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CARTE BLANCHE AUX JEUNES CHERCHEURS

Adeline Entraygues

Perméabilité et transférabilité des pratiques informelles et formelles : le cas des RSN dans un contexte pédagogique

Article

Texte intégral

1Dans l’Éducation Nationale, une préoccupation institutionnelle autour de l’Éducation aux médias et à l’information souligne les enjeux d’une culture de l’information nécessaire aux élèves. Au sein de l’école, en particulier pour les professeurs-documentalistes, la culture de l’information se positionne comme une culture commune nécessaire aux élèves « pour exercer [leur] citoyenneté dans la société de l’information1 ». Une frontière semble exister entre les pratiques personnelles des adolescents concentrées sur les RSN et les pratiques pédagogiques des enseignants-documentalistes.

2Nous proposons dans cet article d’observer la place des RSN dans les pratiques prescrites et les pratiques informelles des jeunes ainsi que les enjeux professionnels pour les enseignants-documentalistes.

3Dans un premier temps, nous présenterons notre problématique de recherche ainsi que notre cadre conceptuel. Nous exposerons, ensuite notre méthodologie empirique. Enfin, la quatrième partie sera consacrée aux résultats afin d’analyser les divergences et convergences entre pratiques prescrites et informelles dans le cadre d’une pédagogie documentaire sur les RSN.

4Nous partons de cette situation conflictuelle vécue par les enseignants-documentalistes et par les élèves pour faire émerger notre question de départ et centrons notre réflexion sur les usages pédagogiques sur les RSN en interrogeant le lien existant entre les pratiques formelles documentaires et les pratiques informationnelles informelles des élèves dans le cadre d’une éducation à l’information.

5Quelle est l’utilisation des RSN dans le cadre des apprentissages scolaires ? Quelles convergences et divergences existe-t-il entre les pratiques informationnelles dans des contextes d’utilisation différents, les sphères privée et scolaire ?

6Comment en fonction des représentations des élèves, prendre en compte les pratiques informationnelles informelles liées aux RSN dans la culture de l’information et les intégrer dans les pratiques formelles ?

7À la croisée des SIC et des sciences de l’éducation (Juanals, 2003), la culture de l’information est une notion centrale de notre travail de thèse aux multiples enjeux cognitifs, communicationnels, économiques et politiques. Le concept de culture de l’information émerge dans les années 1995 et se caractérise comme « ce qui traite de l’information documentaire composée d’informations fonctionnelles, d’informations stratégiques et de connaissances » (Jakobiak, 1995). L’UNESCO, lors de la Déclaration de Prague, “Vers une société compétente dans l’usage de l’information” la considère comme « notion stratégique indissociable de la pensée de l’apprenance et de la connaissance » (Bernhard, 2003) Alexandre Serres (Serres, 2008) y voit une « culture informationnelle globale regroupant la culture informatique, la culture des médias et la culture de l’information »Olivier Le Deuff évoque une approche héritière des Lumières amenant le citoyen numérique vers un apprentissage technique interrogeant les savoirs, les savoir-faire liés à notre paradigme sociétal informationnel (Le Deuff, 2009). Dans cette perspective, la culture de l’information constitue « une culture commune nécessaire pour exercer sa citoyenneté dans la société de l’information » (Chante, 2010). Les pratiques et usages informationnels forment des cultures de l’information complexes et hétérogènes (Liquète, Vincent (dir.), 2014).

8Dans un deuxième temps, nous avons travaillé sur les RSN qui se définissent comme « une plate-forme de communication en réseau dans laquelle les participants 1) ont des profils uniques identifiables constitués de contenu fourni par l’utilisateur, de contenu fourni par d’autres utilisateurs et/ou de données fournies par le système ; 2) peut articuler publiquement des connexions qui peuvent être vues et traversées par d’autres ; et 3) peut consommer, produire et/ou interagir avec des flux de contenu usurpés fournis par leurs connexions sur le site »2 (Ellison et Boyd, 2013). Nous retenons le lien entre information et individu médié par la technique. Pour Stéphane Chaudiron et Madjid Ihadjadene, les pratiques informationnelles sont « la manière dont l’ensemble de dispositifs, des sources, des outils, des compétences cognitives sont effectivement mobilisés dans les différentes situations de production, de recherche, traitement de l’information »3. Elles se révèlent très procédurales et centrées sur des activités relatives à une information documentaire.

