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L’enjeu culturel et patrimonial dans l’invention du mythe fondateur de la nation vietnamienne
Table des matières
Texte intégral
1Depuis l’ouverture au monde du Vietnam1 et la promulgation de la résolution du Parti communiste vietnamien (PCV)2 en 1998 convenant de « préserver et valoriser la culture vietnamienne avancée et riche de l’identité nationale », les pratiques cultuelles et traditionnelles prospèrent dans tous les domaines. La floraison3 de fêtes rituelles, festivals folkloriques et cérémonies cultuelles pointe un phénomène qui, sans être nouveau, demeure significatif dans le Vietnam contemporain : le retour aux sources et aux valeurs traditionnelles. Avec l’adhésion à la Convention pour la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel le 19 octobre 1987 et à la Convention du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco en 2006, la dynamique nationale s’oriente désormais nettement vers la reconnaissance mondiale des patrimoines culturels4, souvent justifiée par la nécessité d’une promotion touristique à des fins économiques. Néanmoins, au-delà de ces enjeux, cette résolution vise à exalter le nationalisme culturel à l’aune du modèle de l’État-nation moderne de façon à renouveler et renforcer la légitimité du PCV : l’engagement dans la politique de l’Unesco n’est qu’un catalyseur contribuant à exacerber ce processus.
Enjeu du nationalisme culturel dans la reviviscence de la légitimité du PCV
2L’importance que l’État-Parti accorde au phénomène du retour aux sources identitaires et culturelles s’explique d’emblée par l’impact de l’intégration économique au monde. Pour sortir de son isolement après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, le Vietnam a appliqué dans ses relations internationales des politiques « multilatérales et diversifiées »5. Or la diplomatie tous azimuts, qui a vocation à exhiber son ouverture d’esprit, est contrariée par des politiques internes que caractérisent un durcissement moral et un repli identitaire. Selon Thayer, l’ouverture au monde extérieur « a provoqué des expressions d’une anxiété profonde, sinon la peur que ce processus puisse saper le système du Parti unique » et que « la «menace de l’évolution pacifique» de la part des idéologues [n’]affecte le rythme de l’intégration du Vietnam » (1999 : 14, 19). Pour les fractionnistes conservateurs, l’intégration internationale n’apporte pas seulement des avantages, elle pose également des défis non négligeables à la survie du régime, la sécurité interne et la perte d’identité au sein de la culture mondiale. Lorsqu’une vision manichéenne se voit remplacée par la conception d’un monde multiple, la définition des défis se réactualise ; désormais, les menaces proviennent tant de l’intérieur que de l’extérieur. Des termes nouveaux importés de Chine depuis la normalisation des relations (novembre 1991) apparaissent alors dans le vocabulaire politique : « évolution pacifique », « auto-évolution », « auto-transformation », « révolutions des couleurs politiques », « défis sécuritaires a-traditionnels », etc. L’État-Parti recourt à de nouvelles mesures d’autodéfense combinant habilement fermeté et souplesse : « stratégies de protection de la Patrie dans la nouvelle situation »6, relevant du domaine de la sécurité nationale ; rectification et renforcement de la direction du PCV dans la construction du Parti7 ; exaltation de la solidarité nationale axée sur l’origine et la tradition communes8. Dans ses campagnes d’épuration des éléments internes corrompus, moralement aliénés, bureaucratiques…, le Parti loue l’exemplarité morale des dirigeants9, une référence explicite à la méthode de gouvernance par l’éthique confucéenne. Woodside a remarqué que la séparation entre politique et éthique, généralisée en Occident depuis Machiavel, demeurait inachevée au Vietnam (1976 : 40). Pour Nguyễn Khắc Viện, « les marxistes vietnamiens considèrent le confucianisme et l’œuvre des lettrés comme un patrimoine national que doit assimiler la société nouvelle » (1962 : 26). Le PCV s’efforce également de moraliser la société tout entière par le biais des traditions spirituelles héritées du passé confucéen, en adéquation avec le modèle culturel du pays : « La morale était un terrain où presque tous les Vietnamiens se sentaient encore compétents pour juger ce qui est bon ou mauvais dans les comportements » (Marr, 1981 : 55). D’une manière plus large, il cherche à aligner la légitimité de l’État-Parti sur celle de la Patrie (qui se définit exclusivement dans les termes culturels de la cohésion nationale) et les figures communistes sur les héros nationaux (de Tréglodé, 2001) ; à rapprocher les masses populaires et laborieuses du « peuple élu » et à incorporer les récits de résistance de l’ère Hô Chi Minh dans les mythes héroïques de la nation - l’inscription du culte d’Hô Chi Minh dans le système du culte des ancêtres, des saints et des génies protecteurs du pays témoignant d’une posture « naturelle »10.
