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QUESTIONS DE RECHERCHE

Marianne Celka

« L’animalisme et les réseaux : causes et conséquences d’un succès populaire »

Article

Texte intégral

1La popularité actuelle du veganisme est la manifestation d’une montée en puissance de la sensibilité animaliste. Le succès du « régime végane » doit être compris dans son articulation aux réseaux électroniques mais aussi de façon à rendre compte des impacts profonds qu’ont eus lesdits réseaux (notamment sociaux) sur la nature même du phénomène. En effet, le veganisme, en tant que mode de vie idéalement exempt de toute souffrance infligée aux animaux (pour manger, s’habiller, se soigner, se divertir, etc.), appartient à un ensemble plus complexe de phénoménalités, du mouvement de libération animale, de la critique politique et sociale antispéciste à l’hypercritique vegane1 – un ensemble que nous subsumons par le terme « animalisme ». Depuis les premières cellules de libération animale, l’idée même des réseaux a été centrale que ce soit dans l’organisation même de ces mêmes cellules (réticularité) ou dans la communication des actions directes de libération dont les blogs et revues en ligne animalistes sont le support.

2À partir de l’accélération des échanges à travers l’essor des réseaux sociaux, l’idée de réseaux a modifié d’une manière irréversible la manière d’être de l’animalisme. Les hashtags, slogans, images et vidéos animalistes, générés et diffusés par les cellules, comités, associations et sympathisants de la cause animale ont été les moteurs d’une communication électronique effervescente contribuant au succès du phénomène. C’est que le web et ses ressorts en termes de communauté d’esprits, de partage des idées et des émotions, fondé essentiellement sur la viralité des affects a permis non seulement la diffusion mais aussi l’infusion d’une idéologie radicale dans l’ensemble du corps social. De quelles manières la communication par les images a-t-elle joué un rôle crucial dans le partage d’une sensibilité animaliste conquérante ? Comment la mise en scène des personnalités (célèbres et ordinaires) qui se proclament « véganes » a-t-elle favorisé l’essor d’une communauté morale animaliste et qu’elles en ont été les conséquences ? Ce sont là les questions principales que nous proposons de résoudre par l’analyse des modalités spécifiques de la communication animaliste.

Réseaux animalistes

3Le phénomène de libération animale commence à se dessiner dans les années 1960 au cœur d’une Angleterre déjà marquée par la désindustrialisation et les inégalités sociales nourrissant de facto la déliquescence des idéaux du capitalisme et de son système d’exploitation des ressources. Les premières cellules de libération animale – Hunt Saboteurs Association (initiée par John Prestidge) – se concentrent sur la chasse à courre parce qu’elle représente à la fois le stigmate des privilèges éculés d’une classe aristocratique qui s’approprie la vie naturelle, celles des animaux sauvages, et la mise en scène typique d’une violence gratuite infligée aux animaux dont l’hallali et la curée sont les expressions les plus ardentes. Ainsi, à son origine, la libération animale s’identifie comme une lutte contre les violences faites aux animaux mais aussi contre les privilèges hérités d’un passé dont le faste tranche avec une condition plus « ordinaire ». En somme, la lutte animaliste concentre en elle, à ce moment historique, une amertume sociale et une désillusion quant aux progrès de la société capitaliste. Ensuite, nombreuses sont les cellules qui se développent ici et là en Angleterre mais aussi partout en Europe puis aux États-Unis. La plus célèbre d’entre elles, l’Animal Liberation Front (initialement Band Of Mercy) reste encore aujourd’hui l’image idéal-typique du mouvement2. Plus ou moins virulentes et armées (techniques d’empoisonnement, bombes agricoles et incendiaires, armes de poing3), les cellules de libération animale, qui pour la plupart prônent l’action directe non violente4, sont des organisations acéphales et réticulaires qui tissent entre elles des liens d’affinité spirituelle et politique. Leur agir communicationnel est simple et efficace consistant, au-delà du partage des savoirs antispécistes (textes d’universitaires et/ou de leaders charismatiques) et de la promotion d’un mode de vie exempt de souffrance animale, à rendre compte des actions effectivement réalisées de libération d’animaux (de fermes, d’élevages, de centres et laboratoires d’expérimentation animale), images et vidéos à l’appui.

