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QUESTIONS DE RECHERCHE

Florent Favard

Le transmedia storytelling est-il soluble dans la narratologie ?

Article

Texte intégral

La narratologie, encore « immature » face aux nouveaux récits

1Si la narratologie – telle qu’on la connaît sous ce nom – a déjà plus d’un demi-siècle, Marie-Laure Ryan et David Rudrum s’opposaient encore, en 2006 dans les pages de la revue Narrative, sur les enjeux d’une définition du récit. Au fil d’un débat animé portant notamment sur la notion de narrativité – sur ce qui fait un récit – et sur la valeur heuristique d’une définition, Ryan et Rudrum articulent aussi une discussion fondamentale sur le prototype à choisir pour appréhender le récit. S’appuyant sur une métaphore de Fotis Jannidis, Ryan admet qu’il existe des formes prototypiques de récits, et des formes plus atypiques qui pourraient échapper à une définition trop restrictive, de même que si le rouge-gorge est identifiable comme un oiseau, un pingouin ou une autruche ne seront peut-être pas rangés intuitivement dans cette catégorie1. Rudrum soulève une question intéressante : qui détermine quelles formes de récits sont prototypiques ? Un rouge-gorge est à coup sûr identifiable comme un oiseau pour quelqu’un vivant dans une région tempérée, mais pour qui vit en Antarctique, le pingouin est l’oiseau prototypique par excellence2.

2Refusant toutefois la position d’agnostique narratologique de Rudrum, Ryan choisit d’esquisser une définition, dont elle explique qu’elle est perfectible et qui, plutôt que fixe, se présente comme scalaire ; chaque narratologue peut ainsi, théoriquement, se situer sur cette échelle de plus en plus discriminante :

  • Un récit concerne un monde peuplé d’agents individualisés.

  • Ce monde doit être situé chronologiquement et subir des changements d’état.

  • Ces changements d’état doivent être causés par des événements externes, pas par une évolution naturelle (comme le fait de vieillir).

  • Certains des agents participant à ces événements doivent être humains ou anthropomorphisés, et avoir une vie mentale [une conscience, une intelligence, une intimité, …] et réagir émotionnellement aux états du monde.

  • Certains des événements doivent être des actions volontaires de la part des agents, c’est-à-dire que les agents doivent être motivés par des conflits et leurs actions orientées vers leur résolution.

  • La séquence des événements doit former une chaîne causale unifiée et mener vers une clôture [ici, je n’utilise pas le terme spécifique de « dénouement » pour traduire « closure »].

  • Certains des événements ne doivent pas être anodins.

  • Les événements doivent se produire objectivement dans le monde fictionnel.

  • L’histoire doit avoir un sens (« the story must have a point »)3.

3Une telle définition s’éloigne des conceptions canoniques (et plus restrictives) de la narratologie classique, structuraliste, du siècle dernier. Initiée dans les années 1960 par Gérard Genette, Tzvetan Todorov ou encore Claude Bremond, à partir de travaux plus anciens comme ceux des formalistes russes (parmi eux, Vladimir Propp et sa Morphologie du conte), la narratologie classique a encore de « beaux restes » théoriques. Le Discours du Récit de Genette, notamment, renferme toujours des notions fondamentales sur la temporalité du récit ou la focalisation ; la Logique des possibles narratifs esquissées par Claude Bremond évoque de façon troublante les développements plus récents de la narratologie cognitiviste, qui exploite aussi cette logique de la virtualité des actions en s’inspirant notamment de l’intelligence artificielle.

4Si la narratologie classique a su incarner si longtemps le porte-drapeau de l’étude du récit, c’est aussi parce qu’elle est parvenue à s’exporter de la littérature vers le cinéma, notamment via les travaux d’André Gaudreault, Christian Metz ou encore Roger Odin ; mais au-delà d’un fort attachement (critiquable) à la forme écrite, elle est généralement beaucoup plus adaptée aux formes closes et canoniques du récit que sont les romans ou les films, qu’elle ne l’est face aux formes ouvertes et nouvelles, telles que les séries télévisées et les comics ; les jeux vidéo, où intervient l’interaction humain-machine ; les fictions hypertextes ; ou encore le transmedia storytelling. Ainsi que l’explique Gérald Prince, la narratologie, « si elle est déjà vieille, est encore très immature4 ».