3Or le retour aux sources et valeurs moralistes ne relève pas d’une continuité naturelle de la tradition, mais bel et bien d’un nationalisme culturel visant à renouveler et renforcer la légitimité du Parti. La « re-traditionalisation idéologique », souligne Geertz, n’est jamais « un traditionalisme naïf », mais « une stratégie symbolique » répondant aux tensions dans un moment historique donné (1973 : 219). Le Parti a pris très tôt conscience de l’importance de l’identité nationale dans son projet politique11. Si la construction de l’idéologie nationaliste s’est mise en marche dès les premiers jours de l’instauration de l’État-nation moderne12 (la République démocratique du Vietnam en 1945), elle est toutefois demeurée dans le non-dit du fait de la subordination idéologique à la IIIe Internationale13 (Komintern) et des impératifs de la propagande en temps de guerre. Depuis le « Renouveau », la reconnaissance officielle par le pouvoir central de l’héritage historique et culturel de la nation permet une médiation et une médiatisation élargies des études portant sur la culture et l’identité nationales, parmi lesquelles l’ère des rois Hùng – personnages mythiques considérés comme les ancêtres de la nation – constitue un sujet-clé étudié à partir des années 1960 (Phan, 2012 : 35). Ainsi, l’idée nationale a toujours servi de fondement idéologique à la pérennité du PCV14 et, dans le contexte actuel, sa force motrice se réactualise dans le projet du nationalisme culturel.
4Selon A. Smith, l’idéologie nationaliste est « une manière de traiter le ‘‘problème de sens’’« qui emprunte la voie réformiste pour apaiser la tension entre le passé et la modernité. Elle devient ethno-nationalisme lorsque le sens est recherché dans une « essence » ou une « solution ethnique » (1991 : 278, 277). Le nationalisme vietnamien revêt une connotation ethnique dans la mesure où ses solutions s’orientent nettement vers la communauté de l’ethnie dominante15, définie comme une communauté de destin ; il puise sa force motrice dans les mythes pérennes de la culture existante et prend appui sur la croyance subjective en une communauté d’origine16. Dans le même temps, il définit et redéfinit en permanence les frontières ethniques par rapport à un Autre menaçant qui s’exprime souvent par l’hostilité ou le rejet envers le modèle qu’il imite17. La construction idéologique du nationalisme vietnamien fait du ressentiment envers la Chine l’un de ses mytho-moteurs, comme l’illustre la circulaire n° 266218 du ministère de la Culture, du Tourisme et du Sport : elle vise l’élimination des éléments « non conformes aux coutumes pures et aux belles mœurs vietnamiennes » dont les exemples, cités dans le JT du 8 novembre 201419, se réfèrent sans ambiguïté aux objets et symboles importés du modèle chinois et servent à illustrer la politique de rejet de la culture étrangère. Ainsi, la vocation nationaliste des politiques de l’État-Parti relève à nos yeux d’une solution réformiste face aux tensions historiques plutôt que d’une instrumentalisation des significations culturelles. Autrement dit, elle renvoie au choix des dirigeants communistes, volontaire et en partie sincère, d’adhésion à la vision nationaliste, qu’ils préfèrent qualifier de « patriotique », dans la construction de l’État-nation. Produit de l’Histoire, certes, le nationalisme culturel n’en est pas moins largement fabriqué. Les « traditions inventées » consistent à reformuler les traditions anciennes comme une réponse à la transformation de la société, et leur particularité « tient au fait que leur continuité avec ce passé est largement fictive » (Hobsbawm, 2012 : 31, 28). Elles visent principalement à fonder le sentiment d’appartenance à une communauté imaginaire (Anderson, 2002). Les pratiques de préservation sélective des traditions et la folklorisation de la culture dite authentique sont révélatrices de cette invention : elles consistent à identifier un point zéro (origine imaginée), à la faire revivre par des performances culturelles et, enfin, à la muséifier par la décontextualisation de la tradition (Salamink, 2003 : 33).
