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> Thématique I | Identités, langages et pratiques médiatiques

Isabelle Garcin-Marrou et Annelise Touboul

Analyser le journalisme et les médias : articuler les approches en Sciences de l’information et de la communication

Article

Texte intégral

Introduction

1Issu des travaux d’un atelier interne à Elico, cet article préfigure un ouvrage collectif en préparation, dans lequel les auteur.es entendent faire le point sur les différentes approches mobilisées dans les études sur les médias et le journalisme. Cette perspective s’appuie sur les travaux menés dans l’unité et vise à articuler des positions théoriques à des choix méthodologiques et à des études de cas permettant d’exemplifier les différentes approches et leurs mises en œuvre au sein d’Elico.

2L’idée est de mettre au travail les compétences présentes dans l’unité, qui font de celle-ci un membre fondateur du GIS Journalisme, de les croiser, en interrogeant leur rationalité propre, et d’envisager leur fécondité dans les analyses des médias et du journalisme, dans une époque de mutations profondes.

3Si ces travaux ne couvrent pas tout l’empan des recherches menées sur ces objets, notre proposition entend rendre compte des grandes approches développées en sciences de l’information et de la communication. Ainsi, nous revenons ici sur les approches techno-sémiotiques, sur les approches comparatives, sur l’étude des représentations et sur celle des acteurs. Nous saisissons ainsi, de façon complémentaire, les dimensions techniques, symboliques et sociologiques qui permettent une pluralité de regards et une meilleure intelligibilité des phénomènes médiatiques contemporains.

Les approches techno-sémiotiques

4Valérie Croissant, Isabelle Hare, Annelise Touboul (U. Lyon 2)

5Depuis les travaux fondateurs de Mouillaud et Tétu sur le Journal quotidien (1989) ou de Jamet et Jannet sur Les stratégies de l’information (1999), les analyses sur le journalisme et les médias au sein d’Elico soulignent régulièrement l’importance des dimensions matérielles et formelles de l’information d’actualité. Liées au dispositif technique mais aussi aux choix éditoriaux des acteurs, ces dernières sont « invisibilisées » par les normes éditoriales. Intégrant l’étude des dispositifs aux analyses de discours, les approches techno-sémiotiques prennent en compte la nature fondamentalement polysémiotique de la communication médiatique. Ainsi, dans le cas d’une controverse autour d’un programme éducatif sur l’égalité fille-garçon, l’analyse a mis en évidence que le choix des outils et des formes de l’information participe de l’énonciation et des confrontations rhétoriques dans l’espace public (Touboul, 2016).

6Le dispositif n’est pas seulement un espace de contrainte d’un acteur/énonciateur sur des usagers, il est également le lieu de négociations. Des travaux se sont intéressés à la construction d’espaces numériques par la radio (Croissant, 2010) pour observer la reconfiguration de la relation entre un média et ses publics dans un dispositif médiatique nouveau. Par la suite, d’autres acteurs ont pris une place centrale dans le champ médiatique : les plateformes et les réseaux sociaux numériques. L’approche techno-sémiotique s’avère utile pour déconstruire la «naturalisation» des formes attribuées aux pratiques alors qu’elles relèvent de la conception et de l’écriture des dispositifs.

7Et c’est précisément dans l’écriture des dispositifs (hyperliens internes/externes, architectures des sites web, multimédiation) que se jouent des stratégies énonciatives fortes, dévoilant des rhétoriques hypertextuelles fondées sur la polyphonie énonciative, l’enchâssement discursif et le maillage de réseaux de reconnaissance et de défiance entre les acteurs présents sur le web Ainsi, l’étude d’initiatives d’Open data citoyen, comme nosdeputes.fr (Hare, Le Béchec, 2016), au sein desquelles les citoyens portent un regard panoptique sur les activités des parlementaires français, a-t-elle permis de souligner que l’interdispositivité technique (l’archivage et la statistique politiques) et discursive (le commentaire en ligne, la polyphonie hypertextuelle) produit un type d’engagement inédit, fondée sur un pouvoir de surveillance, qui induit une forme de vigilance citoyenne. Nos travaux actuels élargissent sans cesse notre champ d’étude tant il est difficile de circonscrire précisément le territoire de l’information.

8Bibliographie

9Croissant Valérie, « De l’antenne radiophonique au site web, la relation média-publics en question », Communication et Langages, n° 165, septembre 2010, p. 61-72.

10Hare Isabelle et Le Béchec Mariannig, « L’Open data : un acteur au service de l’espace public ? », in Liénard F. et Zlitni S., La communication électronique : enjeux, stratégies, opportunités, Limoges : Lambert-Lucas, 2015, p. 185-198.