5Ce faisant, on ne peut que suivre Ansgar Nünning lorsqu’il détaille la confrontation nécessaire de la narratologie classique à d’autres formes narratives que le roman ou le film, meilleur moyen selon lui de réviser et étendre ses modèles et terminologies5 : il ne s’agit pas de rejeter en bloc les outils structuralistes, mais de conserver ceux qui fonctionnent au-delà de la barrière des formes et des médias, dans une perspective transmédiatique telle que celle qu’esquisse David Herman. Ce dernier explique que si les récits ne sont pas indépendants du média qui les véhicule, ce rapport de dépendance est variable et complexe6. Les narratologies post-classiques, puisqu’il faut bien parler au pluriel, sont le fruit de ces évolutions parfois radicales depuis plusieurs décennies, notamment parce qu’elles ont contextualisé leurs approches du récit, et se sont intéressées à d’autres formes narratives moins prototypiques, ou nouvelles.

Qu’en est-il du transmedia storytelling ?

6Si l’on suit la définition désormais canonique d’Henry Jenkins, qui mentionne explicitement une histoire, « a transmedia story unfolds across multiple media platforms, with each new text making a distinctive and valuable contribution to the whole7 ». Mais, en termes narratologiques, l’usage de story pose déjà problème en ce que les différentes parties ne se présentent pas systématiquement comme les différentes séquences d’une seule histoire unifiée, comme les étapes d’une intrigue dont les interprètes anticipent le déroulement. Même l’exemple canonique de Jenkins, l’univers transmédia tissé autour de la trilogie Matrix (Lana et Lilly Wachowski, 1999, 2003) forme effectivement une expérience unifiée, mais ne peut pas être décrit (puisque c’est là l’objectif de la narratologie) comme une seule histoire, comme une seule séquence causale d’événements. Certes, le jeu vidéo Enter the Matrix (Shiny Entertainment, 2003) complète le second film, The Matrix Reloaded ; en revanche, le statut des courts-métrages d’animation réunis sous la bannière Animatrix (Chung et al., 2003) varie, car si certains font office de « préquelle » (Final Flight of the Osiris amorce The Matrix Reloaded, The Second Renaissance explique la révolte initiale des machines, …), d’autres se libèrent du carcan de l’intrigue principale pour explorer le monde fictionnel à leur façon. Ainsi, notamment, de World Record et son athlète tellement « dans la zone » qu’il prend conscience d’être dans la Matrice, ou de Beyond et sa « maison hantée » qui s’avère être un bug de la Matrice. Non seulement Matrix est constitué de parties qui ont chacune leur unité narrative (un cas de figure qui ne contrevient pas à la définition de Jenkins) mais de surcroît elles ne participent pas toutes d’une seule chaîne causale ; ce qui les lie entre elle est plutôt la description d’un même monde fictionnel.

7C’est ici que l’une des avancées majeures de la narratologie post-classique peut permettre une exploration de la narration transmédia : la théorie des mondes possibles appliquée à la fiction, telle qu’elle a depuis longtemps été détaillée par Lubomír Doležel, Thomas Pavel ; telle qu’elle est peu à peu reformulée par Marie-Laure Ryan notamment. Si la théorie des mondes possibles appliquées à la fiction a ses racines dans la logique et la philosophie, elle offre un cadre descriptif fascinant, intuitif et très adapté aux fictions transmédiatiques.