5Dans la constellation des mythes nationalistes (Girardet, 1986 : 20), le culte des rois Hùng occupe une place centrale en raison de l’engouement populaire pour le culte des ancêtres et de sa capacité à rassembler largement les Vietnamiens, y compris ceux vivant à l’étranger, au sein d’un bloc de solidarité nationale. Dans son discours prononcé à l’occasion du Nouvel An lunaire de 201520, TrươngTấn Sang, président de la République, a exalté « le lien consanguin existant depuis l’ère de la construction de la nation des rois Hùng, et demeuré inchangé entre les descendants de Lạc Hồng21 » (sic). Lors de sa rencontre avec des Vietnamiens aux États-Unis en juillet 2015, le Secrétaire général Nguyễn Phú Trọng a tenu ces propos : « Nous sommes les Vietnamiens. N’importe où et dans n’importe quelle circonstance, nous le pensons toujours […] À l’étranger, nous propageons la culture vietnamienne, montrons notre mode de vie exemplaire et faisons respecter les autres : voilà les Vietnamiens, les descendants de Lạc et de Hồng. » Le culte des rois Hùng fait en outre l’objet de nombreux documents officiels : en 2001, un décret gouvernemental l’insérait dans la liste des grandes fêtes nationales ; le 2 avril 2007, l’Assemblée nationale introduisait dans le Code du travail un jour férié spécifique pour honorer les rois Hùng ; une directive du comité central du 22 juillet 2010 réglemente la fréquence des grandes fêtes. Suite à la soumission du dossier en mai 2012, l’Unesco inscrivait officiellement le culte des rois Hùng, en décembre de la même année, sur la liste du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité.
6Ainsi, la politique culturelle du régime actuel ne s’éloigne pas significativement des théories nationalistes en vigueur sous le régime du Sud. Elle semble se rapprocher, par exemple, de l’engouement de Kim Định (philosophe nationaliste du Sud) pour les « ancêtres parfaits » incarnant l’âme de la nation et nourris par le culte des ancêtres. Le discours du JT de 19 heures révèle significativement le nationalisme culturel de l’État-Parti dans la période actuelle. Par exemple, dans le JT du 10 avril 2011, le journaliste affirme que la particularité de la culture vietnamienne s’exprime dans le culte des ancêtres communs de la nation que sont les rois Hùng : « La preuve vivante de ce culte est attestée par le fait que plus de 80 millions de descendants de Lạc Hồng vivant au Vietnam ont édifié plus de 1 400 lieux de culte en hommage à ces rois ».
Les cérémonies en hommage aux rois Hùng à la Télévision nationale
7La performance médiatique, qui constitue un nouveau terrain pour l’expression cultuelle, participe activement à la dynamique de réinvention des traditions. Sous le contrôle étroit de l’État-Parti22 et bénéficiant du statut ministériel, la Télévision vietnamienne (VTV) fait partie des six médias politiquement les plus influents, dont les directeurs généraux sont obligatoirement membres du comité central du PCV. Le caractère officiel et représentatif de son journal de 19 heures, qui est sa vitrine dans sa stratégie politique d’information, est illustré par le fait que toutes les chaînes ont l’obligation de le retransmettre à la même heure.
8Afin d’éprouver l’hypothèse sur l’exaltation du nationalisme culturel du régime actuel, nous avons choisi de traiter deux retransmissions d’événements cérémoniels sur un intervalle de cinq ans : le premier extrait (JT du 23 avril 2010) dure 5 minutes 20 secondes ; le second, d’une durée de 2 minutes 57 secondes, date du 28 avril 2015. Suite à l’entrée en vigueur, en 2007, de la loi du travail concernant ce culte, l’année 2010 marque la première année où la cérémonie est organisée selon le protocole national et célébrée par le président de la RSVN. L’intervalle de cinq ans entre ces deux extraits permet d’expliciter à la fois la continuité dans la politique rituelle de l’autorité centrale et le changement significatif dans la conduite de cette cérémonie.