Les cellules et les comités

4Le site BiteBack5, créé en 2001 par l’activiste Nicolas Atwood est une plateforme et en même temps un magazine en ligne significatif qui publie les comptes-rendus d’actions. L’intitulé du site est intéressant dans la mesure où il témoigne d’une allégeance certaine à l’ALF puisque « Bite Back » est le nom d’une célèbre attaque menée en 1995 contre des unités de recherche de l’université du Michigan6. La communication autour de ce type d’opération est cruciale tant elle permet – au travers d’une espèce de « vitrine électronique » – de témoigner de la puissance destructrice de ceux qui s’engagent dans la lutte affirmant qu’au-delà des risques et dangers encourus par les activistes7 la victoire est envisageable et manifeste. Visionner les images et vidéos des succès réalisés par ses pairs permet ainsi à tous les activistes de s’encourager dans la voie qu’ils jugent juste et nécessaire. Les images diffusées par les blogs affiliés à l’ALF mettent en scène l’« éco-saboteur », cagoulé en treillis militaire ou simplement vêtu de noir, en compagnie d’un ou de plusieurs animaux (chiens, porcelets, lapins ou encore brebis). Ces photos font écho à des images stylisées diffusées sur la toile témoignant du caractère héroïque du libérateur, masqué, parfois auréolé et ailé, muni d’une pince-monseigneur ou bien d’une arme de poing dans une main et dans l’autre l’animal sauvé de la barbarie et de la torture de leurs bourreaux.

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5Ce sont là les traits à la fois caricaturés et magnifiés (idéal-typiques) de l’activiste animaliste faisant figure d’icône émancipatrice rappelant les attributs du justicier ou du héros pourfendeur de monstres8. L’activiste animaliste, dans les formes qu’il choisit d’emprunter pour se présenter et mettre en scène la lutte qu’il a fait sienne, témoigne d’un imaginaire collectif schizomorphe9 caractérisé non seulement par un idéal progressiste mais aussi par une défiance quant au donné, mondain et social, dénonçant la purulence de ce monde-ci et invoquant sa nécessaire destruction. Cette force vindicative contre un monde malsain nous la retrouvons dans les images qui rapportent que l’opération s’est effectivement bien déroulée. En effet, elles cadrent les murs de laboratoires, d’abattoirs mais aussi de domiciles particuliers (ceux des tortionnaires supposés de l’exploitation animale), de véhicules (servant le transport des animaux) ou encore des vitrines de boutique sur lesquels sont tagués des avertissements tels que « experiment on yourself, free the animals », « l’ALF est là », « l’ALF te surveille ! » ou bien d’une manière un peu plus intimidante : « la prochaine fois on s’invite chez toi ! ».

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6Le pouvoir des images, leur caractère violent, subversif et viral, ne restera pas la clé de communication des cellules. Les associations de libération animale, dont la vocation consiste moins dans l’action directe de libération d’animaux que dans la communication des idéaux de l’animalisme (antispécisme et veganisme), appuient leur puissance de conviction/conversion sur des « images-choc »10. Les associations (régionales, nationales et internationales) ne s’y sont donc pas trompées en axant leurs campagnes d’information sur le potentiel pictural dont l’objectif premier est bien de cristalliser un sentiment de malaise avant de le convertir en moteur agissant pour le militantisme, et de séduire les masses d’autre part, en usant des codes communicationnels caractéristiques de la culture de masse. Le recours à des images séductrices est davantage l’apanage des ONG telles que PETA (People for Ethical Treatment of Animals dirigé par Igrid Newkirk) ou Sea Sheperd (créé par Paul Watson) dont les moyens financiers et l’impact sur les masses sont proportionnels.

