> Intermédialité
Transmission revue
Table des matières
Texte intégral
1Dans le mot de revue, il y a littéralement du rêve. Ce rêve fut pour nous collectif. Toute revue savante cherche à transmettre des savoirs. Les savoirs dont nous rêvions portaient sur la transmission.
2La revue Intermédialités est née d’abord du Centre de recherche sur l’intermédialité et surtout de son premier colloque international organisé en 1999 à Montréal. Le Centre avait été fondé à partir de différentes équipes de recherche de l’Université de Montréal réunissant des chercheurs en Cinéma, Histoire de l’art, Communication, Anthropologie et Littérature. Avec un étudiant de doctorat (devenu maintenant un des importants chercheurs en intermédialité, André Habib), nous fîmes une maquette et, avec l’aide des Presses de l’Université de Montréal, nous lancâmes la revue. Dans la mesure où le concept d’intermédialité lui-même apparaissait survitaminé (pourquoi ajouter le préfixe ‘inter’ à une médialité désignant déjà un ‘faire entre’ ?) et étrange (peu d’entre nous étions d’ailleurs d’accord sur sa définition), nous avons pris le partie d’une revue très sobre esthétiquement. Nous voulions aussi concentrer chaque numéro sur un sujet déterminé pour tâcher d’en explorer les facettes et les possibles corpus pertinents. Puisque la médialité nous engageait d’emblée dans la fabrique des moyens et des milieux, nous avions décidé d’uniformiser grammaticalement la forme du titre de chaque numéro afin de donner aussi une unité formelle à cette diversité : ce serait un verbe à l’infinitif. Et comme cet intérêt pour la fabrication en général devait commencer par la conscience de notre propre fabrique, le premier numéro porta sur « Naître ». Aux articles de recherche, il nous semblait indispensable d’articuler des dossiers sur des artistes ou réalisés par des artistes. Cela impliquait d’office des reproductions soignées. C’est ainsi que la qualité du papier fit de chaque numéro un parallélépipède blanc et lourd – nous rappelant ainsi la matérialité des supports d’inscription. Nous désirions aussi une version légèrement différente en ligne que nous avons maintenue quelques années avant de nous engager dans le tout numérique.
3Une fois la revue bien lancée et les subventions gouvernementales obtenues, je passai la main à Johanne Lamoureux (Histoire de l’art), qui laissa la revue à Philippe Despoix (Littérature comparée), qui la confia à Marion Froger (Études cinématographiques). Une revue qui fait de l’intermédialité une scrupuleuse étude des transmissions doit, elle aussi, être constituée de transmissions d’autorité. D’autant que la revue a d’entrée affiché sa pluralité en portant dans son titre un pluriel qui évite la fétichisation conceptuelle.
4Est-ce à dire que la notion d’intermédialité recouvre tout et n’importe quoi ? Je dirais que oui. Mais au bon sens de l’expression et pour exprimer une certaine vocation à la fois totalisante et disséminée. Si on la conçoit comme une « science des relations », il semble évident que l’intermédialité puisse trouver son bien partout et en toute chose. Évident à condition que l’on prenne une position ontologique forte : les relations sont premières, leurs croisements forment des nœuds provisoires qu’on appelle sujets ou objets. Contrairement au schéma ancien sur le modèle technique du télégraphe, la communication ne va pas d’un émetteur à un récepteur qui lui préexiste. Des chercheurs comme James Carey ou Raymond Williams ont montré combien la communication implique des cadres de pensée, des rituels de partage, toute une dramaturgie sociale des expériences. Sujets et objets sont donc des effets plus ou moins stabilisés de communications. On peut alors faire une étude intermédiale d’un roman de Balzac comme d’une scène de ménage ou d’un trottoir.
Intermédialité : une méthode d’analyse
5Les études de l’imprimé, de la photographie ou de la télévision comme médias existent depuis longtemps. Mais qu’arrive-t-il lorsqu’une pièce passe à l’imprimé, puis devient opéra ou film (comme le Dom Juan de Molière migrant du théâtre vers l’opéra Don Giovanni de Mozart et Da Ponte, puis vers le film de Losey) ? Il est important de pouvoir analyser les transferts médiatiques en même temps qu’artistiques que ces recyclages impliquent. En un premier abord, c’est ce que permet le développement de ce qui est appelé de plus en plus souvent « intermédialité » en Europe et dans les Amériques, voire jusqu’en Australie et en Chine. On peut aussi y ajouter les phénomènes de remédiation (lorsqu’un média « rejoue » un autre média en son sein) analysés par Bolter et Grusin.