Les méthodes d’analyse
9Nous analysons les récits de ces événements dans la perspective pragmatique de la narratologie, qui se donne pour objectif d’examiner la temporalisation des actes et des paroles, c’est-à-dire le processus d’attribution des rôles (y compris celui du téléspectateur) pour aboutir à un jugement temporel (Arquembourg, 2005 : 32), et permet également d’observer comment la pratique médiatique fait émerger ces cérémonies comme des événements publics (Quéré, 1996). Selon Quéré, la combinaison pragmatique de la problématisation par le média à partir d’une description de la situation générale (le champ problématique) et de la publicisation médiatique (le champ pratique) est susceptible de faire apparaître un phénomène social sous la forme d’une action publique – forme extrême d’un événement médiatique (1995 : 106). Pour Ricœur, un événement n’a de sens qu’en se temporalisant : le temps événementiel est le creuset de la fusion des horizons temporels (coréférence) ; la cohérence narrative permet d’expliquer son sens car raconter signifie émousser le tranchant de l’événement. En d’autres termes, le sens ne s’éprouve que dans le vécu temporel propre de l’événement et le croisement du collectif et de l’individuel (1985).
10Ce qui permet aux deux événements cérémoniels d’apparaître comme une manifestation de la culture est la signification publique du culte des rois Hùng, ancrée dans l’Histoire du pays : comme l’énonce C. Geertz, « la culture est publique parce que la signification l’est » (1998, note 19 : 7). Le récit de ces rois s’inscrit dans une longue histoire d’édification de la nation moderne. Le discours historique adressé par le président Hô Chi Minh aux soldats de la Division principale 304, lors de sa visite au temple des rois Hùng en 1954, sert habituellement de date de référence : « Les rois Hùng ont grandement contribué à la fondation de la nation, nous devons la protéger ensemble. » Soixante ans plus tard, le JT de 19 heures affirme que ce discours, « prononcé devant l’âme sacrée des ancêtres nationaux », « garde toute son actualité, à savoir le lien inséparable entre la construction et la protection de la nation et celle de la valorisation de la grande solidarité nationale .» (JT du 18 septembre 2014) Ces célébrations marquent sans doute la réactualisation d’un récit ancien, mais leur caractère nouveau tient au renouvellement de l’esprit contemporain ainsi qu’à la performance télévisuelle.
11Les manifestations cérémonielles se caractérisent par leur temporalité propre, qui n’est celle ni des événements d’information ni des cérémonies non médiatisées, mais du « récit identificatoire » médiatique. Nous entendons par récit identificatoire, l’événement qui suscite le sentiment d’appartenance à un monde commun ou à un état de communion. Bien qu’il revête les caractères du récit médiatique (cohérence narrative lâche, clôture inachevée…), sa double temporalité va dans un sens mythique et non historique : le récit s’oriente rétrospectivement vers le point d’origine imaginé, et prospectivement vers un futur identique à l’âge d’or imaginé. Il possède son propre champ d’action (personnages, rapports, types d’action…), qui tourne autour de l’axe du « temps fort » anhistorique : il fait revivre le « temps prestigieux du commencement » et les « actes exemplaires » (Eliade, 1963 : 32). Mais, si le récit identificatoire peut être expérimenté comme un événement, c’est parce qu’il renvoie également à la « structure événementielle » (Koselleck, 1990 : 137) permettant au public d’expérimenter l’expérience historique d’un événement qui advient au monde au travers du processus d’attribution temporelle des rôles des acteurs dans le récit médiatique.
12Dans l’espace de la communication télévisuelle, l’aspect performatif de l’événement relève généralement de la « feintise » (Jost, 1995), c’est-à-dire de l’ensemble des procédés et dispositifs télévisuels conçu pour orienter le regard du téléspectateur dans le monde représenté. Nous recourons également aux apports théoriques de Soulages concernant les procédés télévisuels et à ceux d’Odin concernant les effets de communication issus de la construction d’un monde diégétique.