Les associations et les ONG

7Les associations nationales et internationales sont elles aussi reliées les unes aux autres d’une manière réticulaire mais font force de codes communicationnels particuliers, bien qu’elles empruntent aussi les ressorts des cellules et comités. Les nombreuses modalités de la communication relative aux associations et ONG animalistes sont tiraillées entre une certaine pulsion vers le gore, la violence, le sang, et une autre vers le glamour, la séduction. L’association L21411 dénonce le traitement nocif et immoral de l’exploitation animale en diffusant des vidéos clandestines des abattoirs et mises ensuite en ligne sur des chaînes de partage de vidéos. Ces images choc qui révèlent l’obscénité d’une mort qui, selon la logique industrielle, n’est plus ritualisée ni métaphorisée, et dès lors est mise à nue dans toute sa crudité, sont ensuite commentées, partagées dans les réseaux déchaînant les passions et le ressentiment des internautes qu’ils soient sympathisants ou non de la cause animale. C’est que le seuil de cruauté12 ainsi franchi par la révélation vidéographique, via le désir croissant de transparence13, insinue en nous une rancœur pouvant motiver à s’engager dans quelque lutte. Ces images ont ainsi un pouvoir de conviction qu’aucun discours savant ne saurait concurrencer. D’ailleurs, les réflexions animalistes, c’est-à-dire l’ensemble des textes philosophico-juridiques et éthico-politiques sur les questions de l’antispécisme et de la fondation morale des droits des animaux ne trouvent que peu d’oreilles attentives (seuls quelques exégètes, intellectuels ou courageux se confrontent à leur lecture), alors que les images, ainsi dévoilées et par contagion diffusées dans les réseaux, participent d’une forme communicationnelle toute adéquate à l’air du temps et profite d’une dynamique virale inégalable.

8Les organismes tels que PETA et Sea Shepherd participent à leur manière du succès de la sensibilité animaliste par la mise en spectacle de vedettes (pour la première) qui infusent dans la lutte leur pouvoir de séduction, et par l’appel dans nos imaginaires de la figure du pirate justicier, l’éco-pirate qui lutte pour la libération des mers (pour la seconde). « I’d rather go nacked than wear fur », tel un slogan glamour les campagnes de communication de PETA tentent de rendre séduisant une lutte qui porte a priori sur des objets essentiellement triviaux allant de l’abandon (« Always adopte, never buy ») à la consommation de viande. Les images de PETA donnent à voir de belles femmes, souvent célèbres, égéries de l’animalisme, incarnant la lutte pour le Bien et ce au prisme d’un protestantisme américain dont la générosité s’étend désormais à nos frères non-humains.

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9Par ailleurs et par contradiction (le spectacle se devant d’assouvir les désirs de tous), les éco-pirates de Paul Watson sont sales, méchants et assez ouvertement violents : « Nous sommes les Dames de la Nuit du Mouvement pour la Conservation Marine. […] Nous ne sommes pas respectables. Nous ne sommes pas gentils. Nous ne sommes pas polis. Nous sommes sales et mal rasés et nous nous sommes mouillés dans les plus hostiles des mers comme nous le lançons au visage des gens, les envoyant paître en nous faisant des ennemis – oh oui, beaucoup d’ennemis »14 (Paul Watson, 2011 : 48-53). Voilà comment se présente le leader charismatique de la Sea Shepherd, le capitaine qui tâche sans relâche de travailler une esthétique de la piraterie animaliste. De la même manière que pour les cellules de l’ALF, nous pouvons reconnaître une certaine actualisation d’un archétype récurrent de la culture de masse, le héros hors la loi qui jouit de cette liberté infra-sociale, celle des bas-fonds, celle des gangs et des gangsters. Soulignons également qu’il s’agit pour l’ONG de mettre en scène la puissance et la violence spectaculaires dont ils sont les agents, une violence motivée par une autre, celles des exploiteurs d’animaux. Des pirates au service inaliénable des animaux marins, lancés à la poursuite des thoniers et autres baleiniers de tout pays, à bord de leurs navires gigantesques, il y a là quelque chose d’éminemment cinématographique et de séduisant.

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10L’appétence collective pour ces associations favorise l’injection progressive des valeurs et idéaux animalistes dans l’ensemble du corps social. Le rôle des images dans le type spécifique de communication des associations animalistes est crucial dans la mesure où il permet de dire d’une manière symbolique les impératifs moraux qui devraient nous incomber en évitant d’énoncer lesdits impératifs avec un vocabulaire trop radical. En effet, les images et vidéos, qui en un certain sens parlent d’elles-mêmes sont des points de ralliement, alors que les mots animalistes pourraient, à bien des égards, diviser les éventuels sympathisants. Lorsque L214 diffuse les images des abattoirs, elle « contamine » la sensibilité collective, alors que son champ lexical spécifique : le « meurtre » (abattage), le « viol » (insémination artificielle) pourrait être un obstacle pour les sympathisants les moins engagés. Ce sont donc les images qui permettent la circulation virale de l’idéal animaliste dont le mode langagier reste en quelque sorte réservé aux activistes et militants. Ces images inondent les réseaux électroniques et sont, par capillarité, partagées par ceux qui mettent en scène leur sensibilité écologique et animale sur les vitrines électroniques. Avec l’essor des réseaux sociaux type Facebook, Instagram ou Twitter, les sympathisants de la cause animale engagés à tout le moins dans un mode de vie respectueux des animaux ou au mieux adeptes du veganisme, affichent leur caractère social distinctif au quotidien, au fil des actualités qui sont la matière même de ces réseaux.

