QUESTIONS DE RECHERCHE
La bibliothéque scolaire et universitaire, lieu d’une éducation à l’information : données empiriques
Table des matières
Texte intégral
L’espace de la bibliothèque, entre littératie et culture informationnelle
1L’importance cruciale accordée à l’organisation spatiale des collections et des services dans les projets récents de réaménagement des bibliothèques scolaires, universitaires et de lecture publique, nous incite à considérer les liens, imaginés et réels, entre la configuration de l’espace physique des lieux de savoir et la culture informationnelle des jeunes. En quoi la dimension spatiale de la bibliothèque fait-elle partie d’une acculturation à l’information-documentation ? En quoi les moments de formation qui prennent en compte la spatialisation des connaissances participent-ils à cette acculturation ? Les programmes récents dans le domaine de « l’éducation aux médias et à l’information (ÉMI) », ainsi que les « matrices curriculaires » développées à partir de ces programmes, montrent bien que l’on envisage, en préalable et en complément au développement d’une culture numérique, d’aider les jeunes à forger des capacités à s’approprier les espaces documentaires, à construire des repères à partir d’une connaissance et une fréquentation des bibliothèques et centres de ressources, lieux physiques. Le programme « ÉMI » de cycle 4 (pour le collège) préconise de développer une capacité à « Exploiter le centre de ressources comme outil de recherche de l’information » (Ministère de l’éducation nationale, 2015, p. 382) ; la matrice proposée en 2016 par l’académie de Toulouse désigne « l’appropriation des espaces informationnels » comme un des grands objectifs opératoires. S’agit-il d’une vision trop fonctionnaliste de l’organisation spatiale et intellectuelle de la bibliothèque, proposée à l’élève surtout comme un « outil à exploiter » pour « repérer » des informations ? Hubert Fondin met en garde contre la vision, très installée dans notre culture, de la bibliothèque « lieu de fourniture d’objets » qui selon lui fait obstacle à l’accomplissement du rôle social des bibliothèques (Fondin, 2002). Les travaux sur les liens entre l’espace et le savoir, en anthropologie notamment, permettent de compléter cette vision de l’espace documentaire-« outil » et de déplacer le regard : l’espace intellectuel de la bibliothèque est construit et activé dans la pratique, le geste, le mouvement et l’interaction. Selon Michel de Certeau, l’espace, « lieu pratiqué » correspond à « l’effet produit par les opérations qui l’orientent, le circonstancient, le temporalisent et l’amènent à fonctionner en unité polyvalente de programmes conflictuels et de proximités contractuelles » (1990, p. 173). L’espace de la bibliothèque est relatif et relationnel (Hall, 1971) ; une approche proxémique de la culture informationnelle prend en compte la façon dont les usagers adaptent les ressources et les lieux selon leurs besoins et ainsi créent des formes de savoir et d’apprentissage dans le processus de leur activité.
2Entre l’appropriation des espaces à des fins d’action rationnelle et l’expérience de ces espaces en tant que propédeutique à l’exploration de l’univers et de soi, ces points de vue sur la valeur éducative d’une acculturation aux espaces documentaires ne sont pas incompatibles et ne devraient pas nous faire opposer trop brutalement visions opérationnelle et anthropologique de l’information-documentation (Montiell-Overall, 2007). Mais cette différence d’optique sur l’espace des bibliothèques et sur l’éducation à l’information par et dans l’espace, peut nous conduire à questionner les articulations entre la « littératie informationnelle » et la culture informationnelle, entre le développement de compétences et de savoir-faire finalisés au sein des espaces maîtrisés et l’expérience au quotidien des espaces informationnels en ce qu’ils sont parcourus, fréquentés voire territorialisés, interrogés, incorporés ou (re)définis par l’usage1. Nous allons dans cet article revenir sur l’apport de certains terrains de recherche menés depuis quelques années, où la question de l’espace était posée comme (plus ou moins) centrale à nos interrogations initiales, mais où il s’est montré toujours un élément clé de l’expérience informationnelle ; l’étude de la culture informationnelle, telle qu’elle se déploie et se vit dans l’espace, peut en effet faire ressortir des pistes pour une éducation à l’information et aux médias2, en complément à une logique inverse qui consiste à se demander en quoi cette éducation peut se réaliser par le biais d’une formation aux/par les espaces.