La retransmission de deux cérémonies
13Dans les deux reportages, la construction du monde diégétique se réalise d’abord par l’apparition répétitive du même cadre d’une succession de scènes. Cette scène « théâtralisée » reposant sur « une forme d’immobilisme du sujet regardant », surdétermine la performance filmique avec son cadre-scène « pluriponctuel » (Soulages, 2007 : 32-33). Les premières séquences se composent d’une succession de scènes de la procession cultuelle. Ces scènes construisent mentalement un monde où elles font entrer directement le téléspectateur de par sa familiarité avec les signes de la culture : lieux sacrés du culte (mont Nghĩa Lĩnh, temple Kính Thiên), disposition des marqueurs identitaires (chaise à porteurs sacrée, fleurs et offrandes, costumes traditionnels, protocoles rituels) ou des marqueurs discursifs se référant au monde cultuel (officier, autel des ancêtres de la patrie, haut sanctuaire, vénération, culte, esprit sacré, volutes denses du souffle sacré). Par l’effet de son habitus culturel, le téléspectateur reconnaît le monde perçu qui s’accompagne de surcroît d’une musique traditionnelle. La narration journalistique suit le déroulement de la cérémonie, obéit au code rituel (usage du lexique cultuel dans la description de l’événement et attribution des rôles des acteurs conforme à une cérémonie cultuelle) et accentue l’effet du monde cérémoniel exposé à la réception du téléspectateur. L’information est d’ordre descriptif dans la mesure où la narration journalistique active le processus de la diégèse chez le téléspectateur, lequel réside dans la construction d’un monde, plutôt que celui de la narrativisation, consistant en la construction d’un récit. La diégèse « fournit des éléments descriptifs dont l’histoire a besoin pour se manifester […] elle offre un ensemble de structures relationnelles sans lesquelles une histoire ne pourrait même pas exister. » (Odin, 2000 : 22). Le cadre-scène alterne avec le cadre-parcours qui, étant un « dispositif de monstration », démultiplie les effets de réalité du monde représenté par « la taille de l’écran de télévision », comme si l’événement était en train de se dérouler devant le téléspectateur (Soulages, 2007 : 38). La construction du monde diégétique, dans ce cas précis, s’effectue selon un mode que nous qualifions de « mythificalisant » (Nguyen-Pochan, 2015) : à la différence des modes fictionnalisant et documentarisant présentés dans l’étude d’Odin (2000), le mode mythificalisant se réfère au rapport entre le téléspectateur et un monde surdéterminé (et non ceux de la fiction et du réel) : il s’agit du monde des ancêtres et des figures symboliques dans un passé imaginé dans lequel se projette le téléspectateur, non en tant que sujet du réalisme psychosocial mais en tant que membre de la culture (sujet symbolique). Ce dernier n’exprime pas le désir du réel ou celui de la fiction, mais le désir de fusion dans la communauté identitaire. Son vécu symbolique renvoie à la croyance en l’existence transcendantale des êtres primordiaux (ancêtres, dieux, forces naturelles…).
14Les deux reportages relayent ensuite, par le biais du commentaire journalistique et aussi, dans le premier extrait, de la voix du Président rapportée directement, le même discours officiel de reconnaissance où se mêlent les récits mythiques sur les grands apports des rois ancestraux et ceux, historiques, du Président Hô Chi Minh et des enfants de la Nation tombés pour que survive la Patrie. Ils évoquent le discours historique de l’Oncle en 1954 et affirment la force symbolique de ce culte pour la solidarité nationale ainsi que la signification cruciale des rois Hùng dans l’Histoire : « Premier État indépendant et souverain des anciens Viets » et la période qui « vit l’édification de la nation, de la culture et de la tradition spirituelle vietnamiennes ».
