co-construit a nourri une relation de confiance partagée entre nos deux référents et nous-même, favorisant ainsi le bon déroulement de notre thèse CIFRE. À titre d’exemple, notre tuteur au sein de la métropole et notre directeur de thèse ont su se coordonner pour s’adapter aux aléas de la thèse (appels à communications, événements à organiser etc.) qui dictent le quotidien d’un doctorant CIFRE, nous permettant ainsi de réaliser avec sérénité l’ensemble des taches qui nous incombaient.

40Deuxièmement, notre statut de doctorant CIFRE au sein de la métropole nous a permis d’accéder de façon idéale et facilitée à un grand nombre de données empiriques relatives aux processus de co-construction engagés avec des acteurs de l’écosystème clermontois. Sans cette présence officielle au sein de la collectivité, nous n’aurions pas pu accéder à ces données empiriques (réunions avec les acteurs, réunion avec les élus, échanges avec le président de la métropole, documents de travail interne, missions opérationnelles etc.). Cet accès privilégié au terrain permis par notre statut de doctorant CIFRE nous donne l’opportunité d’exposer dans notre thèse des éléments empiriques riches et diversifiés.

41Enfin, nous l’indiquions dans un paragraphe précédent, notre présence reconnue dans l’écosystème clermontois d’économie sociale et solidaire a favorisé selon nous la relation de confiance permettant la contractualisation d’une CIFRE avec Clermont Auvergne Métropole. Notre référent au sein de la collectivité et l’élue en charge de l’ESS m’ont en effet rappelé à plusieurs reprises durant mon doctorat que cette interconnaissance préalable avait facilité mon embauche au sein de la métropole car sans cela, l’idée n’aurait pas forcément émergée, et quand bien même, le choix d’un doctorant aurait été plus aléatoire. Ainsi, il nous semble que là encore, la relation de confiance partagée, fruit de notre « casquette associative », a été un paramètre majeur de réussite a minima humaine de notre thèse. Elle a en effet d’abord permis notre intégration à la métropole, puis a ensuite largement contribué à la qualité des relations interpersonnelles avec l’ensemble des acteurs des processus de co-construction de l’action publique.

Engagement, distanciation et réflexivité : de la difficulté à trouver « la bonne distance »

42Les points positifs énoncés, nous allons maintenant tenter de rendre compte des difficultés éprouvées durant notre thèse CIFRE. Plus précisément, il s’agit davantage de points de vigilance à soulever que de difficultés réelles. Ces points de vigilance concernent les questions de détachement et de distanciation pour le doctorant CIFRE que nous sommes, et qui nous ont poussé à trouver une forme « d’engagement distancié »7.

43En premier lieu, il nous a fallu apprendre à mieux gérer le temps consacré aux missions opérationnelles. En tant que chercheur-acteur nourri par nos aspirations et notre militantisme, nous nous sommes parfois laissé déborder par des missions opérationnelles au sein de la métropole, empiétant sur le cœur du travail de thèse.

44En deuxième lieu, nous avons également dû être vigilant à l’articulation des temps professionnels et personnels. Entre les missions opérationnelles au sein Clermont Auvergne Métropole, les heures d’enseignements, la participation à divers colloques et séminaires, et le temps de travail sur la thèse (lecture, terrain, écriture), notre vie professionnelle de doctorant CIFRE fut intense. Or, elle a dû s’articuler avec une vie personnelle qui ne l’était pas moins : engagements associatifs, engagements sportifs, vie privée… etc. Cette gestion des différents temps professionnels et personnels est un enjeu central mais requiert des adaptations et des négociations continues car ni les uns ni les autres ne s’inscrivent dans des rythmes linéaires.