8Thomas Pavel, un de ses pionniers, souligne qu’un monde fictionnel et le monde réel forment ensemble une structure duelle, avec le monde fictionnel, la structure « secondaire », superposée à une structure « primaire », le monde réel. Il nomme « structure saillante » une configuration dans laquelle le monde fictionnel, secondaire, comporte des éléments qui n’ont « aucun correspondant dans le monde primaire », dans le monde réel. Pour illustrer cette notion, Pavel tisse une analogie entre structures religieuses et fictionnelles, arguant avec raison qu’elles fonctionnent selon un schéma similaire : dans le rite catholique, l’hostie (monde réel) est le « corps du Christ » (monde religieux), mais Dieu lui-même n’a pas d’équivalent dans le monde réel8. Dans la fiction qu’est la série Lost (ABC, 2004-2010), la ville de départ du vol 815, Sydney, existe bel et bien dans le monde réel ; en revanche, l’île mystérieuse sur laquelle l’avion s’écrase n’a aucun équivalent sur nos cartes géographiques. Pavel distingue cette situation « existentiellement novatrice », celle de la structure saillante, de son opposée, la situation « existentiellement conservatrice », dans laquelle monde réel et monde fictionnel, en quelque sorte, s’alignent parfaitement. Le monde fictionnel, par définition incomplet par rapport au monde réel, n’en est pas moins composé, dans la situation existentiellement conservatrice, d’éléments qui ont tous leur correspondant dans le monde réel. Cette notion d’incomplétude est plus largement explorée par Lubomír Doležel, qui distingue l’explicite (des données sur le monde fictionnel sont révélées, des événements actualisés) ; l’implicite qui concerne des données suggérées (parfois des évidences que le récit n’a pas besoin de souligner, parfois des indices sur des développements ultérieurs…) ; enfin le degré zéro, l’absence de données sur un élément du monde9.

9Ce cadre descriptif permet par exemple de décrire le contenu transmédiatique de Lost, qui en plus d’une série télévisée, œuvre-mère, déploie des romans, des jeux vidéo, et plusieurs jeux de piste sur internet (des alternate reality games). Lorsque, à l’occasion de ces ARGs, les équipes de production montent des événements surprise durant la San Diego Comic Convention, impliquant tantôt des acteurs jouant le rôle de scientifiques de la mystérieuse organisation DHARMA, tantôt les scénaristes eux-mêmes, la grande réflexivité du dispositif peut être décrite comme une collision entre structure primaire et secondaire (au-delà de l’image, liée au théâtre, du « quatrième mur »). Mais surtout, les différentes parties du dispositif transmédia qui alimentent le monde fictionnel peuvent être conçues non pas (seulement) comme des parties de l’intrigue, mais plus largement comme participant de la saturation du monde fictionnel : si toutes les parties n’alimentent pas l’intrigue, en s’éloignant de l’île et des enjeux de la série, elles rendent explicites de nouveaux éléments d’un vaste monde fictionnel.

10Les œuvres satellites qui orbitent de la série Lost et nourrissent son univers transmédiatique posent aussi un autre problème qui ne peut pas être résolu par une vision « unifiée » et structuraliste du récit : le fait que nombre de ces œuvres satellites sont produites par des tiers et ont souvent pour seule fonction de « faire patienter » les fans : Jason Mittell parle ainsi de « transmédia déséquilibré10 ». Pire, ces satellites peuvent entrer en contradiction avec l’œuvre-mère, comme c’est le cas de nombreux ARG de Lost, dont la canonicité est discutée autant par les fans que par les scénaristes de la série. Les chiffres maudits qui hantent le personnage de Hurley reçoivent par exemple deux explications contradictoires, l’une, finalement mise de côté, dans le premier ARG (The Lost Experience) ; l’autre, canonique, évoquée tard dans la série. Il n’y a contradiction que si l’on envisage une expérience transmédia aussi dispersée et progressive que celle de Lost comme « unifiée ». En revanche, si l’on envisage le transmedia storytelling dans le cadre de la transfictionnalité, tel que le propose Christy Dena à la suite de Marie-Laure Ryan11, alors les ARGs qui entourent Lost peuvent être perçus comme des transfictions au sens de Richard Saint-Gelais : ils réemploient le même monde fictionnel, ou plutôt, le même « über-monde fictionnel » pour reprendre les termes de Dena, mais font vivre à ce même über-monde des transformations qui transgressent la continuité établie par la série, qui prolongent la fiction au-delà des limites de l’œuvre-mère ; pour Dena, le transmedia storytelling est un phénomène transfictionnel. Il n’y a plus alors contradiction au sens strict du terme, mais, dans un cadre transfictionnel, un phénomène ludique (assumé ou pas par les instances auctoriales) qui démultiplie le monde fictionnel de façon kaléidoscopique.