Figure 1 et 2. JT du 23 avril 2010 et JT du 28 avril 2015
15Ces deux commémorations télévisées partagent également la temporalisation dichotomisée dans la représentation séparant deux mondes référentiels : celui de la légende ancestrale et celui du vécu hic et nunc englobant la donnée primordiale (imaginée comme point d’origine de la culture) et la donnée actuelle du politique. Cette dichotomie se manifeste dans la monstration d’images chargées symboliquement des deux drapeaux juxtaposés (le drapeau traditionnel aux cinq couleurs et celui de la nation politique) et des habits portés par les dirigeants (tunique traditionnelle et costume occidental).
16Cependant, les temporalités des deux programmes diffèrent tant dans l’attribution du rôle de l’officiant de la cérémonie que dans la frontière temporelle entre deux mondes référentiels. Dans le JT de 2010, le président Nguyễn Minh Triết assume le rôle d’officiant de la cérémonie. Or cette posture est théorique (attribué théoriquement par l’organisateur de la cérémonie) et non performancielle, à savoir qu’elle ne fonctionne pas effectivement dans monde cérémoniel (les signes révélateurs en sont, par exemple, son costume officiel et sa mise à distance par rapport à la performance cultuelle). Elle ne présente pas le président en tant qu’acteur, mais actant de la cérémonie : nous nous référons ici au modèle actantiel d’A. J Greimas, qui conçoit l’« actant » comme les faisceaux de fonctions inscrits dans les sphères d’action, et chacune des trois catégories actantielles (constituées de six actants) est articulée selon une relation téléologique et contractuelle (désir, communication, pragmatique) ; et l’« acteur » comme la traduction particularisée du modèle dans une histoire concrète (Greimas, 1986 : 174-183). Autrement dit, c’est la construction théorique préalable de l’actant qui distribue sémantiquement et syntaxiquement le rôle de l’acteur. Lorsque le président n’assure pas le rôle d’officiant attribué par le récit journalistique dans la cérémonie, son rôle se limite à la manifestation formelle d’une construction actantielle théorique. Le JT rapporte que le président « délègue au ministre adjoint de la Culture, du Tourisme et du Sport Lê Tiến Thọ » la mission de lire à sa place le compliment rituel ; ainsi, ce dernier se présente comme le véritable acteur officiant de la cérémonie. En d’autres termes, l’actant-sujet se divise en deux acteurs-officiants : l’un théorique et l’autre effectif.
Figure 3 et Figure 4. L’officiant par procuration – JT du 23 avril 2010 et L’officiant de la cérémonie – JT du 28 avril 2015
17Le statut ambigu du président relève de la problématique des « deux corps du roi » (Kantorowicz, 1989) dans l’ère moderne : censé incarner la nation tout entière, le président n’est cependant qu’un roi sécularisé qui ne peut plus réciter par la voix religieuse de l’officiant les apports des ancêtres. Il se contente donc du discours d’un chef d’État moderne (directement rapporté et d’une durée de 2 minutes et 15 secondes), qui n’est quant à lui pas prononcé dans la tonalité rituelle de l’officiant mais sur le ton officiel d’un homme politique (son langage et sa posture), ce qui crée une note discordante par rapport à l’ambiance globale du reportage – une tonalité dissonante d’autant plus marquée que l’image du président, lisant son discours « destiné aux compatriotes vietnamiens dans l’ensemble du pays » (sic), s’affiche dans le cadre-fenêtre personnalisant sa présence, en rupture avec le cadre-scène dépersonnalisé de la cérémonie. La représentation dichotomisée de deux mondes de référence trouve son expression la plus significative dans celle de deux figures-acteurs (officiants effectif et théorique) et de deux types de discours (rituel et politique). Notons cependant que la voix cultuelle de l’officiant délégué, Nguyễn Tiến Thọ, ne se fait entendre que vaguement comme le fond sonore du reportage : « Au XXe siècle, Ho Chi Minh ouvrait la voie... »
18Le décalage des deux temporalités dans la cérémonie a significativement évolué dans celle de 2015 où le rôle de l’officiant est cette fois attribué au gouverneur de la province de Phú Thọ (Chu Ngọc Anh), la cérémonie étant organisée au niveau provincial. Le président Trương Tấn Sang, chef de la délégation de l’État-Parti, est invité à venir rendre hommage aux rois fondateurs. Sa mise à distance vis-à-vis de la performance cultuelle est manifeste : habillé en costume occidental officiel, il se place derrière l’officiant, mettant ainsi en avant le rôle de l’officiant qui, revêtu quant à lui de l’habit traditionnel, déclame d’une voix chamanistique un discours politico-rituel :
« Nous, les enfants, 63 provinces, 54 ethnies, sommes actuellement revenus à la racine. Nous, les enfants, prêtons serment devant l’esprit des ancêtres : tous ensemble, nous édifierons une nation prospère, protégerons la paix avec l’humanité pacifique, honorerons la quintessence de Hồng Lạc, ô quelle grandeur que le souffle puissant des rois Hùng » (sic).
