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HOMMAGES
Louise Merzeau : une photo, une image, une trace
Texte intégral
1Louise quitte la salle du Collège des Bernardins un peu avant la fin du séminaire sur le numérique, pressée. Je regrette qu’elle s’en aille, et de ne pas la voir. Je ne la reverrai pas. Elle a juste posé une question, à laquelle les orateurs n’ont pas du tout su répondre. Habillée de noir, elle ferme la porte derrière elle.
2Quelques jours après, affolement de productions de traces sur Facebook : hommages, décès. L’incroyable. Impossible de travailler. Accablement profond. Comme si travailler devenait inutile et un peu dérisoire.
3Le jour où elle mourait, je passais précisément devant l’hôpital Tenon, songeant à un autre mort.
4Tout a commencé par deux ou trois images achetées au musée du Jeu de Paume, il y a sans doute vingt ans : des photographies de Louise Merzeau, que je ne connaissais pas à l’époque. Ces photographies m’auront accompagné des années : sur le bureau, dans la bibliothèque. Travaillé avec, et devant. M’évoquait un autre monde, impossible pour moi.
5Ce n’est que plus tard que je découvrirai les textes, la pensée, la voix, le regard qui vous contraint à être là et à y être avec sérieux, qui convoque une présence et la juge. Une sorte de réquisition austère, qui me faisait peur au début, puis que j’ai beaucoup appréciée pour ce qu’elle instaurait ensuite d’échange.
6Je vois très tôt que certains « l’adorent ». Je n’ai pas cette passion : pas du tout envie de la courtiser, ni de jouer à cela, mais j’apprécie l’échange avec elle. Dureté, mais une humanité bienveillante si on la cherche. Et que l’on trouve. Une forme de vérité dans l’échange.
7Conférence à l’école doctorale Érasme de l’université Paris 13. Son flot de circulation entre les objets numériques : elle est admirée et écoutée pour cela. Nous avions voulu l’inviter pour un séminaire sur les méthodes de recherche : elle avait vite décliné, gênée, avec un sourire : « la méthode, ce n’est pas mon fort ! ».
8Avec elle, je publie mon premier (et seul) article dans Médium, sur les powerpoints de prière. Elle sait le lire, m’encourager, et surtout le réduire (je fais trop long, trop riche). Sa technique éditoriale est magnifique : art de la coupe élégante, qui n’interrompt pas le flux du texte. L’article passe, avec elle. C’est un papier dont je lui dois la forme et le passage.
9Un long trajet de train où je travaille pour elle, à faire l’idiot nécessaire pour un dossier administratif complexe, qui l’embarrasse et lui semble un obstacle. Quelques semaines avant sa mort, elle dit, lors d’un déjeuner entre collègues : c’est assez rare, quelqu’un qui aide quelqu’un d’autre, dans notre milieu, et salue ce geste. J’aime sa simplicité. Je suis moi-même devenu quelqu’un d’autre, depuis, l’échange est différent. En même temps : il n’y a pas d’échange, nous sommes à côté. Je l’écoute (elle suit sa ligne), je comprends ce qu’elle dit.
10On voit aussi une solitude, quelque chose de – non, blasé ne serait pas le mot – résigné peut-être, acceptant le lourd poids, faisant avec ; marchant quand même.
11Contribution à son dernier projet d’ouvrage, dirigé avec Valérie Schafer, sur les temporalités du web. Une présence exigeante, toujours, et bienveillante. Une des personnes qui comprend quelque chose au numérique. Reçu d’elle une évaluation pour un colloque, peu avant sa mort. Assez ferme, mais constructive. Ailleurs, elle présente un chapitre d’ouvrage de vulgarisation, que nous discutons en réunion. Moi qui suis bien moins avancé et intéressant qu’elle en recherche, elle accepte mes remarques sans difficulté, en prend note, avec simplicité. Et avance.
12Pas de perte de temps dans la critique de l’institution, les supposées stratégies ou le complot, il me semble. Faire avec, et avancer, écrire, travailler, regarder, entendre, sentir. Aimer sans doute. Faire des images. Dommage.
1316 juillet 2017, 3 mai 2018