Les agents animalistes dans les réseaux

11Par la fluidité des réseaux électroniques ainsi que par le caractère électif de leur constitution (le fait de nouer des liens par centres d’intérêts, par le partage de sensibilités qu’elles soient culturelles, politiques ou sociales), les affinités animalistes se consolident et se répandent sur la toile. Dans le jeu des interactions sociales qui ne cessent, selon l’expression simmelienne, de se faire et de se défaire formant ainsi la base d’une socialité toujours mouvante, l’importance des rôles, masques, ou encore façades sociales n’est plus à démontrer. Erving Goffman, par sa métaphore théâtrale, a su mettre en évidence les multiples manières dont la dramaturgie pénètre la socialité et l’expérience vécue tant au niveau des institutions qu’au niveau du quotidien. Ces éléments peuvent être transposés au prisme des réseaux sociaux qui, précisément, reposent sur la mise en scène du Moi à travers la notion de « profil »15. Un Moi social électronique qui dit les normes et valeurs des individus et qui devient le témoin et la vitrine d’une vie que l’on partage en réseau. Dans l’analyse de ces « profils » nous envisageons deux dimensions principales : sur les réseaux sociaux, les individus exposent leur Moi animaliste et concourent à la constitution et au maintien d’une communauté de pairs qui est aussi une communauté morale, puis sur les sites de partage de vidéos, les chaînes explicitement animalistes permettent de rendre compte des normes et valeurs de la communauté mais aussi de proposer, dans l’idée d’un bricolage sémantique, des « tutos » (tutoriels) qui guident les sympathisants sur la voie de l’animalisme, nourrissant en retour la composition morale du Moi.

#maviedevegan

12Les individus se représentent dans les réseaux par la sélection de caractères significatifs (ou qui leur semblent significatifs) et s’engagent dans ce que l’on pourrait appeler, suivant les mots de Goffman, une « carrière morale » (1968 : 183) qui permet le trajet en le Moi et l’environnement social. Lorsque l’individu qui adhère aux principes animalistes génère et nourrit son « profil », il s’inscrit dans une démarche sociale dont l’objectif est d’« être réellement un certain type de personne »16. C’est de cette manière que nous pouvons comprendre le moteur agissant de la mise en scène d’une vie « certifiée sans cruauté » : #maviedevegan comme le stigmate d’une certaine ostentation morale. Via les réseaux sociaux, les acteurs animalistes témoignent – ou à tout le moins s’efforcent de sélectionner, trier et diffuser les éléments de leur quotidien qui leur semblent « pertinents » – de ce que c’est d’« être réellement vegan ». Avec force de monstration, ils emplissent leur vitrine sociale électronique d’images de ce qu’ils mangent, des films et documentaires qu’ils visionnent, livres qu’ils lisent, vêtements qu’ils viennent d’acquérir, causes qu’ils soutiennent, etc., participant à la constitution d’un « stock de connaissances »17 caractéristique de la communauté animaliste. Toutefois, notons qu’à partir du succès des associations animalistes décrit plus haut, l’idée de se faire l’étendard de la cause animale radicale rompt avec les préceptes premiers de la libération animale animée jadis par la clandestinité et l’action directe. En effet, le fait de s’afficher animaliste, que ce soit sur les réseaux ou en portant des t-shirt à l’effigie de telle ou telle association va à l’encontre des motivations initiales du mouvement et les activistes des cellules de libération expriment leur désarroi en ces termes :

« Le Front de libération des animaux a désespérément besoin de moins de supporters. Il en a beaucoup trop, et la folie doit s’arrêter quelque part.
[…] Enlevez vos t-shirts – voici le réveil. Si vous êtes aptes à agir et que vous avez construit une identité sociale tout entière autour du « soutien » au sabotage et à la libération, vous devez maintenant sortir et faire ces choses »18.