45En troisième lieu, nous avons repéré cette nécessité de distanciation et de réflexivité dans l’action s’est appliquée aux différents registres d’écriture que nous avons pu mettre en œuvre dans notre quotidien de doctorant CIFRE par ailleurs militant associatif. En effet, durant notre doctorat, nous avons été amené à rédiger alternativement des notes techniques, des éléments de langage ou des discours politiques, mais également des manifestes militants, et bien entendu, des articles académiques… et notre thèse. Or, il s’agit à chaque fois d’un exercice différent qui nécessite une prise de recul rigoureuse afin d’être au plus proche du registre attendu. Ce point de vigilance nous semble intrinsèque à la réalité du quotidien d’un doctorant CIFRE, bien que notre cas ait été particulièrement sujet à manipuler ces différents registres d’écriture.

46Enfin, cette thèse CIFRE nous a poussé à assumer pleinement notre rôle de chercheur-acteur impliquant de faction une propension à transformer le réel, que nous étudions. Cette position nous a poussé à entamer une méditation épistémologique pour reprendre l’expression de Gaston Bachelard afin de mieux comprendre quels étaient les enjeux et la visée d’un travail scientifique. Nous avons par la suite entamé une profonde analyse réflexive de notre posture, qui nous a notamment amené à considérer que nos paroles, nos actions, nos interactions dans l’espace public ou médiatique, sont susceptibles de rebondir sur les acteurs de notre terrain de recherche. Il nous a fallu nous engager dans une orientation “narrative” de l’ethnographie impliquant « une auto-observation continue de sa propre participation aux interactions » (Dodier et Baszanger 1997 p. 44) : qui sommes-nous pour les acteurs ? Comment sommes-nous perçus ? Comment nos interactions ont-elles fait évoluer nos représentations ?…

Conclusion

47À travers cet article, nous avons tenté d’exposer l’originalité d’un travail de recherche en communication inscrit dans le cadre d’une thèse CIFRE portant sur l’analyse des leviers et des obstacles communicationnels dans des processus situés de co-construction de l’action publique.

48La réalité éprouvée de notre quotidien de doctorant CIFRE nous a amené à adopter une posture ethnographique, qui nous a à son tour amené sur les chemins d’une médiation épistémologique. Nous avons alors trouvé dans le constructivisme de Le Moigne (2012; 2001) et la pensée complexe de Morin (2005) les réflexions faisant écho aux situations vécues.

49Cette réalité éprouvée nourrie par ce cheminement constructiviste nous a alors guidés dans la construction dans notre posture de chercheur-acteur et dans l’attention portée aux dimensions communicationnelles de notre posture et de nos outils.

50Puis la dialogique que nous avons opérée entre notre analyse des théories communicationnelles existantes et les données empiriques récoltées nous ont conduit à théoriser le rôle d’acteur traducteur-médiateur que nous avons pu occuper à plusieurs reprises au sein des processus de co-construction de l’action publique qui constituaient notre objet d’étude.

51Au final, à travers cet article, nous avons tenté de montrer en quoi ce rôle d’acteur traducteur-médiateur est intéressant dans ces processus de co-construction, et en quoi le statut de doctorant CIFRE peut permettre d’accéder volontairement ou non à ce rôle, attribué consciemment ou non par les acteurs engagés. À cet égard, nous avons pu souligner l’importance de la médiation dans des processus où l’incommunication est particulièrement vive. Nous avons aussi pu démontrer que la pluralité des identités qui nous étaient attribuées et la relation que nous avons entretenue à nos objets d’études (proximité, interrelation etc.) ont favorisé le travail de traducteur-médiateur. C’est à cette réalité-là que nous adossons le concept de chercheur-acteur.

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Pour citer ce document

Geoffrey Volat, «Doctorant CIFRE : un chercheur dans l’action. Pour une approche communicationnelle des processus de co-construction de l’action publique», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 16-varia, MONDES PROFESSIONNELS,mis à jour le : 26/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=858.

Quelques mots à propos de : Geoffrey Volat

Université Clermont Auvergne, Laboratoire Communication et Sociétés. Courriel : geoffrey.volat@gmail.com