Mises en espaces de la bibliothèque, une technologie intellectuelle, un lieu symbolique
3Les enquêtes que nous avons menées récemment sur les mutations au sein des bibliothèques scolaires et universitaires (Maury, Kovacs, Thiault, 2015) ont permis d’appréhender les logiques socio-institutionnelles, pédagogiques, managerielles et intellectuelles à l’œuvre dans les projets de réaménagement ou de refondation des espaces documentaires. Du point de vue des concepteurs, ces projets, qu’ils soient inspirés directement ou non des modèles tels que celui du « learning centre », cherchent à donner une nouvelle centralité à la bibliothèque au sein de l’établissement et de la communauté élargie. Cette position spatiale symbolique « au cœur » des pratiques, si elle nécessite des recompositions du personnel et de l’organisation du travail, se concrétise aussi dans et par le décloisonnement des services et l’horizontalisation des liens entre sous-espaces afin d’inviter à vivre et à comprendre les croisements et relations entre domaines du savoir (Maury, à paraître). La fluidification des parcours, par les choix architecturaux et par les (ré)aménagements spatiaux (plateaux qui communiquent et se rejoignent en ‘cascade’ ou en enfilade ; ouverture des portes entre services existants ; (ré)orientation des déplacements) contribue à accentuer les contiguïtés et complémentarités entre domaines disciplinaires, entre supports et modes d’accès à l’information et à faire vivre ces proximités dans le mouvement de déambulation et dans le temps des séjours des usagers. Comme nous l’a confié un conservateur d’un learning centre du supérieur, inauguré en 2013, la nouvelle bibliothèque exhibe son rôle en tant que centre de tri et de brassage des savoirs : « Je pense que les étudiants sont sensibles… au fait qu’en… bibliothèque on fait la même chose que… ce que fait le cerveau humain de manière… systématique, c’est-à-dire qu’il y’a de l’information qui nous arrive, on la trie, on l’organise, on élimine celle qui est périmée… voilà c’est un mécanisme d’apprentissage… dans lequel les étudiants se retrouvent immergés, et c’est pour ça je pense que fondamentalement les bibliothèques… jouent un rôle dans l’apprentissage des connaissances. On ne travaille pas en bibliothèque comme on travaille chez soi… donc pour moi le fonctionnement « learning centre » c’est passer à l’étape où… la partie pédagogie, la partie enseignement… bénéficie aussi… de cet… apprentissage dans la bibliothèque, et s’en sert pour faire apprendre aux étudiants autrement » (entretien conservateur, 2014).
4Cette démarche de diversification-articulation des espaces, pour « faire apprendre autrement » ne constitue pourtant pas une nouveauté absolue. En témoignent les projets architecturaux de certains établissements scolaires ou centres de ressources plus anciens que nous avons étudiés, telle une école primaire construite dans les années 1970 aux espaces entièrement décloisonnés, avec sa bibliothèque scolaire (BCD) qui, en haut, « coiffe » l’établissement ; on y accède lors de séances de travail et de lecture, moments forts de la semaine très attendus par les élèves, en montant les marches cérémonieusement (Le Douarin, 2011). L’objectif des démarches récentes de restructuration des bibliothèques part en revanche d’une ambition de revaloriser les espaces documentaires et les pratiques qu’ils accueillent ou qu’ils induisent, de façon à impulser, dans l’espace-temps des interactions ordinaires, de nouvelles dispositions d’esprit et de nouvelles formes de collaboration dans la construction des savoirs. Dans un learning centre de lycée ouvert en 2013, le réaménagement des parcours d’entrée et de sortie entre la bibliothèque et les autres services de l’établissement correspond à la volonté de faire vivre par tous les acteurs, des continuités et des complémentarités entre domaines administratifs et pédagogiques différents, complémentarités qui sont renforcées par des dispositifs institutionnels (fusions de services tels que la vie scolaire et la bibliothèque) permettant de faciliter une redistribution de rôles et d’activités de gestion, de pédagogie, d’apprentissage et de traitement de l’information.