13Dans ces lignes écrites par un « libérateur anonyme » (et celui qui se décrit ainsi reprend les codes originaires du mouvement et l’esthétique du héros clandestin) témoignent de ce renversement des valeurs significatif qui découle du fonctionnement même des réseaux sociaux participant de la popularité grandissante de l’idéal animaliste qui est en même temps une vulgarisation de la cause originelle. Les sites de partage de vidéos s’inscrivent dans la même logique puisque les vidéos animalistes – même si certaines dévoilent les libérations effectives d’animaux réalisées par des activistes (elles sont minoritaires) – les plus vues partagées sur ces plateformes font office de sorte de « tuto » pour qui souhaite s’engager dans une vie plus saine, plus juste ou plus noble.

Tutoriels initiatiques

14Les vidéos animalistes partagées sur les plateformes électroniques telles que Youtube font écho à ces romans d’apprentissage et contes initiatiques du XVIIIe siècle (à l’instar de Candide ou l’Optimisme). En effet, les réseaux de partage de vidéos donnent les clés, à qui veut bien les saisir, pour devenir un héros animaliste, pour se convertir à son idéal progressiste et en retour convertir les autres. Quelques figures « connues » et reconnues, militants et/ou anciennement activistes se mettent en scène comme autant de guides politico-spirituels veillant à éclairer le monde par la vérité qu’ils ont su regarder en face. Parmi elles, Gary Yourofsky qui pérégrine dans les grandes écoles et universités américaines et européennes pour énoncer ce qu’il a modestement intitulé « Le discours le plus important de votre vie »19. Ces figures, leaders ou particuliers, se font les promoteurs du mode de vie vegan que l’on a tendance aujourd’hui, du fait de sa récente popularité, à synthétiser sous les mots atrophiés de « régime vegan ». Là encore les images sont cruciales parce que les mots sans illustrations seraient comme amputés d’une charge émotionnelle. Qu’elles soient positives ou négatives, elles visent à irriter, exciter, enflammer nos affects, nos passions, notre sensibilité. Les vidéos animalistes doivent dans l’esprit militant, témoigner et révéler les tortures animales et faire « prendre conscience » de la barbarie qui se cache dans nos pratiques quotidiennes. Les images violentes et répugnantes, mal filmées parce que « volées », usent de la répétition comme accélérateur d’angoisse. Ces vidéos – comme celles de L214 – soulèvent un sentiment profond de malaise et répondent d’une espèce de synthèse entre des sentiments d’indignité, d’émotions et d’intellectualisation20. Ces vidéos donnent à qui les voient le sentiment d’un dévoilement d’une « vérité vraie », morbide, crue, obscène, et les confortent dans l’adhésion à un système de normes et de valeurs qui pour eux devient non-négociable. Selon une dynamique de « bricolage sémantique », et dans l’idée que l’on peut devenir les agents de sa propre moralité (le Do It Yourself de la morale en somme), la pensée initialement radicale animaliste se structure, se partage, se diffuse et infuse l’ensemble du corps social. Au travers des réseaux électroniques chacun se fait le « prosumateur » (Toffler 1980) de sa propre conscience existentielle, recevant et envoyant d’une manière continue et désordonnée les images et bribes d’informations donnant corps et vie à la communauté morale. Par ailleurs, de la même manière que les « profils » d’animalistes qui s’affichent sur les réseaux sociaux, quantité de chaînes de promotion du veganisme pullulent sur Youtube. C’est en reprenant les codes des tutoriels que les youtubers adeptes animalistes diffusent leurs « trucs et astuces » pour devenir vegans et vivre d’une vie certifiée « cruelty free ». Ainsi, de clic en clic, il est possible de se construire un stock de connaissances animalistes personnel bien qu’il soit évident que des vidéos intitulées « Comment devenir végane en 20 minutes »21 et l’idée même d’un mode de consommation veggie tranche radicalement avec l’esprit des premières cellules de libération.