19La solennité de sa voix de récitant rituel est renforcée par les roulements de tambours cérémoniels et l’atmosphère de gravité au moment le plus sacré de la cérémonie.
20Sans intervention politique du président, la tension entre les deux temporalités semble s’apaiser : la cérémonie se déroule de manière plus fluide, les effets du monde rituel s’accentuent et permettent donc une communion plus profonde de la part du public. Si le premier événement se contentait de faire l’éducation de la tradition en récitant l’histoire légendaire de l’origine du peuple vietnamien (le récit mythique du couple Lạc Long Quân – Âu Cơ et de leurs cent œufs), le second se préoccupe davantage de la cérémonie. Force est de constater que ce dernier se montre bien plus performant en termes de médiatisation cérémonielle par l’interpénétration en douceur des deux temporalités.
Conclusion
21Ces reportages sont des exemples-types d’une construction mythique du pouvoir reposant sur l’exécution d’un rituel sécularisé. Si le monde cultuel peut créer un état de communion dans la réception, c’est parce qu’il produit chez les téléspectateurs la sensation d’expérimenter ensemble mentalement le même événement au lieu de le pratiquer ensemble physiquement : en réalité, les pratiques cultuelles sont assimilées aux actions quotidiennes privées des Vietnamiens, elles sont la manifestation de la croyance intime et communautaire. Ainsi, la communion télévisuelle ne réside pas dans l’effacement de la frontière entre espace public et privé, mais dans la satisfaction d’un double registre, à la fois collectif et intime. La retransmission télévisuelle des cérémonies en hommage aux rois Hùng contribue à renforcer le sentiment d’appartenance à une communauté d’origine commune. Elle produit l’illusion selon laquelle les membres de la culture sont tous égaux devant des ancêtres divins et cherche à atténuer de manière illusoire des tensions sociales réelles par des opérations magiques relevant de l’expérience transcendantale de la culture. Or le manipulateur est susceptible d’être manipulé (Charaudeau, 2011) par sa propre logique. Loin de l’approche instrumentale de la manipulation, nous adhérons plutôt à l’approche culturaliste de l’ethno-nationalisme, en avançant que le recours aux idées nationalistes d’appartenance ethnique relèverait aussi d’une croyance effective du manipulateur en tant que membre de la communauté ethnique : le ressort culturel mobilisé pour manipuler autrui s’incorpore à son propre système de croyances. C’est sur ce terrain que nous tâcherons de découvrir la construction du nationalisme culturel par le biais de la production médiatique du mythe essentialiste, laquelle révèle, à nos yeux, le véritable enjeu de la politique culturelle et patrimoniale du régime actuel.
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Notes
1 La date de référence est le VIe Congrès national du PCV en 1986 (le « Renouveau »).
2 Résolution du Ve Congrès (session VIII), 16 juillet 1998
3 « Notre pays organise près de 8 000 fêtes rituelles dont 7 039 fêtes populaires, 544 fêtes religieuses, 332 fêtes révolutionnaires, 10 fêtes importées des pays étrangers et 40 autres. Ces fêtes rituelles reflètent un besoin vital de retour aux sources, aux pratiques religieuses, à l’équilibre spirituel et à la création culturelle du peuple », in rapport n° 248 du ministère vietnamien de la Culture, du Tourisme et du Sport, 28 octobre 2013.
4 Huit sites sont inscrits sur la Liste du patrimoine mondial, dix éléments sont classés sur les Listes du patrimoine culturel immatériel et le Registre des meilleures pratiques de sauvegarde, quatre patrimoines documentaires sont inscrits au Registre Mémoire du monde.