5Ces changements ne vont pas de soi et rencontrent des résistances. L’idée de « casser » les frontières habituelles de la bibliothèque soulève un véritable défi ; le rôle moteur revendiqué par les acteurs de la bibliothèque dans la refonte des espaces, des temporalités et des rôles professionnels bouscule aussi les représentations sociales des lieux de savoir. La requalification et l’interpénétration des espaces ouvrent un jeu de concurrences, peuvent créer des sensations de gêne ou de vertige identitaire et affectif, déstabilisant les repères sociaux. Une autre difficulté vient de la tension, à l’œuvre dans certains projets, entre d’un côté, la monstration par et dans les espaces d’un univers de savoirs dans sa diversité, sa complexité et son étendue et de l’autre, une poussée pour tout faire tenir, tout concentrer, en un seul lieu centralisé : le discours positif sur le « guichet unique » en bibliothèque, lieu de réponse à toute demande potentielle ; le souci chez les bibliothécaires, interrogés par des étudiants pressés, de fournir la bonne réponse attendue, ne serait-ce que dans l’espoir de poursuivre un dialogue plus fructueux ultérieurement ; la tendance chez les enseignants à suppléer aux besoins documentaires des étudiants en déposant toutes les ressources nécessaires pour l’année sur un espace numérique de travail. Dans ces situations et à travers ces dispositifs à tendance centripète, qui masquent l’espace documentaire, qui court-circuitent l’espace-temps des discours, l’échange et l’action se réduisent à la transaction et au résultat, priorisant l’efficience et le sens d’urgence. Ces compressions sont certes nécessaires, même souhaitables ; la bibliothèque en elle-même étant une compression ou condensé du monde qui permet de prélever avec un moindre effort cognitif, un élément dans le monde du discours, mais ces raccourcis font concurrence aux moments de respiration et de projection du corps et de soi dans l’espace et dans l’autonomie.
La bibliothèque : espace d’énonciation, espace social d’interactions
6Acquérir cette autonomie, en se familiarisant avec et en « faisant avec » l’organisation intellectuelle des lieux de savoir vient en partie de la reconnaissance, par l’usager, de la dimension communicationnelle des classements et de l’organisation des ressources et des services dans l’espace. Comme nous le rappelle Annette Béguin-Verbrugge, le traitement documentaire est une forme d’énonciation autant qu’un travail d’application de normes professionnelles (Béguin-Verbrugge, 2002) ; les espaces et les parcours physiques invitent à partager la configuration intellectuelle du lieu, la prolonger dans l’action. Un effort considérable est donné par les concepteurs des bibliothèques dans lesquelles nous avons enquêté, à la mise en avant de cette énonciation, à travers des dispositifs de médiation qui projettent les postures de l’usager autant que les classes de savoir ; il s’agit d’anticiper les pratiques du savoir à travers la scénographie de l’espace (dans un learning centre du supérieur : un espace « concours » avec ses grandes tables de travail ; des « points info » conviviaux pour des échanges entre bibliothécaire et usager ; un espace « manga » dans la cafèt’colorée ; et dans un learning centre de lycée : un coin « orientation » meublé de tabourets et de canapés, pour inviter au feuilletage informel). La mise en espace du mobilier est donc porteuse de propositions d’activités en lien avec les fonds (feuilleter, étudier, visionner ou jouer, juché sur un tabouret, enfoncé dans un fauteuil « design ») dessinant ainsi la place potentielle de l’usager parmi les ressources