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DOSSIER

Stéphane Dufour

Le sacré au prisme du sensible

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Texte intégral

1L’extension du domaine du sacré en dehors de la sphère religieuse est désormais suffisamment étayée et admise pour ne plus saisir le sacré différentiellement par rapport au modèle religieux mais un peu plus essentiellement (Dufour, Boutaud, 2013). Cependant, la diversité des conceptions du sacré qui se sont multipliées depuis un siècle dans les sciences humaines et sociales atteste de la difficulté à appréhender conceptuellement une notion à la fois subjective et objective qui procède d’une expérience sensible complexe, avec des croyances métaphysiques et spirituelles. Entre des recherches aux orientations multiples et variées, spiritualistes, ethnographiques en passant par celles plus psychologiques, nous cherchons à mettre en évidence la condition sensible du sacré, sa prise de forme et donc, in fine, sa prise de sens.

2La question de départ est celle de savoir comment le sacré vient aux choses, comment il s’investit dans un élément qui devient par-là même sacré. Poser la problématique en termes d’investissement ou de projection révèle déjà un postulat épistémologique et presque philosophique. En effet laisser entendre et, par cette forme assertive, finalement affirmer que le sacré vient aux choses, autrement dit qu’il suivrait un processus dynamique d’investissement, réfute ipso facto le point de vue immanentiste selon lequel une chose est sacrée parce qu’elle a toujours déjà été sacrée. Il provient moins d’une puissance interne souveraine à la chose que d’un mouvement, d’une force extérieure, selon Roger Caillois. Pour son compagnon de route au sein du Collège de sociologie, Georges Bataille, le caractère sacré n’est pas une réalité substantielle à l’épreuve du temps mais un instant privilégié trouvé au hasard d’une quête. Partant de cette désubstantialisation, Georges Bataille, en qui François Laplantine (2005) reconnaît l’un des précurseurs de l’anthropologie du sensible, ouvre précisément la voie à une pensée sensible du sacré. « Une telle disjonction du sacré et de la substance transcendante ouvre soudain un champ nouveau […], dans lequel il est possible d’entrer, à l’agitation qui s’est emparée de l’esprit humain vivant. Car si le champ du sacré est accessible, il ne peut être question pour cet esprit de ne pas franchir l’enceinte » (Bataille, 1970, p. 563). Dans l’œuvre de cet auteur inclassable, le sacré n’apparaît plus comme une chose matérielle devant laquelle l’inclination est rituellement programmée mais comme « un moment privilégié d’unité communielle » (Bataille, 1970, p. 562). Autrement dit le sacré est d’abord une expérience intensément vécue. Cette dimension sensible du sacré se montre également intimement liée à la dimension sensorielle (Boutaud, Dufour, 2012), dont Mircea Eliade a remarqué de longue date l’importance dans l’histoire religieuse et des croyances : « Il n’existe pas d’expérience religieuse sans l’intermédiaire des sens […]. En d’autres termes, partout dans l’histoire religieuse de l’humanité, l’activité sensorielle a été valorisée en tant que moyen de participer au sacré et d’atteindre le divin » (Eliade, 1954, p. 70-71).

3Penser le sacré au prisme du sensible, qui a l’ambition de le saisir en-deçà du sens articulé, implique conséquemment de marquer une distance avec des méthodes sociologiques par trop catégorielles et classificatoires dont l’approche consiste surtout à le circonscrire en éléments tangibles bien définis pour mieux le cerner. Des études principalement monographiques qui procèdent à un découpage du sacré instancié en objets repérables tendent, par la répétition d’un terrain ethnographique à l’autre, à les instituer et, par là même, à les figer en signes pour ne pas dire en stéréotypes du sacré. Nous devons reconnaître notre dette à l’égard de François Laplantine, théoricien de l’anthropologie modale, qui appelle à sortir de ce mode de connaissance qui, selon lui, procède par coupe franche dans le réel, y établit des frontières imperméables autour de pôles signifiants et divise là où le sensible est avant tout continuité. Il suffit de rappeler les processus de sacralisation, et son pendant presque symétrique de désacralisation, l’éclipse du sacré, les tentatives de son anéantissement par la profanation, ses résurgences multiples pour admettre que le sacré circule, apparaît, se dérobe ou se retire au gré des subjectivités, du vécu, des sensibilités. Ainsi, entre les deux pôles extrêmes du spectre de sa stabilisation, dont l’un serait le signe arrêté qui fige (temporairement) le sens, et l’autre qui serait son absence sur la scène sociale, comme des sociétés dans lesquelles il semble, tout au moins au premier abord, en voie de disparition, le sacré se découvre fluctuation, évolution, transformation et métamorphose.

