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FORMATION, MONDE PROFESSIONNEL

Lucile Desmoulins, Camille Alloing, Gérald Kembellec, Renaud Eppstein et Mariannig Le Béchec

L’évolution des formations aux métiers de l’intelligence économique, du marketing et de l’influence a l’ère des big data : notre plaidoyer pour l’ingénierie de l’information et le ‘quanti’

Article

Texte intégral

Préambule sur la genèse de cet article et l’identité de ses co-auteurs, enseignants-chercheurs en SIC et responsables de Masters

1Cet article est une réflexion sur l’évolution des formations aux métiers de l’intelligence économique, du marketing et de l’influence à l’ère des Big Data et un plaidoyer. Il s’appuie sur l’analyse des maquettes de plusieurs formations rattachées aux SIC et une série de longs entretiens et d’échanges qui eurent lieu en novembre-décembre 2017 entre des enseignants-chercheurs en SIC1 responsables de Masters tout particulièrement concernés et intéressés par les Big Data2. Il fait suite à une communication présentée à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 le 23 novembre 2017 pendant une journée de formation organisée par la SFSIC : « Des data (big, thick…) dans les formations en Information-Communication ? ». En amont de la très forte présence de la thématique des Big Data dans les médias, nous, enseignants-chercheurs en Sciences de l’information et de la communication qui intervenons dans des formations et qui pilotons des formations en Intelligence économique (IE), en sciences de l’information et de la documentation, en marketing et en stratégies d’influence, nous sommes intéressés très précocement à l’émergence, puis à la montée en force des métiers de la data. À travers nos liens avec le monde professionnel via le suivi des stages et apprentissages, le recrutement d’enseignants vacataires ou l’animation des comités de pilotage et de perfectionnement, nous avons été des témoins privilégiés de l’impact des Big Data sur les méthodes de travail et les compétences valorisées dans les métiers de l’IE, du marketing et de l’influence. Nous avons aussi pu observer l’évolution de l’articulation entre toute une série de métiers connexes à ceux des étudiants que nous avons contribué à former : data officer, data analyst, data scientist, chargé d’études statistiques, consultant en e-marketing.

2Nous, enseignants-chercheurs co-auteurs interviewés dans le cadre de cet article avons en commun un intérêt marqué pour les méthodes d’enquête, notamment quantitatives et numériques, et pour ce qu’elles « font » au terrain, leur apport heuristique et leurs limites. Camille Alloing s’intéresse par exemple à la présence numérique et la e-réputation des organisations (cadre théorique, analyse critique des pratiques et discours des praticiens, analyse du marché et des prestations de webmarketing), à la veille stratégique et l’infomédiation sociale, ainsi qu’aux humanités numériques avec notamment la question du Web affectif, dans une « économie numérique des émotions » (Alloing, Pierre, 2017). Mariannig Le Béchec travaille sur la gouvernance de l’internet et la propagation, la circulation et les médiations entre territoire et web à partir d’analyses de données web, de réseaux, de graphes et d’analyses sémiotiques (Le Béchec, Alloing, 2016). Lucile Desmoulins étudie les dynamiques d’organisation, les pratiques instituantes et les discours de légitimation d’un ensemble hétérogènes. Elle relie pratiques d’écriture et d’éditorialisation, notamment sur le web, auctorialité/autorité et stratégies d’influence des politiques publiques impliquant les médias sociaux (Desmoulins, 2015). Gérald Kembellec travaille sur des axes de recherche au confluent de l’informatique et des sciences de l’information à l’INTD, soit sur les interfaces de systèmes d’information, les systèmes de recommandation (Kembellec et Al., 2015), le web de données (Claverie et Kembellec, 2016), et les bibliothèques numériques. En tant que chercheur en SIC rattaché à « l’info-doc » », il est « naturellement » sensibilisé aux problématiques des data car cette branche des sciences de l’information s’intéresse aux principes et méthodes de recherche, de traitement, d’archivage et de communication de l’information dans une perspective d’accès et d’usage, et partant, aux dispositifs de gestion de l’information et à la manière dont ils sont conçus, gérés et utilisés.