9Deux types de pratiques entrent en tension les pratiques formelles ou prescrites, d’une part, « pratiques prescrites par l’école, modélisées selon des critères d’efficacité collective, de rendement informationnel mais aussi de légitimité culturelle » s’opposant aux pratiques informelles « pratiques sociales ordinaires, non prescrites ou régulées par une autorité, non structurées de manière explicite, mais efficace dans la satisfaction qu’elles procurent au quotidien » (Béguin-Verbrugge, 2006).

10Nous avons interrogé la pertinence de l’opposition entre les contextes de formalité et d’informalité ayant constaté que l’environnement d’utilisation des RSN influençaient les pratiques informationnelles.

11Intrinsèquement liée aux pratiques, la représentation présuppose tout lien entre un être humain et une situation afin de permettre une modélisation des pratiques vers une conception personnelle. « L’activité de représentation « commande », ou conditionne, toute pragmatique d’une situation » (Sallaberry, 2005). Dans un contexte éducatif, Anne Cordier considère les représentations « nécessaire[s] à l’individu pour donner sens au monde et avoir prise sur ce qui l’entoure ». Nous pensons que l’expression des pratiques passe toujours par le filtre d’une représentation.

12Pour observer et comprendre les pratiques et les représentations informationnelles des enseignants-documentalistes et des élèves sur la question des RSN, nous avons choisi une approche compréhensive et systémique se fondant sur une réflexion sociologique sur les pratiques sociales des deux sujets de notre étude (Morin, 1990) (Watier, 2002). Afin d’aborder notre sujet, nous nous sommes appuyée sur deux théories de référence pour mieux appréhender les objets de recherche et pour recomposer de manière analytique les pratiques et les représentations.

13Avec l’approche compréhensive wéberienne, nous nous plaçons au plus près de l’individu, apportant une vision objective sur les sciences culturelles en opposition avec les sciences dures ainsi qu’une réflexion sur les pratiques sociales. La science compréhensive, dans une dimension sociologique, tente de décrire une expérience sociale et individuelle du sujet. Dans une logique cognitive, Weber utilise la compréhension pour expliquer les actes dans une logique intentionnelle. (Watier, 2002) La théorie compréhensive met en avant l’observation et le discours individuel pour comprendre les relations sociales et les interactions humaines.

14Pour soutenir notre réflexion, nous nous sommes intéressée à la notion de système. À l’origine de la systémique et en opposition avec la logique cartésienne, De Rosnay propose d’observer le monde dans sa complexité pour une meilleure compréhension globale. (Rosnay, 1975) Edgar Morin présente une approche systémique fondée sur une idéologie de globalisation et de complexité (Morin, 1999). À partir de la notion de système, « unité globale organisé d’interrelations entre éléments, actions ou individus » (Durand, 2013) suggérant une organisation générale où tout est relié, nous réfléchirons à la notion de culture de l’information, de système éducatif et de système de représentation.

15Pour notre méthodologie empirique, nous avons mis en œuvre une double modularité combinant deux types de données qualitatives, des entretiens semi-directifs avec les professeurs documentalistes et les élèves sur les pratiques prescrites et informelles en rapport avec les réseaux socio-numériques et l’observation et l’analyse de séances pédagogiques. Nous avons pu comprendre les pratiques et représentations sur les RSN des apprenants et des enseignants à travers une analyse discursive et nous appuyer de manière complémentaire sur des documents hétérogènes illustratifs, normatifs, ou explicatifs recueillis lors des observations ou donnés par les enseignants-documentalistes.

16Nos terrains d’observation, au nombre de huit se situent sur le territoire national et regroupent des établissements scolaires diversifiés. Les classes concernent des niveaux scolaires différents, de la sixième à la seconde. Nous avons interrogé une dizaine d’élèves par classe ce qui constitue un corpus de 81 élèves. Pour ce qui concerne les enseignants, il s’agit de onze enseignants-documentalistes titulaires dans l’établissement scolaire où se déroule le projet.

17Nos observations ont fait apparaître trois types d’usages des RSN dans un contexte scolaire : un usage médiatique, communicationnel et réflexif.

18L’usage réflexif ou sensibilisation sur les RSN semble le plus facile à mettre en place dans une logique des pratiques prescrites des enseignants-documentalistes en rapport avec les programmes scolaires. En effet, l’Éducation aux Médias et à l’Information (EMI) préconise « l’acquisition d’une culture et d’une maîtrise de l’information par tous les élèves en lien avec les pratiques informationnelles des élèves ».

19Les deux autres usages, communicationnel et médiatique posent, dans un premier temps, les RSN comme des outils d’apprentissage intégrant des pratiques scolaires traditionnelles telles que des dictées, des défi-lecture ou la publication d’un média scolaire. Ils se transforment à chaque projet ensuite vers une réflexion autour de l’objet RSN en abordant des notions informationnelles.