4Un vaste espace de recherche s’ouvre alors entre les deux polarités qui conduit à reconsidérer le principe dialectique qui structure toute une pensée du sacré. Au regard du sensible, le sacré relève moins d’une logique catégorielle (quelque chose est sacré ou ne l’est pas, donc profane) que d’une logique graduelle (quelque chose est sacré avec ou malgré des nuances et des variations). Il se forme et circule dans l’entre-deux : entre le sacré et le profane il y a le profané, le désacralisé qui ressortissent tantôt du côté du sacré, tantôt du côté du profane mais jamais sans reste. Ils gardent en eux la sourde trace de leur provenance. Le désacralisé, par exemple, se comprend non pas comme du profane, ce qu’il est pourtant devenu, mais comme quelque chose dont le sacré s’est retiré ou qui lui a été ôté. Ces termes se profilent sur le mode du « ça a été », pour reprendre le noème de Barthes. Il convient alors d’être attentif à ce qui relève non pas seulement de dispositions, de position d’éléments par rapport aux autres, mais de croissance, de maturation et de déclin.

5Reste la question de savoir comment une force énergétique fluctuante comme le sacré peut se convertir en signification. Le mode sensible par lequel le sacré se manifeste et se perçoit intuitivement se heurte inévitablement à la question de la signification, question que Georges Bataille avait d’ailleurs ignorée, convaincu qu’une expérience ne pouvait rester qu’une sensation éphémère impossible à figer dans les entrelacs du sens. Plusieurs approches sont susceptibles d’apporter des éclairages sur la prise de sens de ce sacré sensible. La philosophie de Paul Ricœur qui, selon son expression, a « greffé de l’herméneutique sur la phénoménologie », et la sémiotique, qu’elle mobilise les ressources du langage, ou qu’elle s’en émancipe (Landowski, 2004 ; Boutaud, 2007), proposent différentes manières pour le sensible de faire sens et de se communiquer.

6L’intention de révéler la dimension sensible du sacré s’inscrit bien dans le champ des sciences de l’information et de la communication puisque, se nourrissant de leur pluridisciplinarité, il s’agit de comprendre comment une dimension ou une valeur abstraite peut prendre forme, prendre corps à la fois perceptible et signifiant dans une relation sociale et se partager de différentes manières.

Bibliographie

Bataille Georges, « Le sacré », in Œuvres complètes, tome 1, Paris, Gallimard, 1970, p. 559-563.

Boutaud Jean-Jacques et Dufour Stéphane, « Le sacré en son terroir : la communication des maisons de champagne », in Lardellier P. et Delaye R. (dir.), Enterprise et sacré, Paris, Hermès-Lavoisier, 2012, p. 377-391.

Boutaud Jean-Jacques, « Du sens, des sens. Sémiotique, marketing et communication en terrain sensible », Semen, n° 23, 2007, http://semen.revues.org/5011.

Dufour Stéphane, « Le sacré, parcours d’une notion sensible », in Boutaud J.-J. (dir.), Sensible et communication. Du cognitif au symbolique, Londres, ISTE Éditions, 2015, p. 91-107.

Dufour Stéphane, « La parresia : le Verbe et la vérité. L’évangélisation selon le pape François », in Bratosin S. et Tudor M. (dir.), Espace public et communication de la foi, Iarsic, 2014, p. 137-149.

Dufour Stéphane et Boutaud Jean-Jacques, « Extension du domaine du sacré », Questions de communication, n° 23, 2013, p. 7-29.

Dufour Stéphane, « Secret, silence, sacré. La trinité communicationnelle de l’Église catholique », Essachess, vol. 6, n° 2(12), 2013, p. 139-150.

Dufour Stéphane, « Les marques sont-elles des reliques postmodernes ? Regard sur les nouveaux objets sacrés », Essachess, vol. 4, n° 2(8), 2011, p. 93-103.

Eliade Mircea, « Expérience sensorielle et expérience mystique chez les primitifs », in Nos sens et Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1954, p. 70-99.

Landowski Éric, Passions sans nom, Paris, PuF, 2004, 316 p.

Laplantine François, Le social et le sensible : introduction à une anthropologie modale, Paris, Téraèdre, 2005, 220 p.

Ricœur Paul, Le conflit des interprétations, Paris, Le Seuil, 1969, 505 p.

Pour citer ce document

Stéphane Dufour, «Le sacré au prisme du sensible», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 12-Varia, DOSSIER,mis à jour le : 11/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=418.

Quelques mots à propos de : Stéphane Dufour

Université de Bourgogne, Cimeos/3S. Courriel : stephane.dufour@u-bourgogne.fr