rassemblées et parmi les savoirs représentés. Se décline ainsi dans l’espace, la multiplicité de tâches et d’interactions par lesquelles s’accomplit ce « faire » complexe dénoté par le verbe « se documenter ». Dans cette énonciation d’un environnement de savoirs, les documents orientent non seulement par leur contenu, mais par leur statut symbolique, comme les rayonnages d’un vieux fonds de périodiques reliés dans un nouveau learning centre du supérieur, parmi lesquels se nichent des tables de travail ; selon les bibliothécaires, ce fonds, peu consulté, désigne l’ambiance livresque que l’étudiant vient chercher. Parmi les visites guidées des bibliothèques auxquelles nous avons pu assister, nous en retenons une, proposée aux élèves d’un nouveau learning centre du secondaire, aménagé et meublé avec l’aide des jeunes lycéens. Pendant le déroulement de la visite, l’accent est mis sur les activités et tâches potentielles pouvant être menées par les élèves selon les ambiances sonores, l’équipement, les documents. Le learning centre est ainsi montrée à travers la proposition sociale et intellectuelle de ces espaces comme un lieu de pratiques et de savoirs en pratique. Les échanges entre le personnel de ce learning centre et les élèves sur les usages et conduites possibles (les périodiques et fonds sur l’orientation, à consulter dans un espace-temps relativement libre, se situent à un niveau inférieur par rapport aux fonds « classique » scolaire associés aux devoirs et au travail contraint et concentré) montrent un souhait d’acculturer les jeunes à la gestion autonome du temps ainsi qu’à la vie collective de l’établissement tout en les impliquant dans la définition des responsabilités et libertés propres à chaque espace. La visite suscite des curiosités sur les logiques d’organisation, sur les processus de négociation à l’œuvre entre acteurs, démystifiant ainsi la voix de l’institution.
7Les usagers que nous avons rencontrés, dans les différentes bibliothèques étudiées, sont sensibles à ces décors du savoir : une élève nous dit que la salle de travail studieuse du nouveau learning centre de son lycée apaise les esprits turbulents, aidant ainsi à retrouver une disposition d’esprit plus sereine ; les élèves d’un centre de documentation et d’information (CDI) réaménagé de collège, à qui le professeur documentaliste demande de noter « à quoi sert la bibliothèque », expriment leur appréciation pour certains services en termes de proximités rassurantes « il y la saccade [dispositif d’aide au devoirs] à côté », et si l’espace de ce CDI « sécurise » l’élève il est aussi vécu comme un lieu pour occuper l’esprit « quand on s’ennuie ». Les dispositifs d’énonciation invitent aussi à des échanges pouvant déboucher sur de la métaconnaissance, autour des processus d’organisation et traitement du savoir : une foire aux livres, au sein d’un learning centre du supérieur, attise la curiosité d’un étudiant, qui cherche à se renseigner sur la pratique de désherbage et sur les circuits d’acquisition et désélection des ouvrages de la bibliothèque. Certains étudiants montrent l’imbrication entre leur sens d’affiliation disciplinaire et l’expérience des espaces documentaires, tel un étudiant en licence de Droit qui nous explique avec aisance la localisation des tâches qu’il effectue au quotidien : consulter les volumes du code civil, à proximité des rayonnages, plus commode qu’une consultation en ligne, quand il s’agit de préparer un commentaire d’arrêt ; pouvoir accéder à partir de la L3, à un espace de documentation spécialisée en Droit, permet de profiter des sociabilités entre élèves de la même promotion.