3Nous avons en commun un fort tropisme pour le « quanti ». Nous tirons ce goût et cette compétence de nos parcours interdisciplinaires (Gestion, Économie, Sciences politiques, Informatique). Les diplômés des Instituts d’études politiques sont par exemple formés au marketing électoral et en statistiques. Ces Instituts incluent des travaux dirigés individuels sur des logiciels et des enquêtes tuteurées réalisées en petits groupes pour atteindre un volume horaire global de plus de 100 heures. Pour ce qui concerne les diplômés des IAE ou d’écoles de commerce qui ont opté pour des parcours ou des options en marketing, leur initiation aux méthodes quantitatives est encore plus conséquente. Certains d’entre nous ont été sensibilisés aux data par le biais de petits jobs étudiants (passation de questionnaires) ou d’expériences professionnelles dans le privé en amont de notre titularisation comme MCF. Lucile Desmoulins, par exemple, fut chargée d’études qualitatives free-lance et réalisa des enquêtes dans le cadre d’instituts de sondages avec une implication tout au long du processus et un travail à l’interface des services d’études qualitatives et quantitatives.

4Les études relevant des Big Data, en ce qu’elles s’appuient sur des corpus lourds captés sur les médias sociaux et supposent des traitements statistiques croisés et une méthodologie algorithmique, sont intégrées depuis une décennie dans les promesses commerciales d’identification des « influenceurs » prescripteurs de comportements, notamment d’achat. Elles sont a fortiori exploitées par les professionnels exerçant en agence dans des métiers au confluent du marketing et de la communication. Ces derniers se font fort d’identifier ou d’anticiper sur des tendances en matière de consommation, de dénicher, hiérarchiser ou préconiser des « influenceurs ». Leurs promesses sont cohérentes avec une vision enchantée des potentialités des Big Data. Sans partager tous les espoirs de ces professionnels, nous défendons la proposition que les usages et les méthodes des Big Data doivent être étudiés par les SIC et davantage enseignés dans les cursus en information et en communication.

5La définition des Big Data retenue dans cet article fusionne celles de tous les chercheurs interviewés et cités dans cet article. Contrairement à ce que l’adjectif qualificatif de quantité « big » sous-entend, le tournant des Big Data ne procède pas seulement de la quantité des données recueillies grâce à des objets connectés et des dispositifs numériques et donc de la quantité des données à traiter et de la technicité statistique qui en découle. Ce tournant procède aussi de la multiplicité des modes de traitement possibles.

Les Big Data dans les cursus de formation en intelligence économique de l’UPEM-IFIS et de l’IAE de Poitiers3

6Les Masters de l’IAE de Poitiers et de l’UPEM-IFIS sont des formations en alternance résolument interdisciplinaires (gestion, management, commerce, droit, économie) quoique axées autour d’un noyau dur d’enseignements se rattachant aux Sciences de l’information et de la communication (SIC) et à l’Intelligence économique (IE) définie en tant que démarche et ensemble de méthodes et d’actions coordonnées de recherche, de collecte, de traitement, d’analyse, de diffusion et de protection d’informations jugées stratégiques par des acteurs économiques. Ces programmes universitaires en IE font la part belle à l’ingénierie de l’information et aux Big Data (Desmoulins, Moinet, Cansell, 2017). Les débouchés de ces formations intègrent les métiers de l’e-reputation, du marketing et des stratégies d’influence. Environ la moitié seulement des étudiants qui intègrent ces Master 1 sont titulaires d’une Licence en Information-Communication ce qui suppose que le premier semestre du Parcours de Master soit en partie consacré à une mise à niveau en SIC.