11En un sens, la transfictionnalité et la théorie des mondes possibles appliquée à la fiction sont les deux cadres les plus aptes à décrire la narration transmédia, en ce qu’ils s’affranchissent d’une focalisation sur la seule séquence narrative d’une fiction close et offrent des outils aptes à explorer des dispositifs qui visent à saturer un monde fictionnel de façon ludique. Il n’est pas pour autant question d’abandonner une vision séquentielle du récit, notamment lorsqu’un dispositif transmédia se déploie « dans un certain ordre » ; mais il est aujourd’hui fondamental de s’interroger sur la nature même de ces nouveaux dispositifs, et la façon dont ils s’éloignent des prototypes narratifs canoniques, nous offrant ainsi un nouveau regard sur la nature du récit.

Notes

1 RYAN, Marie-Laure, « Semantics, Pragmatics, and Narrativity: A Response to David Rudrum », Narrative, vol. 14, n° 2, mai 2006, p. 195, note de fin de document n° 5.

2 RUDRUM, David, « On the Very Idea of a Definition of Narrative: A Reply to Marie-Laure Ryan », Narrative, vol. 14, n° 2, mai 2006, p. 204, note de fin de document n° 9. Il est dommage que l’un des aspects les plus vitaux du débat ne soit traité qu’en marge de la discussion.

3 RYAN, Marie-Laure, « Semantics, Pragmatics, and Narrativity: A Response to David Rudrum », Narrative, vol. 14, n° 2, mai 2006, p. 194. Ma traduction ne rend pas, cependant, l’ambiguïté entre histoire (ce qui est raconté, le contenu) et récit (comment cela est raconté, le contenant) en anglais dans le texte original.

4 PRINCE, Gerald, « On Narratology: Criteria, Corpus, Context », Narrative, vol. 3, n° 1, 1995, pp. 73-84, p. 75.

5 NÜNNING, « Narratologie ou narratologies ? », in PIER, John (dir.), BERTHELOT, Francis (dir.), Narratologies contemporaines : approches nouvelles pour la théorie et l’analyse du récit, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2010, p. 25.

6 HERMAN, « Toward a Transmedial Narratology », in RYAN, Marie-Laure (dir.), Narrative across Media : The Languages of Storytelling, Lincoln, Londres, University of Nebraska Press, 2004.

7 JENKINS, Henry, Convergence Culture : Where Old and New Media Collide, Londres, New York, NYU Press, 2006, 2008, pp. 97-98.

8 PAVEL, Thomas, Univers de la fiction, Paris, Éditions du Seuil, 1988 (version remaniée et traduite par l’auteur de Fictional Worlds, Harvard University Press, 1986), pp. 76 et suivantes.

9 DOLEŽEL, Lubomír, Heterocosmica : Fiction and Possible Worlds, Baltimore, Londres, John Hopkins University Press, 1998, pp. 181 et suivantes.

10 MITTELL, Jason, Complex TV : The Poetics of Contemporary Television Storytelling, New York, Londres, New York University Press, 2015, p. 303.

11 DENA, Christy, Transmedia Practice : Theorizing the Practice of Expressing a Fictional World across Distinct Media and Environments, dir. Gerard Goggin, thèse de doctorat, University of Sydney, 2009, p. 119.

Pour citer ce document

Florent Favard, «Le transmedia storytelling est-il soluble dans la narratologie ?», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 12-Varia, QUESTIONS DE RECHERCHE,mis à jour le : 11/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=404.