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QUESTIONS DE RECHERCHE

Jérôme Michalon

Dix enseignements de la sociologie des relations humains/animaux

Article

Texte intégral

1En 2016, l’Année Sociologique a publié un numéro spécial concernant « les sciences sociales et les animaux » (Guillo & Rémy, 2016). Cette revue, site fondateur de la sociologie en France et au-delà, consacre ainsi l’entrée de l’étude des relations entre humains et animaux dans le périmètre des objets dont la discipline sociologique peut traiter, ou à défaut, débattre. La sociologie des relations humains/animaux (ou sociologie des relations anthropozoologiques – RAZ), domaine encore très marginal en France notamment, a pour autant produit des travaux qui ont pu intéresser individuellement certains sociologues et la sociologie en tant que discipline. Je propose dans cet article de revenir sur ce que les travaux sociologiques des trente ou quarante dernières années ont pu nous apprendre sur les relations humains/animaux et sur la manière de les aborder en sociologue. Cette liste d’enseignements est loin d’être exhaustive et « objective », et il se peut qu’elle soit incantatoire par moments. Elle se veut surtout être une occasion de discussion avec les Sciences de l’Information et de la Communication.

La sociologie des RAZ n’est pas la sociologie des animaux

2Comme l’a bien montré Dominique Guillo (2002, 2006, 2015), la question des animaux en sociologie a été discutée dès les origines de la discipline, à travers notamment les travaux d’Alfred Espinas (1878) sur les sociétés animales, insistant sur la possibilité d’étudier ces dernières avec les outils de la sociologie ; et réciproquement de profiter des avancées de l’éthologie animale pour comprendre les sociétés humaines. Le programme qui s’est ébauché alors, et qui réapparait régulièrement accompagné de nombreuses controverses, consistait à proposer une sociologie des animaux, et non pas une sociologie des relations aux animaux. Comme nous avons pu le défendre récemment (Michalon, Doré & Mondémé, 2016) ces deux projets sont assez différents, reposent sur des démarches intellectuelles et n’ont pas les mêmes conséquences épistémologiques. D’un côté, il est question d’étudier l’organisation sociale de telle ou telle espèce animale (objectif qui s’accompagne souvent de la volonté d’un rapprochement de la sociologie vis-à-vis de l’éthologie ou de l’écologie comportementale) ; de l’autre, il s’agit d’aborder les interactions entre les humains et d’autres espèces animales. La sociologie des animaux est, pour l’heure, restée peu ou prou lettre morte, tant elle a suscité de vigoureuses controverses et des résistances fortes relatives à la question du naturalisme en sciences sociales. Étant assimilée à la sociologie des animaux, la sociologie des relations aux animaux a pu souffrir de ces débats et a donc été confrontée aux mêmes résistances. D’où l’importance d’insister sur la distinction entre ces deux démarches.

Pas besoin de révolution épistémologique

3Fort de cette distinction, il devient possible d’envisager l’étude sociologique des RAZ sans pour autant procéder à une refonte totale des bases épistémologiques de la sociologie et de ses frontières disciplinaires. En effet, le recours à d’autres disciplines, celles qui se sont intéressées directement aux animaux « entre eux », l’éthologie, la zoologie, la psychologie et l’écologie comportementales, si pertinent qu’il puisse être sur le papier, n’a pas à être perçu comme un point de passage obligé pour la sociologie des RAZ. Tout comme les sociologues de l’éducation ou de la famille peuvent choisir de se passer de la psychologie ou des sciences cognitives, la sociologie des RAZ peut s’épanouir sans convoquer les sciences « de l’animal » ; et à mon sens, cette inscription disciplinaire de la sociologie des RAZ pourrait même être la condition nécessaire à un dialogue ultérieur avec d’autres disciplines. Plutôt que de proclamer a priori que la sociologie, parce qu’elle est anthropocentrée (Piette, 2002) ne peut rien nous apprendre des rapports aux animaux, peut-être serait-il pertinent d’évaluer si cette orientation particulière a produit des travaux intéressants. Car en effet, malgré le caractère anthropocentrique de la discipline, quelques sociologues ont pu traiter de manière épisodique des relations humains/animaux. Jusqu’à récemment il n’existait pas réellement de spécialisation en sociologie autour des RAZ, et les chercheurs qui s’y sont intéressés l’ont fait en partant de leur spécialité d’origine. De fait, pour commencer à exister, la sociologie des rapports aux animaux a du s’ancrer à d’autres thématiques perçues comme plus légitimes en sociologie : sociologie de l’environnement, sociologie rurale, sociologie de la famille, sociologie de la consommation, sociologie des loisirs. Ce faisant, cela a permis de produire des travaux empiriques témoignant de l’existence d’un objet, étudiable par la sociologie.