6Pourtant, l’intermédialité est plus que cela. Ce que change l’usage de cette notion est, en fait, la compréhension même de ce qu’est un média. Car en mettant l’accent de manière significative sur les relations, avec le préfixe « inter », elle permet de saisir qu’un média n’existe jamais seul et qu’il n’apparaît même jamais sans les échanges, les reprises, les déplacements des modes techniques et des usages sociaux d’autres médias. L’intermédialité ne vient pas s’ajouter aux études de chaque média en se contentant d’étudier leurs possibles transferts ou adaptations dans d’autres médias ; elle permet de réaliser que les formes sociales de nos activités prennent place, de manière nécessaire, dans une sorte de « bouillon médiatique » au sein duquel différents médias interagissent. Il faut rappeler que, étymologiquement, media est un pluriel : d’emblée, nous sommes amenés à jouer collectif.
7On peut ainsi considérer qu’un médium renvoie à l’appareillage technique utilisable pour une communication possible, alors qu’un média désigne autant les techniques exploitées que les institutions et les pratiques sociales qui rendent cette communication percevable et compréhensible collectivement. On voit bien que l’accent mis sur les médias ne répond pas simplement à un préjugé techniciste ou à un matérialisme primaire : il s’agit de repositionner les appareillages des médias dans une histoire culturelle et sociale.
8Rompant avec une tradition moderne, voire antique, de partir de substances individuelles, avant de saisir leurs mouvements et leurs mises en relation, l’intermédialité part de la dynamique des relations pour comprendre comment apparaissent des objets et des sujets, momentanément stabilisés, au carrefour de ces flux. D’un point de vue intermédial, les substances sont des nœuds provisoires de relations. Dans l’héritage d’Alfred Whitehead ou de Gilles Deleuze, l’intermédialité prend en compte le caractère premier des relations et cherche à en tirer toutes les conséquences pour analyser les communications par lesquelles nous donnons sens et valeur à nos actions.
9En ce sens, l’intermédialité ne définit pas un objet particulier composé de différents médias (ce que fait la notion de multimédia) ; elle compose une méthode d’analyse de toutes nos formes de communication, c’est-à-dire de toutes nos expériences, dans la mesure où il n’existe pas d’expérience hors des médiations sociales, culturelles et techniques dans lesquelles elles sont visibles, interprétables et valorisables.
10Le propre de l’intermédialité comme méthode est de toujours prêter attention aux formes historiques de présentation ou d’énonciation. À commencer par soi-même : nous pouvons donc noter que ces conceptions de l’intermédialité sont apparues le plus souvent dans des départements de littérature, en particulier littérature comparée, de cinéma et d’histoire de l’art à partir des pratiques artistiques modernes qui expérimentaient justement leur rapport au médium. C’est ce qui fait la pertinence croissante des études intermédiales dans un dialogue avec les sciences de la communication, mais aussi avec l’histoire culturelle, la philosophie et l’anthropologie ou encore avec la géographie de la médiance d’un Augustin Berque. Les études intermédiales sont aussi nées de la nécessité, pour ces sciences humaines, de prendre en compte la matérialité des phénomènes sensibles qui font les œuvres esthétiques tout autant que leurs contextes et les médiations qui les rendent intelligibles et évaluables. À partir de là, l’intermédialité peut opérer pour tout type d’énoncé ou de réalité sociale, à condition de conserver à la fois l’attention aux formes d’énonciation typiques des études littéraires, cinématographiques et artistiques et les opérations de contextualisation que permettent l’histoire et l’anthropologie culturelle des médias, voire ce que l’on appelle aujourd’hui l’archéologie des médias (Jussi Parikka, Wolfgang Ernst) qui a le mérite d’intégrer la complexité des plis temporels qui composent nos histoires.
11Pour les bienfaits de l’analyse, on peut distinguer quatre niveaux de ce que j’appellerai ici des « supports » en étendant volontairement la manière de comprendre cette notion : supports matériels ou immatériels d’inscription ; supports techniques ; supports des dispositifs de pouvoir et de savoir ; supports institutionnels.