5 Cette politique internationale a été adoptée au VIIe Congrès du PCV de 1991. Le pays a normalisé ses relations avec les États-Unis en 1995 et est devenu membre de l’Asean (1995), de l’APEC (1998), de l’ASEM (1996) et de l’OMC (2007). Il a également été membre non permanent du Conseil de sécurité des Nations unies (2008-2009).
6 Résolutions du VIIIe Congrès, session IX, 12 juillet 2003, et session XI, 25 octobre 2013 ; Directive n° 09/CT/TW, 1er décembre 2011 ; Décret gouvernemental n° 06/2014/ND-CP, 21 janvier 2014
7 Directive n° 29-CT/TW, 14 février 1998 ; Résolution n° 14-NQ/TW du Ve Congrès (session X), 30 juillet 2007 ; Résolution n° 12-NQ/TW du IVe Congrès (session XI), 16 janvier 2012
8 La Résolution n° 33-NQ/TW du IXe Congrès (session XI), 9 juin 2014, renouvelle la Résolution n° 5 de 1998.
9 Directive n° 6-CT/TW (session X), 7 novembre 2006 ; Directive n° 03-CT/TW (session XI), 14 mai 2011 et Directive n° 5-CT/TW (session XII), 15 mai 2016
10 Le Journal télévisé du 13 février 2010 naturalise ce culte par un récit poétique : « Depuis la nuit des temps, les Vietnamiens ont vénéré la Sainte-Mère et présenté l’encens sur son autel. Aujourd’hui, ils installent à côté de la Sainte-Mère l’autel du Président Hô Chi Minh. »
11 L’« Esquisse de la culture vietnamienne », rédigée par Trường Chinh en 1943, soulignait déjà le caractère « national » de la culture.
12 De multiples projets et travaux de recherche sur l’origine du peuple Viêt depuis 1954 furent publiés dans les revues scientifiques ; leur circulation s’effectua dans le cercle étroit des chercheurs marxistes et des dirigeants politiques.
13 Bien que le Komintern ait adopté la politique de collaboration des classes lors de son VIIe Congrès de 1935, la question nationale reste un thème irritant qui divise les mouvements communistes internationaux.
14 Huynh Kim Khanh défend la thèse sur le greffage de l’idéologie communiste et du patriotisme dans le mouvement anticolonial et indépendantiste au Vietnam au XXe siècle ; voir : Huynh (1982).
15 Les Kinh comptent pour plus de 80 % de la population totale. Le régime reconnaît 53 autres ethnies minoritaires. Sur les 18 patrimoines reconnus, seuls deux sont issus des groupes minoritaires : la culture des Gongs (communautés ethniques des Hauts-Plateaux du Centre) et le sanctuaire Mĩ Sơn des Cham.
16 Cf : Bauer (1974), Armstrong (1982), Weber (1971).
17 Cf : Barth (1995) et Plamenatz (1976).
18 Circulaire n° 2662/BVHTTDL-MTNATL, 8 juillet 2014 : « Ne pas utiliser les symboles, les produits, les objets sacrés non conformes aux coutumes pures et aux belles mœurs du Vietnam ».
19 Reportage intitulé « Élimination des objets sacrés étrangers des vestiges culturels », JT du 8 novembre 2014.
20 Discours intitulé « Saisir les opportunités, valoriser la force du peuple, protéger les intérêts nationaux, faire avancer la nation » (JT du 21 février 2015)
21 Lạc Hồng désigne les figures mythiques des origines du peuple vietnamien.
22 Il s’agit de la structure tripolaire de contrôle (Parti, État, Police). La presse privée n’est pas autorisée selon la Loi sur la presse (de 1989, 1999 et 2016). Sur le système médiatique du Vietnam et la VTV, voir nos études : Nguyen, 2014, et Nguyen-Pochan, 2015.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Thi Thanh Phuong Nguyen-Pochan
Doctorante du CEMTI – Université Paris VIII Vincennes-Saint Denis. Courriel : thanhphuong@gmail.com