Les RAZ existent

4Si Durkheim, Mead, ou encore Weber mentionnent la possibilité théorique d’évoquer les animaux en sociologie (Sanders, 2007), ce n’est qu’à partir des années 1970/80 que des travaux mobilisant des données empiriques ont émergé. Pour ne citer que le cas français, plusieurs sociologues ont, parmi une multitude d’autres objets, abordé les rapports aux animaux de compagnie. Paul Yonnet (1983), François Héran (1988), Nicolas Herpin et Daniel Verger (1991, 1992), ou encore Jean-Marie Brohm (1997) se sont appuyés sur les quelques enquêtes de l’INSEE ou de l’INED sur la possession d’animaux de compagnie et sur les caractéristiques sociodémographiques des propriétaires, et en ont tiré des conclusions plus globales sur les évolutions des sociétés contemporaines. Cette approche démographique, parce qu’elle portait sur un phénomène qui semblait nouveau et teinté d’attachement et d’affectivité, a permis de d’objectiver l’ampleur de l’existence des RAZ, de les prendre au sérieux et d’en faire un phénomène social digne d’intérêt. Avant ces recherches, bien entendu, on connaissait bien le nombre de vaches dans les élevages, le nombre de chiens de chasse, les espèces à protéger dans les zones naturelles. Mais ce qu’a amené l’approche démographique concernant les animaux de compagnie, c’est une nouvelle caractérisation de la relation entre humains et animaux. En sortant du prisme utilitaire qui avait conditionné les formes d’objectivation précédente, d’autres formes de relation aux animaux apparaissent, qui sans être majoritaires, permettent d’ouvrir l’horizon des possibles : on se pose la question de la diversité potentielle des modes de relation entre humains et animaux. À partir de là, les relations humains/animaux peuvent devenir un objet d’investigation sociologique à part entière.

Les RAZ comptent

5Les travaux que je viens d’évoquer ont pris les RAZ au sérieux, dans le sens où ils ont considéré que les animaux pouvaient, de diverses manières, compter pour les humains (Despret, 2002b). C’est un argument que le sociologue ne peut ou ne devrait pas ignorer : certains humains ne s’attachent pas qu’à leurs congénères et les animaux ne sont pas « rien ». Dans le cas des animaux de compagnie, même si beaucoup reste à explorer concernant les modalités d’attachement entre ces humains et ces chiens et ces chats, il est clair que cet attachement existe. Mais d’autres activités donnent à voir le même phénomène : la difficulté des éleveurs à gérer la mort de leurs animaux (Porcher, 2003 ; Mouret, 2012), le respect affiché des chasseurs pour leurs proies, les pratiques « sacrificielles » d’animaux en expérimentation animale (Lynch, 1988 ; Rémy, 2009). Tout cela témoigne du fait que l’animal « compte » suffisamment pour que sa mise à mort soit tout sauf un problème moral anecdotique. Ce que les anthropologues ont constaté depuis longtemps déjà (Brisebarre 1999 ; Vialles, 1987), les sociologues commencent à le découvrir et à documenter des situations nouvelles de mort animale, dans les refuges de protection animale par exemple (Arluke, 1991, 1994 ; Michalon, 2013), ou encore dans les parcs zoologiques (Grazian, 2015). Un autre signe du fait que les RAZ importent aux humains, c’est le développement des mouvements de mobilisation pro-animaux. La « cause animale » (Traïni, 2011) prend en effet de l’ampleur, gagne en audience et en visibilité, et montre à quel point les RAZ sont une question sociale, donc sociologique.