12Les surfaces d’inscription matérielles (pierre, tablette d’argile, papier, fiche cartonnée, écran, etc.) sont sans doute les plus évidents à comprendre comme supports, à condition de ne pas oublier que ce qui a été inscrit doit aussi pouvoir être transporté dans l’espace et le temps. Aux surfaces d’inscription se conjoignent donc des modes de transport (volumen, codex, fichier de bois ou de métal, fils télégraphiques, câbles, etc.). Cependant, on ne peut écarter a priori la possibilité de surfaces d’inscription, ou de modes de transport immatériels, comme la mémoire qu’elle soit individuelle ou collective, mais aussi l’âme (c’est le cas chez Platon).
13Du côté des techniques, André Leroi-Gourhan autant que Gilbert Simondon en ont montré les enjeux sociaux. Il faudrait donc porter l’attention sur les techniques du corps (gestes, démarche, etc.) et de l’âme (boire debout est honteux pour certains peuples) que décrivent les anthropologues à la suite de Marcel Mauss, aussi bien que les techniques de soi liées aux techniques de domination relevées par Michel Foucault. S’y articulent les techniques prothétiques de production et de mécanisation (arts de mémoire artificielle ; machines à écrire et papier carbone ; etc.) et les techniques de collecte et de présentation (éthos rhétorique ; objets de musée ; flickr ou youtube ; etc.).
14Un troisième niveau porterait sur les dispositifs de savoir et de pouvoir (Michel Foucault encore) qui articulent techniques et évènements en disposant des corps dans un certain espace/temps. La notion de dispositif permet de reconfigurer l’ancien problème de la conjoncture et de la structure : un dispositif serait une structure perçue sous l’angle d’une conjoncture, d’une urgence, une manière d’administrer des actions.
15Enfin, il est nécessaire d’assurer la circulation sociale des discours et des actions. C’est tout le niveau des institutions qui autorisent des mises à disposition du public et des modes de circulation d’informations : elles transforment des données en documents (Maurizio Ferraris, Lisa Gitelman). Les institutions sont avant tout des organisations du temps en général (Maurice Merleau-Ponty), des milieux pourvoyeurs de sens et des rythmes sociaux en particulier : elles instaurent de la durée, dans lesquelles prennent place des transmissions de biens, d’idées, de principes, d’affects.
Un bref exemple : comment savoir ce que disent les « Que sais-je ? »
16Prenons donc un exemple : la collection « Que sais-je ? » Elle voit le jour en 1941, en un moment de crise évidente : avec l’occupation allemande de nombreux savants qui publiaient aux Presses universitaires de France sont interdits, l’exportation est devenue très difficile, le monde de l’édition est dans une mauvaise passe. Paul Angoulvent, un ancien de HEC qui a été formé aux méthodes américaines et a été nommé à la tête des PUF en 1934, décide de lancer une nouvelle collection de vulgarisation des sciences qui ferait « le point des connaissances actuelles » et viserait les étudiants autant que le grand public. Il choisit volontairement un format inhabituel (11,5 x 17,6 cm), dont le livre de poche reprendra dans les années 1960 le principe. Il limite le nombre de pages à 128 pour avoir à la fois une communauté de forme et une matérialisation du caractère synthétique des ouvrages. Il utilise le symbole de la rose des vents, image de la boussole pour se diriger dans le monde moderne des connaissances. Il reprend comme titre une devise que Montaigne (écrivain exemplaire de la culture française) avait fait graver sur une médaille en remaniant lui-même un propos de Sextus Empiricus, dont il avait, par ailleurs, fait inscrire sur une des poutres de son bureau la citation sceptique dont il s’inspire. Cet énoncé de Montaigne témoigne donc de la transmission du savoir depuis les philosophes grecs et latins et de sa réappropriation sous des formes nouvelles et sur des supports variés (bois de la poutre, métal de la médaille, papier du livre) pour des usages privés et publics. En reprenant cette devise, on affirme ainsi d’un même mouvement la continuité d’un savoir depuis l’Antiquité, le pouvoir dont on hérite et la puissance actuelle de transformation du passé.