15Pour conclure, revenons sur l’ambivalence fondamentale de la communication animaliste. D’une manière assez inédite, elle mobilise une contradiction profonde au niveau des images partagées, tantôt violentes et révulsives, tantôt séduisantes et attirantes, ces images se propagent dans les réseaux d’une manière virale du fait de leur nature a priori subversive/alternative et mobilisent une sensibilité exacerbée par l’extrême polarité qu’elles contiennent. Le succès populaire de l’animalisme aujourd’hui – et notamment de ce qu’il convient malaisément d’appeler le « régime végane » opère un véritable renversement des valeurs à la fois inéluctable et irréversible. Du héros justicier masqué au hashtag #maviedevegan, le phénomène animaliste est le sujet d’un enthousiasme populaire qui ferait des envieux, mais qui en même temps bouleverse les fondements originaux de la lutte pour la justice animale. Témoignant de notre manière actuelle de faire culture, c’est-à-dire à la fois éclatée et bricolée, l’animalisme montre comment, au prisme d’une communication électronique particulière, une pensée radicale peut donner lieu à un business de la radicalité dans lequel se croisent l’extrémisme d’une cause sans compromission et un style de vie vécu comme une modalité consommatoire. Bon gré mal gré, le triomphe de l’animalisme contemporain – et il le doit surtout aux images qu’il collectionne et partage – annihile dans un même temps son sens de la subversion.

Bibliographie

Thierry Blin, Éléments de sociologie phénoménologique, Paris, L’Harmattan, 2000.

Jean Baudrillard, Les stratégies fatales, Paris, Grasset, 2006 (1983).

ID., La transparence du mal, Paris, Galilée, 1990.

ID., Mots de passe, Paris, Pauvert, 2000.

Gérald Bronner, La pensée extrême. Comment les hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Paris, Broché, 2009.

Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1993 (1960).

Erving Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Minuit, 1968 (1961).

Clément Rosset, Le principe de cruauté, Paris, Les éditions de minuit, 2009 (1988).

Vincenzo Susca, Les affinités connectives. Sociologie de la culture numérique, Paris, Cerf, 2016.

Alvin Toffler, La Troisième vague, Paris, Denoël, 1980.

Annexes

Évolution de la fréquence des occurrences relatives aux termes « Véganisme » et « L214 » de 2004 à ce jour, via l’outil statistique Google Trends

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Notes

1  Pour ce qui concerne les termes de critique pour l’antispécisme et d’hypercritique pour le veganisme, nous renvoyons à notre article « Veganisme et idéologie du pathos, in Cahiers de psychologie politique. Revue d’information, de réflexion et de recherche, n° 20 « Les nouvelles idéologies », en ligne : http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=2035.

2  Le roman de Jean-Christophe Rufin, Le parfum d’Adam de 2007 ou bien encore le film de Terry Gilliam L’armée des douze singes (adaptation de La Jetée de Chris Marker), de 1995, donnent à lire et à voir, d’une manière plus ou moins fidèle à l’expérience animaliste, lesdites cellules de libération animale.

3  L’Animals Rights Militia ou le Justice Department, sont des cellules de libération animale explicitement attachées au caractère guerrier et militaire du mouvement. Voir http://www.animalliberationfront.com/ALFront/Actions-UK/alfarm.htm ou http://www.chickenhead.com/animaldefense/ (consultés les 25 janv. 2017).

4  Voir le crédo de l’ALF : « Le front de libération des animaux (ALF) mène des actions directes à l’encontre de tout abus d’animaux, sous forme de libérations d’animaux et en causant des dégâts financiers aux entreprises qui les exploitent, habituellement par le biais de destructions de biens et de propriété », voir le site http://alf-france.over-blog.org/article-11482876.html (consulté le 24 janv. 17). Le crédo s’inscrit dans l’antique tradition de la « désobéissance civile » dont le transcendantaliste Thoreau est une espèce d’icône pour les adeptes de la deep ecology.

5  http://directaction.info/ (consulté le 24 janv. 2017)

6  Voir le site http://laterredabord.fr/?p=21619 (consulté le 24 janv. 2017)

7  Parmi les plus célèbres activistes animalistes jugés et prisonniers, Ronnie Lee, Cliff Goodman ou encore Barry Horne qui décèdera « en martyr » pour ses partisans, des suites d’une grève de la faim en novembre 2001 alors qu’il purgeait une peine de 18 ans pour attentat contre un magasin de fourrure.