11Touboul Annelise, « Les rhétoriques de l’information en ligne : l’affaire de la « théorie du genre » à l’école », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n° 17/3A, 2016, p. 225-236

Les approches comparatives

12Valentyna Dymytrova & Isabelle Garcin-Marrou (Sciences Po Lyon), Elmira Prmanova (U. Lyon 2)

13Souvent mobilisées dans les travaux sur les représentations médiatiques, les approches comparatives ont fait la preuve de leur « potentiel heuristique » (Lochard, 2006). Dans les recherches menées à Elico, la démarche comparative met en œuvre trois « grains » ; le grain « comparaison et histoire », qui fait jouer le temps long dans les analyses des représentations contemporaines ; le grain « comparaison et actualité », qui permet le pas de côté dans l’interprétation des représentations ; enfin, le grain « comparaison et espaces publics », qui permet une meilleure intelligibilité de discours médiatiques nationaux. Ces recherches interrogent toutes la pertinence des méthodes comparatives et leur fécondité dans la mise au jour des saillances et des silences médiatiques.

14Ainsi, la comparaison par la convocation de l’histoire permet de saisir le temps long des normes et des enjeux médiatiques, en identifiant les invariants et la sédimentation des représentations. La comparaison permet de faire de l’histoire un outil d’analyse du présent et d’éclairer la construction des figures, les processus de légitimation ou délégitimation politique, la qualification ou disqualification médiatique des acteurs socio-politiques (Garcin-Marrou, 2015).

15Dans les travaux sur l’actualité, la comparaison permet d’introduire du tiers entre le sujet interprétant et son objet, de saisir les variations – et les invariants, et de comprendre ce qui structure l’actualité au-delà, précisément, de son caractère fugace. En comparant, par exemple, les modes d’expression et de figuration des couleurs en politique dans leurs dimensions discursive et sémiotique, les recherches rendent compte des dynamiques à l’œuvre dans la production d’un événement contemporain (Dymytrova, 2014).

16Enfin, les travaux comparant des espaces publics posent plusieurs questions, névralgiques dans la production des résultats. Les accès au corpus, les différences de langues, l’asymétrie des terrains et des corpus doivent ainsi être affrontés. Dans un travail sur les élections présidentielles en France et au Kazakhstan, la question clef renvoie à la comparabilité des identités des acteurs, construites dans deux espaces publics éloignés. En mobilisant la comparaison des formes sémiotiques de l’incarnation, la recherche permet de dégager des convergences fortes entre ces deux espaces publics très différents (Prmanova, thèse en cours).

Bibliographie

17Dymytrova Valentyna, « Quand une révolution devient orange : approches sémiotique et discursive d’une couleur en politique », Mots. Les langages du politique, n° 105, 2014, p. 85-101.

18Garcin-Marrou Isabelle, « De l’exclusion à la “guerre”. Les émeutes de 2005 et 2010 dans la presse française », in Carpenter J. et Horvath C., Regards croisés sur la banlieue, Bruxelles, Peter Lang Editions, 2015, p. 91-106.

19Prmanova Elmira, Espace public, médias et élections : les discours de la presse sur les élections présidentielles en France, en Russie et au Kazakhstan, thèse en cours.

Les représentations

20Aurélie Olivesi (U. Lyon 1), Stéphanie Kunert & Lise Jacquez (U. Lyon 2)

21Étudier les représentations médiatiques, c’est s’attacher au contenu tel qu’il est configuré par le média et tel qu’il est reçu par son public. À rebours de l’idée que les médias représenteraient une réalité qui leur est extérieure, il s’agit au contraire de mettre au jour normes et idéologies que les médias non seulement véhiculent, mais co-construisent également.

22S’appuyant sur une confrontation entre lecture « flottante », et analyse de détail, qui doit pouvoir en expliciter les dimensions implicites ou paradoxales, on peut distinguer deux grandes méthodes d’observation des marqueurs de l’idéologie dans les médias. L’analyse sémiologique, en premier lieu, articule l’étude des différents langages via lesquels se forgent les représentations sociales. L’analyse des signes (iconiques, plastiques, linguistiques…) abordés sur un axe paradigmatique et syntagmatique, incite l’analyste à prendre en compte les co-constructions de sens et l’articulation de différents systèmes de signes. L’analyse de discours, en second lieu, peut d’une part se concentrer sur l’analyse énonciative, prenant en compte la polyphonie médiatique : les propos des différents locuteurs sont choisis, organisés et parfois réécrits partiellement (Olivesi, 2014). S’analyse également la posture de des locuteurs à l’égard de leur propre discours ou de propos qu’ils citent (y souscrivent-ils ou s’en détachent-ils ?). Dans l’analyse narrative, d’autre part, la médiation journalistique consiste à organiser le réel dans un tout signifiant. Cette mise en récit exige de déterminer la temporalité de l’événement (au minimum un début et une mise en intrigue, et parfois une fin), de se concentrer sur des éléments jugés significatifs, de désigner des personnages et de leur distribuer des rôles, des qualités et des places (Jacquez, 2017). Les récits médiatiques jouent donc un rôle important dans la formation d’un horizon sémantique et normatif partagé par les individus d’une collectivité. Ils viennent nourrir des imaginaires et des représentations sur lesquels se construit le débat démocratique.