17Revenant sur la collection en 1948 pour présenter son plan d’ensemble de 600 volumes, Paul Angoulvent précise qu’il ne faut surtout pas y voir un relativisme ou un scepticisme généralisés, mais au contraire une ouverture des savoirs : « Qu’on ne cherche pas le secret de l’esprit qui anime la collection Que sais-je ? dans une interprétation sceptique de son titre, renouvelé de Montaigne. Pas plus que la question que se posait le philosophe n’impliquait un doute fondamental et définitif, notre titre n’a un sens pessimiste et désabusé. » (Angoulvent, 1948) Il est, en effet, important pendant et après la guerre de réaffirmer, via cette collection, un accès universel aux savoirs et à leur intarissable progrès, – un accès, cependant, aux accents nationalistes : « Partout, et sous toutes les latitudes, la science française pénètre, s’établit et s’affirme, grâce à un effort collectif qui honorera notre génération. » La revendication universaliste est articulée à un patriotisme renouvelé.
18Ces propos voisinent dans ce bulletin à vocation interne avec des citations de personnages réputés placées dans des encadrés comme pour mieux en sertir la valeur. Ainsi, le texte de Paul Angoulvent trouve un écho dans une affirmation de Bertrand Russell extraite, justement, des Essais sceptiques : « Ce qui me semble difficile à admettre, aussi bien dans la philosophie bolchévik que dans la philosophie américaine, c’est que son principe d’organisation est économique, tandis que les groupements qui sont conformes à l’instinct humain sont biologiques ». Or, les premiers volumes à succès de la collection portent justement sur la biologie (Les Étapes de la biologie, La Vie des abeilles). Et l’image qui vient sous la plume de Paul Angoulvent pour qualifier sa collection est encore la même : « Une collection de plusieurs centaines de titres est un véritable être vivant, dont les cellules se renouvellent inlassablement ». La gestion de la collection est aussi une gestion de la vie, inscrite dans les formules plus générales de la biopolitique moderne.
19La collection encyclopédique rompt ainsi avec les abonnements habituels et l’organisation d’un ensemble par l’éditeur, c’est désormais le lecteur qui construit son parcours parmi les volumes indépendants qui, hypothétiquement rassemblés, constitueraient une vraie encyclopédie à la fois indéfiniment ouverte au progrès et capitalisant néanmoins sur une totalitation possible. Changement crucial d’orientation qui fait du public un consommateur des connaissances plutôt qu’une collectivité à éduquer.
20Une recherche intermédiale ne se limiterait donc ici ni à l’histoire de l’édition ni à celle de la situation politique, elle ne prendrait pas seulement en compte la valeur accordée à l’encyclopédique et aux sciences ni aux conceptions du public lecteur, elle ne s’attacherait pas uniquement à l’essor du biopolitique ni aux matérialités d’un design ; elle tâcherait de saisir l’entrelacement de ces multiples dimensions pour mieux comprendre, au fond, ce que suppose toute prise de parole, tout énoncé : les rituels du commerce humain et les pratiques sociales des échanges à partir des idées qui circulent, des techniques qui en matérialisent la circulation et des institutions qui les autorisent. Une devise est aussi instructive qu’une configuration politique, une option technique aussi éclairante que des métaphores explicatives, un voisinage d’énoncés sur une même page aussi productif que des réalités économiques.
21Du point de vue intermédial, cette collection est alors le résultat composite, opérant à différentes échelles, d’une histoire politique, d’une économie de l’édition, d’une conception du savoir encyclopédique, d’une valorisation des sciences, autant que d’une ouverture vers un public plus large que les élites traditionnelles, d’un marketing spécifique et d’un design éloquent.
22L’intermédialité cherche donc à analyser, sur un plan anthropologique, la multiplicité des phénomènes de communication entre les êtres. Au lieu d’un Que sais-je ?, elle entend répondre à la question : comment puis-je savoir ? Le pronom « que » suppose des substances immédiatement repérables dont on pourrait faire l’étude ; alors que « comment » implique des relations préalables qui se condensent de manière médiatisée dans des objets de perception et de savoir. En revisitant ici une revue (Intermédialités) pour une autre revue voisine (Les Cahiers de la SFSIC), il s’agit de revoir ensemble les conceptions classiques du geste de la transmission et d’en ouvrir les voies possibles de communication du plus matériel au plus intellectuel.
Bibliographie
Paul Angoulvent, « Les Moissons de l’esprit », Bulletin trimestriel des Presses universitaires de France, 1948, p. 4-6.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Éric Méchoulan
Université de Montréal, Centre de recherche sur les usages et les documents numériques, eric.mechoulan@umontreal.ca