20Nous avons observé trois séances pédagogiques dites de sensibilisation aux RSN, en classes de 4e, de 5e et de 2de.

21Ces approches des RSN apportent aux apprenants un esprit critique vis-à-vis de l’information et une systématisation d’un questionnement informationnel. Cette approche réflexive s’inscrit dans une logique de formation pour les élèves qui sont demandeurs d’aborder les RSN à l’école.

22Albane en 5e reconnaît cette nécessité de prendre du recul sur ses propres pratiques : « Je pense que pas beaucoup de personnes savent vraiment comment s’en servir ; on sait comment s’en servir mais on ne sait pas vraiment les dangers qu’il y a derrière et ce que ça peut provoquer après ».

23Compte tenu des observations effectuées, séances durant lesquelles ils n’hésitent pas à dévoiler leurs pratiques informelles, on note tout de même que cette attente est paradoxale compte tenu du discours fermé des apprenants sur l’usage des RSN en raison des freins représentatifs liés aux pratiques dans la sphère intime.

24L’enseignant documentaliste est un professionnel d’une Éducation aux médias et à l’information. Son discours pose les RSN comme des objets d’apprentissage. Les enseignants-documentalistes reconnaissent qu’une formation aux RSN s’intègre complètement dans la transmission de la culture de l’information.

25Les notions abordées, identité numérique, présence numérique, rumeur, estime de soi, harcèlement, vie privée, permettent de comprendre leurs fonctionnements et les enjeux multiples qui s’y jouent. Les RSN se trouvent au centre de notre société de l’information et savoir s’informer passe par une connaissance des mécanismes informationnels. « Apprendre à s’informer et à informer, j’aime bien utiliser informer et s’informer parce que ça globalise tout ce qu’on a besoin de voir, elle est indispensable à tout citoyen » prône la documentaliste d’un collège (ES6DOC). La culture de l’information aide les jeunes « à devenir plus autonome à se forger leur propre pensée personnelle » (ES5DOC).

26Au regard des discours des enseignants, la pédagogie documentaire doit s’adapter à la société de l’information en intégrant les médias sociaux et accompagner les élèves pour une éducation aux médias et à l’information.

27Mettre en œuvre un projet pédagogique sur les RSN permet de croiser les pratiques informationnelles informelles et prescrites. Un projet pluridisciplinaire en EMI dans un collège en classe de 3e, dans le cadre d’un EPI Information Communication Citoyenneté nous a montré la mobilisation des élèves sur une classe autour d’un projet sur un média, la réussite d’une publication collective et collaborative en direct sur un réseau social et la découverte d’un environnement médiatique spécifique Twitter.

28Les RSN sont également des outils de communication qui permettent de sortir des établissements scolaires et d’apprendre à communiquer de manière correcte. Nous avons observé trois projets impliquant une communication entre pairs : un projet littéraire avec un échange autour d’un livre avec une classe en 2de, une grainothèque sur Twitter en 3èmeDPA et un défi Babélio en 3e.

29Les élèves ont pu partager leurs lectures, leurs passions et leurs apprentissages rejoignant ainsi leurs pratiques personnelles. « À la base je ne suis pas un très grand lecteur mais le fait de partager un peu ça m’a donné envie de lire » explique Emilien en 3e (ES8). « Avec Twitter ce qui était intéressant c’était de communiquer avec l’autre lycée » déclare Jeanne en 2de (ES7).

30Les RSN apparaissent comme motivant et les projets qui s’y déroulent rencontre l’adhésion des élèves et fédèrent le groupe-classe. Une dictée se transforme alors en Twictée et un défi littéraire devient numérique grâce au réseau social Babélio4 favorisant les apprentissages. « J’ai trouvé que c’était une bonne initiative ; tout le monde dans la classe ne lisait pas forcément et ça a permis aux gens de s’intéresser à la lecture » nous dit Elliott en 3e (ES8). « Avec la twittée c’est mieux souvent on partage parce quand on fait une dictée c’est chacun pour soi et après on donne les copies alors que là on corrige ensemble du travail en groupe » affirme Ilona en 6e (ES1).