23Bibliographie

24Olivesi Aurélie, « Les éditoriaux sur “l’affaire DSK” » : redéfinir la légitimité journalistique “à la française” » in Djordjević Léonard K. et Yasri-Labrique E., Médias et pluralisme, Éditions des Archives Contemporaines, 2014, p. 63-89.

25Jacquez Lise, « De RESF en 2006 à “l’affaire Léonarda” en 2013 : les familles sans-papiers dans l’espace médiatique français », Études de communication, n° 48, 2017, à paraître.

26Kunert Stéphanie, « Dégenrer les codes : une pratique sémiotique de défigement », Semen n° 34, 2012, p. 173-188.

Les acteurs

27Simon Gadras, Eva-Marie Goepfert, William Spano (U. Lyon 2)

28Plusieurs travaux d’ELICO s’intéressant aux acteurs des médias et du journalisme reposent sur une conception extensive de ces activités.

29Refuser d’attribuer a priori une qualité à un producteur d’informations conduit à laisser les acteurs catégoriser eux-mêmes leurs activités et identité. Il s’agit alors d’observer le travail interprétatif des acteurs qui donnent sens à leur pratique en la faisant. Chaque information publiée porte ainsi la trace de ce travail et fixe ces représentations dans l’espace public, les soumettant à la critique comme à la reprise par d’autres. L’information « peopolitique » constitue, pour cela, un terrain privilégié. L’entrelacement du contenu de l’information et d’une réflexion sur la déontologie du silence dévoile les frontières du journalisme avec le divertissement, ses rapports au public et au commun et quant à ce qu’il doit et peut être (Goepfert, 2017).

30Questionner le journalisme implique également d’étudier ses représentants dans un contexte de travail et de s’intéresser aux dynamiques corporatistes des journalistes et aux relations ambiguës entretenues avec d’autres milieux sociaux, comme l’illustre la presse culturelle (Spano, 2011). L’analyse des conditions économiques de production des nouvelles à travers l’emprise de la logique de rentabilité sur les rédactions souligne, par ailleurs, combien le support médiatique est plus que jamais vu comme une marchandise. Il est donc instructif d’analyser les relations interdépendantes entre les différents professionnels contribuant à la réalisation du média et celles entretenues avec des acteurs extérieurs à l’entreprise médiatique ou d’autres médiateurs de l’espace public.

31La concurrence entre journalistes et ces autres acteurs est renforcée par l’idée que le numérique permettrait de se passer de la médiation journalistique traditionnelle. Les enjeux de mise en visibilité, de publicisation via le recours à internet témoignent alors des logiques sociales liée au rôle croissant des médias dans une multitude de champs sociaux et secteurs professionnels. Ainsi, en période électorale, internet est utilisé comme un outil de médiatisation, au sens de mise à disposition de contenus à destination des internautes/électeurs comme des journalistes (Gadras, 2016). Se dessine alors un travail commun, concurrent, des acteurs politiques et médiatiques, qui dépendent les uns des autres pour construire ou défendre une position légitime en tant qu’acteur de la médiation politique.

32Bibliographie

33Gadras Simon, « La médiatisation de et par internet lors de la campagne présidentielle française de 2012 », Les Enjeux de l’information et de la communication, Supplément A, 2016, [en ligne] https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2016-supplementA/08-Gadras/.

34Goepfert Eva-Marie, « L’évènementialisation de la vie privée des acteurs politiques en contexte numérique », Sciences de la société, n° 101, 2017, (en cours de publication).

35Spano William, « La culture comme spécialité journalistique », Le Temps des Médias, n° 17, 2011, p. 164-182.

Conclusion

36Les approches présentées ne visent pas à figer des modalités de réflexion sur les médias, ni ne prétendent clore le périmètre de ce champ de recherche. En revanche, elles seront mises au travail sur des études de cas toutes liées aux présidentielles de 2017 ; l’idée étant de produire un ouvrage utile à la discipline et à ses étudiants, en faisant le point sur l’opérativité de ces approches.

37Appartenant à une unité résolument située en sciences de l’information et de la communication, nous défendons aussi une certaine épistémologie, qui articule des postures pragmatiques et des impératifs de réflexivité autour des médiations contemporaines, de leurs enjeux sociaux et politiques, et de leur prégnance normative dans les espaces publics contemporains.

38Les travaux d’Elico entendent enfin affirmer la nécessité de poursuivre les recherches sur les médias et le journalisme, quels que soient les pratiques, les formes ou les supports, afin de contribuer, dans une perspective communicationnelle, à la compréhension collective de ce qui constitue un point de focalisation toujours aussi vif dans la dynamique des sociétés contemporaines : les médias et le journalisme.

Pour citer ce document

Isabelle Garcin-Marrou et Annelise Touboul, «Analyser le journalisme et les médias : articuler les approches en Sciences de l’information et de la communication», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 14-Varia, DOSSIER : ELICO, > Thématique I | Identités, langages et pratiques médiatiques,mis à jour le : 05/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=276.

Quelques mots à propos de : Isabelle Garcin-Marrou

Sciences Po Lyon, Elico

Quelques mots à propos de : Annelise Touboul

Université Lyon 2, Elico