8Cependant comme l’ont montré Isabelle Fabre et Hélène Veyrac (2008), entre l’espace projeté par les concepteurs et l’espace que les usagers se représentent et contribuent à développer par la pratique, il y a aussi des divergences. Les observations que nous avons menées ont permis d’identifier, dans les gestes, les activités et les interactions des usagers, à quel point l’appropriation des espaces documentaires s’effectue selon des trajectoires et des temporalités individuelles et affectives, qui sont parfois incompatibles avec le rôle et le statut des espaces tels qu’ils sont imaginés par l’institution. Certains espaces se voient boudés (le bureau des renseignements et le « point info » de deux learning centres du supérieur), d’autres sont réorientés par les étudiants eux-mêmes pour accueillir une hybridation d’activités, et pour mieux correspondre aux routines (une « salle informatique » trouve l’aspect d’une salle d’étude, dans un learning centre du secondaire, quand les élèves choisissent de s’y installer avec l’ensemble de leurs documents ; une salle de travail en groupe devient un espace polyvalent, semi-privatif, où « habiter » à longueur de journée, dans une BU de Droit ; la configuration de chaises et d’ordinateurs se voit déplacée par les étudiants, pour mieux convenir à leurs modes de travail en groupe, au sein d’un learning centre du supérieur). Certains contournements enrichissent la collaboration entre usagers et concepteurs, permettant des recalibrages et des réaménagements, souvent en faveur d’une meilleure intégration des élèves et des étudiants dans la bibliothèque, et dans leurs études. D’autres divergences proviennent d’une projection, sur l’ensemble de l’espace de la bibliothèque, des habitudes personnelles de travail circonscrites : pour bon nombre d’étudiants de licence que nous avons rencontrés, qui consultent uniquement les ouvrages en libre accès, la présence de magasins et donc de tout un pan des collections de leur bibliothèque universitaire, semble insoupçonnée. Des rivalités et des concurrences se dévoilent aussi, notamment par rapport à l’utilisation des espaces de la bibliothèque universitaire, montrant à quel point le fait de « trouver une place » correspond à un enjeu majeur de la réussite. La territorialisation des espaces fait naître des hiérarchisations implicites, imposées ou vécues par les étudiants et se traduisant par des pratiques de contournement pour se garder des places convoitées (en bulle de travail, en salle d’étude), ou pour les garder pour des camarades. En effet la véritable acculturation à la vie universitaire semble passer en partie par la conquête, très difficile pour certains, de sa place parmi les espaces de la bibliothèque, dans le sens d’un lieu propice pour effectuer, sur un temps long, le travail ardu de la lecture personnelle, la révision, l’appropriation de l’information en effectuant des tâches diverses. Si l’énonciation de l’institution « convie » les usagers à prendre des postures de travail au sein des espaces, il manque pour certains étudiants un accompagnement plus poussé pour mieux incorporer et vivre cette « prise de posture » et cette mise au travail analytique et critique dans le temps et l’espace. Au sein des bibliothèques universitaires nous avons été frappés en revanche par la façon dont cette acculturation s’accomplit non pas avec le soutien de l’institution, mais par l’action des pairs, dans un souci d’entraide, dans des moments d’échange vifs et prolongés, pour partager des méthodes de travail et de rédaction et pour mettre en commun les résultats et les notes prises. A cet égard, la présence et la proximité des pairs constitue souvent un rempart important contre l’isolement et l’échec et un facteur clé dans l’affiliation des étudiants.