Les RAZ peuvent être des problèmes publics

6On peut également rendre compte de la manière dont les animaux comptent pour les humains au prisme des problèmes publics au centre desquels les RAZ se sont récemment trouvées. Les affaires de la Vache Folle, ou de la tremblante du mouton, ont jeté un jour nouveau sur une activité, l’élevage industriel, qui était restée cachée au regard du grand public, et dont le caractère problématique n’était pas encore discuté. Quelques années plus tard, les grippes H1N1 et H5N1, « aviaires », « porcines », et finalement « humaines » ont questionné la circulation des animaux, et comment les frontières administratives devaient s’articuler aux frontières biologiques (Fortané & Keck, 2015). Même quand ils sont réduits au statut de « ressources » à administrer, les animaux peuvent créer des problèmes ; qui deviennent publics, non seulement parce qu’ils acquièrent un degré de visibilité important, mais également parce qu’ils produisent du concernement, de la controverse, des positions à défendre et des camps, des publics au sens de Dewey donc. Les conflits générés par les réintroductions d’espèces comme le loup ou l’ours sont un bel exemple du caractère clivant des RAZ et de la complexité de leurs enjeux. Dans le cas du retour des loups dans les Alpes, Antoine Doré (2011) montre qu’on ne peut pas résumer ces conflits à un clivage simple entre des anti-animaux d’un côté, et des pro-animaux de l’autre : le souci de l’animal est présent tout autant chez les « pro-loups » que chez les « anti-loups », notamment les éleveurs qui déplorent la mort de leurs brebis. La complexité des positions de chacun ne peut pas non plus être réduite à un clivage entre des défenseurs des animaux sauvages et des défenseurs des animaux domestiques, tant ce retour des loups, fruit de la volonté humaine, est encadré par des mesures de suivi et de surveillance humaine qui incitent à interroger la pertinence même du qualificatif « sauvage » (Micoud, 2010). L’approche sociologique des problèmes publics liés aux RAZ a ainsi permis de montrer les limites des catégories administratives, juridiques, et sociales pour penser les rapports aux animaux, et la nécessité d’en penser de nouvelles, en partant des situations particulières.

Les RAZ peuplent l’imaginaire

7Un des enseignements de la sociologie des RAZ, qui peut intéresser tout particulièrement les SIC, concerne la valeur symbolique des animaux. Durkheim l’évoquait déjà à propos du totémisme, et la sociologie de l’imaginaire de l’a pas contredit. Ce courant a en effet produit plusieurs analyses sur le rôle des animaux comme « révélateurs symboliques » de valeurs et de représentations culturelles (Caillois, 1973 ; Campion-Vincent, 1992 ; Celka, 2012 ; Cegarra, 2000 ; Renard, 2010 ; Gouabault, 2006, 2010).Ces travaux ont été prolongés et enrichis par des recherches sur la place des animaux dans les médias (Gouabault, Burton-Jeangros et al., 2011 ; Gerber, Burton-Jeangros et al., 2011). Outre l’utilisation classique de métaphores animalières pour décrire des comportements humains, ces recherches ont analysé la manière dont étaient relatées les RAZ par les médias, et ont bien montré comment, à travers les animaux, se construisaient de nouvelles figures de la dangerosité et du risque. Ces travaux invitent à penser que les représentations des animaux ne sont pas figées dans le temps, qu’elles évoluent, s’inventent et se réinventent au grès de l’actualité, du développement de nouvelles technologies et de nouveaux formats médiatiques. En retour, grâce à ces nouveaux moyens d’information et de communication, les RAZ acquièrent une visibilité nouvelle, donnant à voir des relations entre humains et animaux, que ni sociologues ni éthologues n’avaient anticipées. Tout ceci participe au renouvellement de la construction culturelle de l’animalité dont les Cultural Studies pourraient se saisir comme d’un objet à part entière. Et d’ailleurs, tout un pan des recherches se revendiquant des Animal Studies explore la manière dont les animaux sont représentés dans des domaines artistiques variés, participant à la construction d’une « culture de la nature » (Grazian, 2015), en perpétuel renouvellement.