7Le cours d’ingénierie de l’information est dispensé en première année de Master IE à l’UPEM par Renaud Eppstein, un maître de conférences formé aux Sciences de l’Ingénieur, qui s’intéresse spécifiquement à des problématiques qui le rattachent à la thématique « Intelligence économique et stratégique, data, décision » (IES2D) du laboratoire DICEN-Idf. Son double ancrage disciplinaire SIC / Informatique lui permet d’appréhender les Big Data de manière technique et critique : « Pour comprendre les Big Data, les étudiants doivent d’abord acquérir des connaissances. La diversité des profils est un choix assumé, il ne faut donc pas surestimer leur bagage sur le numérique. Dans mon cours, je présente l’Internet sous l’angle de l’infrastructure en expliquant comment nous sommes en train de passer d’une circulation de l’information par des câbles sous-marins aux projets Loon de Google ou bien encore Aquila de Facebook qui visent tous deux à positionner ces entreprises sur le marché des opérateurs et des fournisseurs d’accès… afin d’avoir un accès plus facile aux données personnelles. On fait également le lien avec le déploiement de l’infrastructure de l’internet des objets à l’origine des Big Data, et avec les algorithmes ». Il s’agit donc pour Renaud Eppstein d’alphabétiser les étudiants sans surestimer leur culture numérique, de nourrir leur curiosité et de développer leur esprit critique, notamment à partir de discussions sur des thèmes d’actualité comme les risques représentés par certains usages des données sur les processus démocratiques. Il insiste sur l’importance de la transmissions de connaissances dans une perspective historique qui leur fait logiquement défaut : « J’aborde également Internet sous l’angle des services, depuis le premier mail envoyé en 1971, jusqu’aux services apportés aujourd’hui par les GAFAM. Je leur explique le fonctionnement du ‘Turk mécanique’ d’Amazon pour mettre en évidence les problèmes d’acquisition et d’homogénéisation des données, qui sont cruciaux dans les pratiques de data mining. Je m’attache à casser le mythe du tout-automatique. Je leur parle des petites mains, aux États-Unis ou en Inde, qui réalisent ces opérations pour quelques centimes de Dollars. J’aborde enfin le développement des moteurs de recherche en insistant sur l’algorithme du Pagerank, qui a permis à Google d’accéder à une position dominante sur le marché de la recherche d’information jusqu’au déploiement de son Knowledge Graph qui donne corps au concept de web sémantique imaginé dès le début des années 2000. Cela permet d’aborder la question des métadonnées et de la construction des connaissances en amenant les étudiants à réfléchir sur les notions d’ontologie et de folksonomie. J’ai le sentiment paradoxal de révéler des choses, et pas seulement de développer la curiosité ».

8Les cours d’ingénierie de l’information viennent compléter ceux sur les bases des données « qui ne relèvent pas des Big Data, puisqu’on n’y croise par les BDD, mais qui préparent à entrer dans les logiques des Big » (Joumana Boustany, MCF en SIC à l’UPEM). Les cours sur les méthodes d’enquête quantitatives dispensés par Lucile Desmoulins permettent d’éprouver la technicité statistique ainsi que des aspects éthiques de la relation-client et des usages des données : les stratégies permettant de produire des données correspondant à des présupposés, à des objectifs stratégiques, à ce que les clients ou commanditaires peuvent ou souhaitent entendre. Cette dernière défend l’idée que la réflexion sur les Big Data doit être alimentée par des cours « littéraires » sur les écrits professionnels et les stratégies éditoriales, notamment à travers des focus sur l’argumentation lors desquels on questionne le statut des chiffres qui font autorité dans divers registres langagiers et stratégies discursives ou commerciales. Les cours de sémiotique et ceux sur l’innovation technologique doivent aussi contribuer à questionner, dans la lignée d’un article de blog d’Olivier Ertzcheid, le statut de l’algorithme promu « héros publicitaire » ce qui légitime les théories dites « solutionnistes » qui postulent une efficacité gestionnaire obligée propre aux innovations numériques (Ertzcheid, 2017).