8  Voir pour l’analyse des images archétypiques, Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992 (1969).

9Idem, notamment sur le régime diurne de l’image, pp. 71-135.

10  Nous nous inspirons ici de l’idée de « photo-choc » mise en avant par le philosophe et sémiologue Roland Barthes notamment dans Mythologies, Paris, Broché, 2011 (1957), en tant qu’elle dévoile le scandale de l’horreur plus que l’horreur elle-même.

11  Association loi 1908 qui diffère quelque peu de la loi 1901 : « Les interprètes du droit local s’accordent pour proposer la définition suivante : «l’association est un groupement volontaire et organisé de personnes indéterminées, institué de façon durable, en vue de poursuivre un but précis intéressé ou désintéressé, par une action commune définie par le vote menée sous un nom collectif et conduite par une direction...» » : http://www.associations.gouv.fr/le-droit-local-des-associations-en-alsace-moselle.html, (consulté le 30 janv. 2017).

12  Je réfère ici au très bel ouvrage de Clément Rosset, Le principe de cruauté, Paris, Les éditions de minuit, 2009 (1988). Il y évoque l’idée d’une espèce de « malédiction » de la reconnaissance de la vérité (ici nous pensons à la vérité des abattoirs), et du fait que nous ne puissions vivre qu’à condition de « tenir en respect la vérité » (p. 26). Parce que le réel est cruel, les entreprises philosophiques tâchent de « faire passer cette cruauté comme un médicament fait provisoirement cesser une douleur » (p. 26). Nous estimons ici que l’animalisme qui, après avoir révélé la cruauté de la condition animale aujourd’hui, tente de faire cesser la douleur qu’elle procure en nous en nous intimant l’idée que le veganisme, c’est-à-dire une vie certifiée « sans cruauté », serait la panacée.

13  Pour ce qui concerne le règne de la transparence et l’obscénité nous référons à la pensée de Jean Baudrillard, notamment dans Les stratégies fatales, Paris, Grasset, 2006 (1983), La transparence du mal, Paris, Galilée, 1990, ou dans Mots de passe, Paris, Pauvert, 2000. Nous nous attachons à ce qu’il dit de l’obscène en tant que « devenir absolument réel de quelque chose qui, jusque-là, était métaphorisé ou avait une dimension métaphorique ». C’est précisément ce que nous pensons pouvoir interpréter quant à la révélation des images des abattoirs.

14  Paul Watson, À l’abordage !, Ravages, n° 3, 2011.

15  Nous pouvons également ici faire référence au travail de Dominique Cardon au sujet de l’identité numérique, notamment lorsqu’il parle d’ « indices identitaires », voir « Le design de la visibilité. Un essai de cartographie du web 2.0 », Réseaux, n° 152, 2008/6, 47 p. Cardon note que les utilisateurs de réseaux sociaux « peuvent périmétrer eux-mêmes leur visibilité à travers un jeu de masques, de filtres ou de sélection de facettes », p. 97.

16  Amossy Ruth, « L’éthos et ses doubles contemporains. Perspectives disciplinaires », in Langage et société, 3/2014 (n° 149), p. 13-30.

17  Nous reprenons ici l’idée d’Alfred Schütz, Le chercheur et le quotidien, Paris, Méridiens Klincksieck, 1987.

18  « Peut-on soutenir l’ALF ? », billet du 17 novembre 2012 : http://laterredabord.fr/?p=13555, (consulté le 29 janv. 2017).

19  Nous pouvons retrouver une retranscription complète du discours traduit en français ici : https://lauramarietv.com/le-discours-le-plus-important-de-votre-vie-de-gary-yourofsky-entierement-retranscrit/, (consulté le 29 janv. 2017).

20  Pour l’analyse des sentiments individuels et collectifs comme ressorts de l’adhésion à une pensée radicale voir Gérald Bronner, La pensée extrême. Comment les hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Paris, Broché, 2009.

21  https://www.youtube.com/watch ?v =VkbvJVQOoLI, (consultée le 29 janv. 2017).

Pour citer ce document

Marianne Celka, «« L’animalisme et les réseaux : causes et conséquences d’un succès populaire »», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 13-Varia, QUESTIONS DE RECHERCHE,mis à jour le : 08/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=329.

Quelques mots à propos de : Marianne Celka

Université Paul-Valéry de Montpellier