Les RAZ peuvent être des interactions

8Une des réserves couramment formulée à l’encontre de l’étude sociologie des rapports aux animaux tient au fait que les animaux ne seraient pas des acteurs, au même titre que les humains, et qu’ainsi les RAZ ne seraient pas des interactions dignes de ce nom. Plusieurs réponses ont été apportées à cette objection. La première, sans doute la plus radicale, a consisté à questionner la définition même de l’action et de l’acteur. Dans le sillage du projet d’anthropologie symétrique formulé par Michel Callon (1986, 2006) et Bruno Latour (2000), il s’est agi de rompre avec les cadres de la pensée moderne concernant l’action, qui place l’humain, être intentionnel et agissant, face à un monde inerte, passif, ne faisant que se soumettre à l’action humaine. Pour Latour et Callon, il est tout aussi juste de dire que nous agissons sur les choses, que de dire que les choses nous font agir. Mais adopter la seconde perspective permet de penser de manière plus « réaliste » la manière dont les humains s’associent avec des non humains, et réciproquement, pour construire un monde commun1. Dans une telle perspective, la question de l’agir est tout autant redistribuée entre les êtres (on ne sait plus qui/quoi agit sur quoi/qui) que profondément redéfinie (est-il important d’identifier une source de l’action ?).Avec le terme d’ « actant », Latour et Callon offrent une alternative pour aborder les RAZ comme des situations où l’intentionnalité des êtres n’est pas un prérequis pour documenter leur « agir » (Rémy, 2016). Pas besoin donc d’être un acteur pour interagir, en somme. Une autre proposition est formulée consiste, à l’inverse, à étendre le statut d’acteurs aux animaux. C’est notamment ce que suggèrent Arluke et Sanders (1996). Reprenant les acquis de l’interactionnisme symbolique, les deux sociologues défendent l’idée qu’il n’est pas impossible, et même souhaitable, de les mettre au service de l’étude des RAZ. Nul besoin, selon eux, de partager un même langage articulé pour interagir. Rappelant une certaine proximité historique entre éthologie et l’interactionnisme (Conein, 1992), Arluke et Sanders tiennent la commune corporéité des humains et des animaux pour condition suffisant à qualifier les situations de coprésence comme des interactions. Des travaux d’inspiration ethnométhodologique vont plus loin et montrent qu’il n’y aucun besoin de statuer préalablement sur les compétences cognitives des animaux pour pouvoir étudier leurs interactions avec les humains. Observant ces interactions interspécifiques, on retrouve en effet plusieurs éléments des interactions entre humains : l’observation de l’ajustement réciproque des conduites, la séquencialité des actions, l’orientation mutuelle des participants (Mondémé, 2013 ; 2016). La qualité d’acteur de l’animal n’est pas un attribut préalable mais elle émerge à l’issue de l’étude de l’interaction.