9Le Master en Intelligence économique de l’IAE de Poitiers est en cours de ré-accréditation, les nouvelles maquettes comporteront un parcours en communication où la présence des data a été pensée comme prépondérante. Cette intégration est facilitée par la présence au sein de l’IAE de nombreux chercheurs en statistiques. Là encore, les Big Data sont présentes en filigrane dans de nombreux cours des deux années du Master et selon une progression originale. La première année est dévolue aux outils tandis que la seconde est plus réflexive. Les cours sur les stratégies d’influence sur les médias sociaux et l’e-reputation supposent par exemple une introduction à des outils et méthodes complexes de recueil de données. Les Big Data sont centrales dans le cours de traitement de l’information, mais elles sont aussi présentes dans celui d’ethnographie numérique dans lequel, en 18 heures, Camille Alloing et Mariannig Le Béchec proposent « un aperçu théorique, et effectuent ensuite un travail dirigé avec les étudiants de récolte de données massives sur des forums, de construction d’une grille d’analyse, de traitement (Gephi), de manière ce que les étudiants soient in fine capable de proposer une analyse mixte quali/quanti ». La nouvelle maquette qui sera pleinement effective à la rentrée 2018 inclut donc 80 heures de formation sur les data entre le M1 (méthodes) et le M2 (application à divers cas et modalités du small au big, analyse, visualisation, réflexivité). Mariannig Le Béchec souligne « qu’on ne peut pas aborder les Big Data, si on oublie d’introduire les étudiants aux techniques de travail sur les small data dans le cadre des cours d’ingénierie de l’information. Il s’agit d’apprendre aux étudiants à manipuler de la donnée dès le M1 ». Considéré que le monsieur outils de l’IAE, Camille Alloing insiste paradoxalement sur les limites des approches ‘quanti’ quand il s’agit de s’imprégner et connaître en profondeur une communauté numérique sur une plateforme, un forum, etc. Il complète son propos avec humour en ajoutant qu’on « ne peut pas leur proposer de cours de stats purs et durs, car sinon ils se roulent par terre et pleurent des larmes de sang parce que ce n’est pas leur mode de pensée de ‘littéraires’. Ce n’est pas qu’une simple question de limites en termes de maitrise langagière ou technique. C’est une question de territoires de compétences. Chacun son boulot. Nous devons apprendre à nos étudiants à travailler avec les data scientists en formulant des hypothèses de travail communes ».

10Les objectifs du cours sont aussi ‘déboulonner’ des mythes extrêmement puissants, comme celui de Big Data permettant de prédire les comportements. Pour dévoiler le caractère mythique d’une conception substitutive des technologies dans laquelle la machine travaillerait à la place des humains, il faut montrer le caractère insaisissable et ingrat du travail humain derrière « le travail invisible des données » (Denis, 2018) ce qui passe par des travaux dirigés. Pour Camille Alloing : « Les étudiants doivent ressentir à quel point travailler sur des données, c’est beaucoup de sale boulot de nettoyage de fichiers avant de s’amuser à tester des logiciels comme Air ou SIP, d’analyser des distances, des nombre de likes, de lancer des calculs et de faire des beaux graphiques. Les mains dans le cambouis, ils voient ce qui ne marche pas parce que c’est trop fastidieux ou approximatif ». Les Masters en IE intégrant des parcours en marketing et en communication forment des communicants managers de projets qui sont très demandés sur le marché du travail car ils peuvent se positionner sur de nombreux débouchés et métiers où les Big Data sont devenues cruciales.

Les Big Data dans le Master Mega données et analyse sociale (MEDAS) du COMUE HESAM (CNAM-Sorbonne)