31Entre l’enrichissement de la culture personnelle avec la découverte de nouveaux réseaux sociaux à visée littéraire ou professionnelle, la découverte de leurs potentialités pour leur sphère privée et l’utilisation concrète privée, les pratiques formelles transparaissent dans l’informel. Après un projet pédagogique sur les RSN, les élèves se réapproprient différemment ces outils du web social. Etienne en 3e (ES8) explique que maintenant il utilise le réseau social Babélio pour son usage personnel : « maintenant je l’utilise des fois quand j’ai envie de lire un livre mais je ne le fais pas trop je vais aller lire les critiques des fois sur Babélio ». Les pratiques prescrites facilitent des usages novateurs offrant une nouvelle dimension aux RSN dans la sphère informelle.

32Les projets observés ont démontré qu’il était possible de s’informer sur l’actualité avec Twitter. Au-delà des fils d’actualité des humoristes, des stars ou des sportifs, les apprenants ont pris conscience que les RSN proposaient des contenus informationnels fiables avec la présence des médias d’information.

33Après une séance Lucien en troisième (ES6) nous confie « Avant je ne savais pas que Twitter ça servait à ça qu’on pouvait s’informer comme ça sur Twitter ».

34Les résultats de notre recherche laissent apparaître une transférabilité et perméabilité des pratiques informationnelles dans la sphère scolaire vers la sphère privée et inversement sur les RSN vers un enrichissement éducatif.

35La porosité des pratiques informationnelles prescrites et informelles facilitent l’accompagnement des pratiques juvéniles vers un usage raisonné.

36En rapport avec nos préoccupations épistémologiques liées à l’enseignant documentaliste, la culture de l’information s’organise autour d’une dichotomie entre des pratiques prescrites scolaires liés à des usages pédagogiques médiatiques ou réflexifs et des pratiques informelles informationnelles interrogeant alors les contenus épistémologiques des cultures de l’information. Nous questionnons la notion de de culture de l’information que nous pensons comme une culture critique pour des pratiques informationnelles informelles autonomes raisonnées au sens de raisonnement.

Bibliographie

Béguin-Verbrugge Annette, « Pourquoi faut-il étudier les pratiques informelles des apprenants en matière d’information et de documentation ? », Communication au colloque CIVIIC « Histoire et savoirs », Rouen, 2006.

Bernhard Paulette, « Déclaration de Prague : vers une société compétente dans l’usage de l’information », Text. novembre 2003, http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/notices/1900-declaration
-de-prague-vers-une-societe-competente-dans-l-usage-de-l-information
.

Chante Alain, « La culture de l’information, un domaine de débats conceptuels », Volume 2010 (1), p. 33‑44.

Durand Daniel, La systémique, PUF, 2013.

Ellison Nicole B. et Danah Boyd, « Sociality through Social Network Sites », in The Oxford Handbook of Internet Studies, 151‑72, Oxford University Press, 2013.

Jakobiak François, L’information scientifique et technique, Presses universitaires de France, 1995.

Juanals Brigitte, La culture de l’information, du livre au numérique, Paris, Hermes science, 2003.

Le Deuff Olivier, « Penser la conception citoyenne de la culture de l’information », Les cahiers du numérique 5 (3), 2009, p. 39‑49, https://doi.org/10.3166/lcn.5.3.39-49.

Liquète Vincent (dir.), Cultures de l’information, Les essentiels d’Hermès, Paris, CNRS Éditions, 2014.

Morin Edgar, Introduction à la pensée complexe, ESF éditeur, 1990.

Morin Edgar, L’intelligence de la complexité, l’Harmattan, 1999.

Rosnay Joël de, Le macroscope : vers une vision globale, Éditions du Seuil, 1975.

Sallaberry Jean-Claude, « La représentation et le geste », Revue Spirales, revue de recherche en éducation, Hors-Série 4, 2005, p. 5-33.

Serres Alexandre, L’école au défi de la culture informationnelle, Lavoisier, 2008, https://hal.archives-ouvertes.fr/sic_00274638/.

Watier Patrick, Une introduction à la sociologie compréhensive, Circé, 2002.

Notes

1 http://eduscol.education.fr/cid72525/l-emi-et-la-strategie-du-numerique.html

2 Traduction personnelle

3 Chaudiron, Stéphane, et Madjid Ihadjadene. « De la recherche de l’information aux pratiques informationnelles ». Études de communication, no 35 (9 février 2011) : 13-30.

4 https://www.babelio.com

Pour citer ce document

Adeline Entraygues, «Perméabilité et transférabilité des pratiques informelles et formelles : le cas des RSN dans un contexte pédagogique», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 16-varia, CARTE BLANCHE AUX JEUNES CHERCHEURS,mis à jour le : 26/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=864.

Quelques mots à propos de : Adeline Entraygues

Bordeaux Montaigne Humanités/IMS – MICA/RUDII. Courriel : aentraygues@gmail.com