Les RAZ permettent d’explorer des réalités sociales méconnues

9Le développement de la sociologie des RAZ a permis l’exploration d’univers au final assez peu connus. Pour n’en citer que quelques-uns, on peut penser à celui de la protection animale, dont les origines sont bien connues grâce aux historiens (Agulhon, 1981 ; Pelosse, 1981, 1982 : Baratay, 2003) mais que les sociologues n’ont que très peu traité. Cette protection des animaux domestiques, type SPA, inscrite dans les mouvances philanthropiques du XIXe siècle et qui est aux yeux du grand public est assez « iconique », n’a pas attiré l’attention des sociologues de l’environnement. Ces derniers se sont plutôt attachés à documenter la protection des espèces sauvages. On peut également évoquer les recherches sur les animaux de compagnie, qui là encore n’ont fait l’objet que d’approches très parcellaires et très distantes, plus normatives qu’analytiques. Les travaux cités plus haut (Yonnet, Héran, Herpin, Brohm), s’appuient sur des statistiques mais la relation de compagnie en elle-même n’a pas vraiment fait l’objet de recherches qualitatives poussées (dans le monde francophone en particulier), permettant d’aller au-delà du simple constat que certains groupes sociaux ont plus de chiens ou de chats que d’autres. Dans le cas de la protection animale comme dans celui des animaux de compagnie, on note une certaine disproportion entre l’attention médiatique suscitée par ces objets, la connaissance qu’en ont le grand public et le peu de travaux sociologiques à leur égard. Dans cette mesure, le développement de la sociologie des RAZ permettra, modestement, de combler cet écart et d’assumer l’une des missions de la discipline sociologique : donner les moyens aux citoyens de décrypter ces réalités, de rompre avec ce qu’ils en pensaient connaître, et de les voir sous un jour nouveau.

Les RAZ permettent de voir les choses autrement

10Symétriquement, le développement de la sociologie des RAZ peut être l’occasion pour les sociologues de voir autrement des réalités sociales qu’ils pensaient bien connaître. Là encore, deux exemples peuvent être évoqués, l’élevage et les parcs zoologiques. Si la zootechnie et l’ethnozootechnie ont produit des descriptions des techniques d’élevage, on savait peu de choses de la manière dont les éleveurs considéraient leurs bêtes. La prégnance du prisme utilitaire, à nouveau, ne permettait sans doute pas d’explorer les différentes manières dont les éleveurs cohabitent avec leurs animaux. Les travaux de Jocelyne Porcher (2002 ; 2011) notamment, précisément parce qu’ils ont porté sur les relations humains/animaux, ont permis de porter un regard nouveau sur l’activité d’élevage, qui sans nier les aspects utilitaires, y intègre de l’attachement aux animaux, la reconnaissance par les éleveurs d’une forme d’intelligence des animaux, et même d’une contribution de ceux-ci au travail d’élevage (Porcher & Schmitt, 2010). Adopter le prisme des RAZ, partir de ce qui est au cœur de l’activité d’élevage, a permis de densifier et de complexifier la description de cette pratique sociale que l’on pensait pourtant bien connaître. De la même façon, l’abondante littérature sur les parcs zoologiques et leurs visiteurs (Schram, 2013) a eu tendance à faire abstraction du fait que les zoos sont des espaces de coprésence entre humains et animaux ; ou tout du moins à considérer cette spécificité comme étant secondaire. En effet, les sociologues ont vu les zoos comme des musées, des espaces pédagogiques, ou des espaces de loisirs, mais plus rarement comme des lieux d’interaction entre humains et animaux. Les recherches en éducation à l’environnement, en muséographie, en sciences de la communication, les tourism studies, les visitor studies, ont donc découpé l’objet « zoo » en une multitude de sous objets, tous intéressants et pertinents dans leur domaine de recherche respectifs, mais en ont quelque part dilué la spécificité. Pourtant, comme le montre très bien David Grazian (2015), les rapports aux animaux sont au cœur de la dynamique sociale du zoo : qu’il s’agisse des soigneurs (Estebanez, 2010), des visiteurs, des vétérinaires, des cadres ou des mécènes, tous agissent avec les animaux, en fonction d’eux, en dépit d’eux et pour eux. Ils sont au centre de toutes les attentions, de toutes les discussions, de toutes les décisions et de toutes les disputes. Encore une fois, partir de l’étude des RAZ est une manière de prendre au sérieux les acteurs dans leur façon de prendre au sérieux les animaux.