11Le Master MEDAS du CNAM monté en partenariat avec la Sorbonne est à part dans la mesure où il forme explicitement et spécifiquement aux techniques et outils en matière de traitement des données. C’est donc « la formation en SHS la plus data qui existe » selon les termes de Gérald Kembellec. Créé il y a deux ans, ce Master est décrit par Ghislaine Chartron, qui dirige avec Michel Bera (Paris 1 Sorbonne) la deuxième année de formation, comme un « master à orientation professionnelle qui forme des data analysts, et non des data scientists comme les écoles d’ingénieurs type ParisTech ou Central mettant le focus sur les maths et les algos. Il est profondément interdisciplinaire. Les SIC le pilotent avec la mention ‘Humanités numériques’. Les compétences visées concernent le traitement et la valorisation de la donnée dans les organisations : statistiques, informatique (langages Python, PHP, R, Bases de données, etc.), modélisation des données structurées avec les normes, formats et standards, enjeux liés à la place des données dans la gestion des sociétés, projection des usages de la donnée dans différentes fonctions, donnée et business intelligence ». Gérald Kembellec décrit ce diplôme comme une réponse à un besoin des entreprises et des agences de disposer de professionnels qui ne soient pas des statisticiens purs, mais des analystes formés aux SHS dans leur diversité et acculturés aux techniques des Big Data. Il insiste sur une idée simple et forte, que nous partageons tous : « On ne peut pas faire du big data sans manipuler des données ». Il envisage de fait la transmission de connaissances et de savoir-faire sur les Big Data comme un mouvement en deux étapes : « Il faut d’abord initier les étudiants aux statistiques sur des gros volumes de jolies données bien propres. Ensuite seulement, ils sont capables de passer au stade supérieur. En deuxième année, ils ont acquis les méthodes, on travaille alors avec des masses de données non structurées, on multiplie les modes de traitement possibles. Une fois qu’ils ont compris les biais de la collecte et du traitement de données, ils sont capables de causer avec des data scientists, qui restent seuls aptes à trouver le bon outil pour répondre aux besoins des divers corps de métiers ». De ce fait, les quatre premiers mois du programme du Master MEDAS sont décrits par les étudiants comme une « prépa » hyper technique et intensive qui permet une mise à niveau, une initiation aux codes, aux algorithmes, à l’étude des structures de données pour appréhender tous les moyens d’encapsuler les données. Les SHS sont cependant partout présentes à travers l’approche privilégiée. « Le cours d’analyse sociale des groupes par exploration, des données ouvertes (opendata), liées et enrichies (linked data), par exemple, est pris en charge par un historien de l’art féru de d’humanités numériques. Les étudiants créent également ex nihilo un système de recommandation sur la base de données déclaratives ce qui suppose à la fois de savoir collecter, structurer, manipuler et traiter les données, mais amène aussi très vite à réfléchir aux biais, à la confiance accordée aux chiffres et aux algorithmes, aux aspects juridiques et éthiques liés à l’anonymisation des données. Ils s’immergent dans des investigations proches du data-journalisme ce qui est très éclairant sur la manipulation des opinions », explique Gérald Kembellec. Les entreprises ont plébiscité la formation à travers le taux d’emploi de la première promotion des diplômés.

Ouverture : Quelle pédagogie pour quels publics ?

12Pour alimenter nos cours, nous utilisons, des études de cas réels tirés de mémoires, de stages ou d’apprentissage récents ainsi que des projets tuteurés où les étudiants travaillent sur des commandes réelles émanant d’entreprises. Cet apport est complété par des interventions de professionnels issus du marketing, des data scientists, du droit ou encore des enseignants-chercheurs en statistiques et en philosophie.

13Au-delà des apports épars apportés à la compréhension des Big Data à travers des cours d’ingénierie de l’information, de marketing, de méthode d’enquête, d’analyse des réseaux ou de stratégies d’influence, un cours exclusivement dédié à la compréhension des Big Data est nécessaire. Pour faire entrer dans les logiques quantitatives et algorithmiques, les travaux dirigés s’imposent comme modalité pédagogique. Cela suppose de la part des enseignants une certaine maitrise technique informatique – ce qui est trop rarement le cas des chercheurs en SIC, le fait d’être capable de vulgariser et de donner des exemples parlants – ce qui n’est pas toujours le cas des chercheurs en statistiques, et de faire preuve d’esprit critique et d’éthique réflexive - ce qui est le cas de rares professionnels. Le positionnement des métiers du marketing et de l’influence incite bien des professionnels à s’improviser prophètes des Big Data. Non seulement les enseignants capables de proposer un cours d’initiation aux Big Data sur un volume horaire de quelques jours ne sont pas légions, mais encore le public des Masters en IE et en SIC reste très hétérogène en termes de niveau et d’appétence pour les statistiques.