Conclusion : Conquête de l’espace, conquête de soi
9Selon Perec, « l’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête » (1974, p. 179). Si la bibliothèque constitue une organisation intellectuelle dont l’appropriation peut favoriser, chez les jeunes, une appréhension progressive du monde des idées et des discours, elle peut être considérée aussi comme une aide à la construction de soi, de son identité d’élève et d’étudiant. À cet égard, les espaces documentaires sont, autant que des classes de savoir normées « à exploiter » des lieux privilégiés pour expérimenter et éprouver, dans la concentration, la collaboration, l’émulation et l’interaction, des formes possibles de soi. Un étudiant de Droit, qui a redoublé sa première année deux fois, nous a décrit son parcours long et douloureux pour « trouver sa place » au sein de la BU, et dans ses études. Son discours montre une double progression, à partir d’une périphérie fragile et incertaine dans les marges de sa discipline vers une plus grande confiance en soi et une vue d’ensemble plus assurée des ressources pertinentes, et de l’arbitraire des places assises en BU choisies sans conviction, vers les espaces légitimes habités par ses pairs : « Et il y a la salle de jurisprudence juste à côté avec des tables marron où il y a… justement avec les juristes juste à côté des étudiants de Master, de thèse… Et dès ma seconde première année, c’est là que j’allais parce que c’est calme » (Étudiant L3 Droit, 2015). Pour cet étudiant « l’appropriation des espaces informationnels, » un des objectifs de l’ÉMI selon les programmes, est un enjeu à la fois identitaire et intellectuel. Reconnaître la richesse des expériences cognitives et affectives qui émergent dans, et qui contribuent à définir, les « lieux de savoir, » permet de comprendre à quel point la culture informationnelle est inséparable des conditions matérielles et des situations sociales qui donnent du sens aux activités et aux gestes de la connaissance. Quelles orientations ces observations suggèrent-elles pour penser l’éducation à l’information ? Quand la bibliothèque, au sein de l’école ou ailleurs, permet de vivre et faire vivre des projets personnels et collectifs diversifiés et de questionner les processus d’organisation des savoirs et des discours autant que d’« exploiter » des ressources, l’éducation à l’information par et dans les espaces documentaires peut permettre de mettre en œuvre une quête de soi et du monde.
10Bibliographie
11Béguin-Verbrugge Annette, « Le traitement documentaire est-il une énonciation ? », in Actes du XIIIe Congrès national des Sciences de l’information et de la communication (7-9 octobre 2002 ; Marseille), Rennes, SFSIC, 2002, p. 329-335.
12Certeau Michel de, L’Invention du quotidien, éd. établie et présentée par Luce Giard, Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais », 1990, t. I, Arts de faire.
13Fabre Isabelle et Véyrac Hélène, « Des représentations croisées pour l’émergence d’une médiation de l’espace documentaire », Communication & langages, n° 156, 2008, p. 103-115.
14Fondin Hubert, « L’activité documentaire : représentation et signification », Bulletin des bibliothèques de France, n° 4, 2002, p. 84-90.
15Hall Edward T., La Dimension cachée, Paris, Éd. du Seuil, 1971 [1966].
16Le Douarin Laurence, « Socialisation autour des documents et usages de la BCD » in Béguin-Verbrugge A. et Kovacs, S., Le cahier et l’écran : culture informationnelle et premiers apprentissages documentaires, Paris, Hermès-Lavoisier, 2011, p. 63-93.
17Lloyd Annemaree, Information Literacy Landscapes : Information Literacy in Education, Workplace and Everyday Contexts, Oxford, Chandos, 2010.
18Maury Yolande, « Learning centres et circulation des savoirs : espaces, frontières, pratiques transverses », in Maury Y., Kovacs S., et Condette S., Bibliothèques en mouvement : Innover, fonder, pratiquer de nouveaux espaces de savoir, Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, à paraître.
19Montiell-Overall Patricia, « Information Literacy : Toward a Cultural Model », The Canadian Journal of Information and Library Science, vol. 31, n° 1, mars 2007, p. 43-68.
20Perec Georges, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 2000 [1974].
Notes
1 La notion de « littératie informationnelle » est ici entendue dans le sens d’un « ensemble de compétences » permettant aux individus de trouver, évaluer et exploiter les informations dont ils ont besoin (American Library Association, 1989) ; cette définition normative et behavioriste a été critiquée et nuancée dans de nombreux travaux, dont ceux de A. Lloyd, qui soutient que « discussions about information literacy need to acknowledge the co-participatory processes that draw members towards situated knowledge within a setting, and the reflexive and embodied learning that occurs when people co-participate in practice » (2010, p. 181), mais il convient de noter que l’approche ‘universaliste’ par compétences continue à perdurer.
2 On préfère ici l’appellation « ÉIM » (Éducation à l’information et aux médias) à « ÉMI », terme qui figure dans les programmes scolaires : pour nous le domaine de l’information-documentation englobe et implique l’étude des médias.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Susan Kovacs
Université de Lille, Laboratoire Geriico, susan.kovacs@univ-lille3.fr