Les RAZ densifient la question anthropologique

11Si l’interdisciplinarité n’est en rien une obligation pour étudier les RAZ, il est important de souligner la proximité entre la sociologie des RAZ et la question anthropologique. En effet, comme le rappelle Catherine Rémy (2009 ; 2016) la frontière entre humains et animaux est à la fois ce qui fonde la spécificité des sciences humaines, mais c’est également un objet pour les anthropologues, qui analysent les différentes manières dont les sociétés (non occidentales majoritairement) tracent cette frontière, symboliquement et en pratique (Manceron, 2016). La sociologie des RAZ embrasse un objectif similaire et invite à un rapprochement entre sociologie et anthropologie, particulièrement à propos. Comme l’ont bien expliqué P. Descola (2005) ou B. Latour (2012), il y a toute une anthropologie des sociétés modernes qui reste largement à faire. La sociologie des RAZ y apportera à mon sens une grande contribution. De plusieurs façons. D’une part, en apprenant à conjuguer la différence anthropozoologique au pluriel (Despret, 2002a) : plutôt que de penser que les acteurs n’identifieraient qu’un seul critère de démarcation entre humains et animaux, la sociologie des RAZ montre que, lorsqu’elles sont analysées en relation avec des pratiques précises, ces caractérisations de la différence anthropozoologique sont multiples, complexes, parfois contradictoires. Étudier ces caractérisations permet de faire émerger des discours tout à la fois sur les animaux mais également sur les humains, et donner à voir le caractère fluctuant et évolutif des représentations du « propre de l’homme » (Génard & Cantelli, 2008). D’autre part, la sociologie des RAZ amène à considérer que la différence anthropozoologique n’est pas seulement utilisée comme registre de déqualification, de relégation sociale. Dans certains cas, l’animalité est un registre positif pour les acteurs : dans les pratiques de médiation animale, on insiste beaucoup sur les grandes qualités que les animaux possèdent que les humains n’ont pas (Michalon, 2014). Enfin, étudier les différentes formes prises par la différence anthropozoologique peut amener à revisiter à nouveau frais la thématique de l’anthropomorphisme. La notion, souvent brandie comme un repoussoir épistémologique par les sciences de la nature, peut devenir pour la sociologie des RAZ un objet de recherche à part entière, voire même un point d’entrée pour toute recherche sur nos rapports aux animaux : plutôt que de se méfier des phénomènes de projection des humains à l’égard des animaux, pourquoi ne pas les considérer comme des processus de mise en relation, des façons tout à la fois de dire l’identité humaine à travers les animaux, mais aussi de « se connecter » à eux, d’affirmer l’existence d’une forme de communauté ? Autant de phénomènes à étudier qui permettront à la question anthropologique de se densifier et de se complexifier.

Conclusion

12J’ai voulu montrer ici que la sociologie avait de très bonnes raisons de s’intéresser aux relations aux animaux, et que, pour le faire, les objections d’ordre épistémologique étaient loin d’être insurmontables. Je ne sais pas dans quelle mesure ces éléments peuvent inspirer les SIC, mais ils ont en tout cas vocation à susciter la discussion et à provoquer des échanges interdisciplinaires.

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Notes

1 N’oublions pas que les réflexions de Latour et Callon trouvent leur source dans la sociologie des sciences, et dans l’observation de la manière dont les scientifiques font exister certaines entités non humaines, et nouent des « alliances » avec elles.

Pour citer ce document

Jérôme Michalon, «Dix enseignements de la sociologie des relations humains/animaux», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 13-Varia, QUESTIONS DE RECHERCHE,mis à jour le : 08/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=331.

Quelques mots à propos de : Jérôme Michalon

Docteur en sociologie et anthropologie politique. Chercheur associé au Centre Max Weber (UMR 5283) – Équipe Politiques de la Connaissance. Courriel : jerome.michalon@gmail.com