14Afin que les étudiants formés aux SIC puissent être à l’aise sur des postes où les approches ‘data’ seront de plus en plus utilisées, on plaide pour l’intégration systématique pendant les cursus de Licence en Information-communication de cours pratiques et poussés de méthodes d’enquête quantitatives et de cours d’ingénierie de l’information permettant d’aborder les questions de structuration des données, par exemple à partir d’exercices sur des bases de données ou de projets tuteurés longs aboutissant à la rédaction et la diffusion d’enquêtes rigoureuses. La diffusion invitant à des efforts de rigueur. L’ingénierie de l’information semble trop peu présente dans la plupart des cursus de Licence en regard de qu’elle peut apporter à la compréhension de l’impact majeur des Big Data sur les pratiques professionnelles dans l’ensemble des secteurs d’activité et des fonctions des entreprises et des institutions. Le ‘quanti’ est quant à lui souvent noyé dans des enseignements de méthodologie d’enquête ou d’initiation à la recherche où il se trouve réduit à la portion congrue du fait de l’histoire et de l’épistémologie des SIC, des préférences et des compétences des enseignants, mais aussi du fait de contraintes organisationnelles. Les enseignants disposant de faibles volumes horaires, de salles trop petites par rapport à leurs groupes d’étudiants, de matériels et de logiciels parfois peu adaptés, préfèrent proposer une brève initiation théorique axée sur les limites et les risques propres à l’échantillonnage et aux sondages d’opinion plutôt qu’un cours résolument pratique sur les techniques de recueil et de traitement de données. De tels cours pourraient être donnés par des jeunes chercheurs en sciences de l’information, mais ils sont peu nombreux en comparaison des besoins.

15La compréhension fine et critique des techniques et promesses des Big Data s’impose comme une demande professionnelle forte dans les métiers de l’IE, du marketing et de l’influence. Les étudiants en marketing et en communication que nous formons doivent pouvoir se positionner de manière claire dans une vie professionnelle souvent marquée par des rapports de compétition et de complémentarité entre data scientists, veilleurs, responsables de l’e-reputation, marketeurs, chief data officers, et autres architectes de l’information. Nous voulons former des futurs professionnels qui puissent être à l’aise dans leurs missions opérationnelles, mais qui soient aussi capables de participer à la réflexion stratégique et de formuler des questionnements éthiques. Nous n’espérons pas pour eux des carrières de « nettoyeurs de fichiers », mais de managers capables de penser les données dans leur dimension stratégique d’aide à la décision et de concevoir les limites méthodologiques et les problèmes éthiques posés par les Big Data. Certes, les Big Data peuvent être dénigrées en tant qu’argument promotionnel et miroir aux alouettes. Certes, nous ne formerons jamais des Data scientists, ni même des Data analysts, mais des médiateurs parfois propulsés Data strategists. Certes, nous avons identifié des tensions entre les approches statistiques du marketing et de l’influence centrées sur la data et nos stratégies pédagogiques de professionnalisation ancrées dans les sciences sociales. Cela nous amène à plaider avec encore plus de force pour une meilleure intégration des Big Data dans nos formations dès la Licence, dans l’intérêt de la professionnalisation de nos étudiants et celui de notre interdiscipline.

Bibliographie

Alloing C., et Pierre J., Le Web affectif, une économie numérique des émotions, Ina Editions, 2017.

Claverie C. et Kembellec G., Direction scientifique du dossier « Web de données et création de valeur », I2D Information, Données et Document, 2/2016 (Volume 53), p. 30-69.

Denis J., Le travail invisible des données. Éléments pour une sociologie des infrastructures scripturales, Presses des Mines, 2018.

Desmoulins L., « La communication événementielle des think tanks patronaux sur le miroir de twitter », in P. Alemanno S. (dir.), Communication organisationnelle, management et numérique, éditions L’Harmattan, collection Communication et Civilisation, Partie IV Narrations managériales au pays du numérique, 2015, p. 251-261.

Desmoulins L., Moinet N., Cansell P., « La conception du professionnalisme de chargés de communication atypiques car formés aux métiers de l’intelligence économique », communication présentée lors du colloque ACFAS n° 407, RESIPROC, La profession de communicateur : parcours atypiques et recherche de statut, Montréal, Canada, mai 2017. Repéré à http://www.acfas.ca/evenements/congres/programme/85/400/407/c

Kembellec G., Chevalier M., Dudognon D., « Les systèmes de recommandation », in Techniques de l’ingénieur, Éditions T.I., Paris, 2015.

Le Béchec M. et Alloing C., « Les humanités numériques pour repenser les catégories d’analyse », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], n° 8, 2016, mis en ligne le 23 mars 2016, consulté le 12 mars 2018. URL : http://journals.openedition.org/rfsic/1804 ; DOI : 10.4000/rfsic.1804

Ertzsheid O., L’algorithme ce héros (publicitaire). affordance.info, Le blog d’un maître de conférences en sciences de l’information. 31 mars 2017, ISSN 2260-1856. URL : http://affordance.typepad.com/mon_weblog/2017/03/algorithme-et-publicite.html

Notes

1  Les verbatims d’enseignants-chercheurs en SIC cités dans le texte de cet article sont tous issus d’entretiens conduits en novembre ou décembre 2017 par Lucile Desmoulins. Les co-auteurs ont décidé et assumé de ne pas lisser leurs propos dans un style académique quand les mots laissés « dans leur jus » leur paraissaient mieux aptes à rendre compte des idées. Ils ont aussi eu le souci de conserver à leurs témoignages la force des traces de leurs verbes et personnalités.

2  Tous les auteurs sont maîtres de conférences en SIC. Lucile Desmoulins et Renaud Eppstein sont en poste à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée (UPEM) et rattachés au laboratoire DICEN-Idf. Lucile Desmoulins est responsable du parcours ‘Influence, lobbying et médias sociaux’ (ILMS) au sein du Master ‘Intelligence économique’ de l’UPEM à l’Institut francilien d’ingénierie des services (IFIS, Val d’Europe), et Renaud Eppstein co-responsable avec Patrick Cansell du parcours ‘Intelligence stratégique et analyse des risques’ (ISART) du même Master IE. Camille Alloing et Mariannig Le Béchec sont MCF en SIC à l’Institut d’administration des entreprises (IAE) de l’Université de Poitiers et rattachés au laboratoire CEREGE. Camille Alloing est responsable de la Licence ‘Information et communication d’entreprise’ et de la deuxième année du parcours ‘Communication’ du Master ‘Intelligence économique’. Mariannig Le Béchec assume la charge d’encadrement de la première année en tronc commun du parcours de ce même Master. En poste au CNAM à l’INTD, Gérald Kembellec est membre du laboratoire DICEN-Idf et responsable de la première année du Master ‘Mega données et analyse sociale’ (MEDAS) au CNAM-Paris.

3  Les Masters ici décrits ne sont pas spécifiquement des Masters de Big Data contrairement à ceux qui figurent sur ce graphique : https://graphcommons.com/graphs/b6d29723-28ab-4704-a71a-92db8a81c5a9/selection/ce315fd7-e7d5-370e-a30b-83337f821155?auto=true

Pour citer ce document

Lucile Desmoulins, Camille Alloing, Gérald Kembellec, Renaud Eppstein et Mariannig Le Béchec, «L’évolution des formations aux métiers de l’intelligence économique, du marketing et de l’influence a l’ère des big data : notre plaidoyer pour l’ingénierie de l’information et le ‘quanti’», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 15-Varia, FORMATION, MONDE PROFESSIONNEL,mis à jour le : 01/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=160.

Quelques mots à propos de : Lucile Desmoulins

Université Paris Est Marne-la-Vallée, Dispositifs d’Information et de Communication à l’Ère Numérique (DICEN-Idf)

Quelques mots à propos de : Camille Alloing

Université de Poitiers, CEREGE – IAE de Poitiers

Quelques mots à propos de : Gérald Kembellec

CNAM Paris, Dispositifs d’information et de communication à l’ère numérique (DICEN IDF)

Quelques mots à propos de : Renaud Eppstein

Université Paris Est Marne-la-Vallée, Dispositifs d’Information et de Communication à l’Ère Numérique (DICEN-Idf)

Quelques mots à propos de : Mariannig Le Béchec

Université de Poitiers, CEREGE – IAE de Poitiers