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DOSSIER

Andrea Catellani

L’analyse sémiotique et socio-sémiotique de la communication chrétienne

Article

Texte intégral

1La tradition sémiotique et sémiologique de langue française a depuis toujours traité des objets de type religieux et sacré. Nous pensons ici, parmi les « ancêtres », à Roland Barthes et à son traitement – génial et discutable – du livret des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, fondateur des jésuites, ou aux recherches de Louis Marin sur le texte biblique et d’autres sujets liés au sacré. Plus récemment, nous pensons au centre pour l’analyse du discours religieux (Cadir) de l’université catholique de Lyon, initié par des figures comme Jean Delorme, qui approfondit depuis des décennies l’application de la sémiotique au texte biblique, et à sa revue Sémiotique et Bible. Des membres du Cadir ont participé activement au développement de l’École de Paris, le groupe de chercheurs en sémiotique réunis autour d’Algirdas Julien Greimas. Le sacré a fait surface, ici et là, dans le corpus de la recherche en sémiotique, parfois de façon indirecte via l’analyse d’images sacrées, d’objets littéraires liés au sacré, etc. Nous renvoyons aussi à la contribution de Bernard Lamizet (2011). En sortant de France, nous pensons aussi à certains travaux de Maria Giulia Dondero sur le sacré dans l’image photographique (2009), ou aux recherches de Massimo Leone (2012) et bien d’autres. Cette petite liste, qui n’a pas de prétention à l’exhaustivité, n’inclut pas évidemment les approches sémiotiques externes au monde francophone. Le manuel en anglais de Robert Yelle (2012) ou les recherches d’Ugo Volli autour du texte biblique (Turin) indiquent des directions de recherche bibliographique.

2En observant la situation française de l’extérieur, on peut avancer l’hypothèse (à vérifier) qu’une double faiblesse a limité les approches sémiotiques – sémiologiques du sacré et du religieux dans le domaine des Sic : d’un côté, la perte de vitesse de la sémiotique – sémiologie, au moins comme approche à part entière (une « discipline ») ; de l’autre, la difficulté qui existe parfois à reconnaître le religieux et le sacré comme objet d’analyse acceptable et légitime, dans le contexte de la laïcité à la française (pour recourir à une formule commode). Nous pensons que la contribution sémiotique – sémiologique du sacré et des religions est pleinement justifiée dans le contexte des Sic : l’analyse des signes dans le cadre de la vie sociale, vieux projet de Saussure, n’a pas perdu de son importance, au delà de toutes les critiques nécessaires pour dépasser les réductionnismes de type structuraliste et pour mettre la sémiotique en interaction avec d’autres approches. Les outils de la tradition sémiotique sont très pertinents pour chercher à décrypter les textualités religieuses et sacrées et leur signification probable pour les acteurs sociaux, sans oublier la récente sémiotique des passions, des pratiques et des formes de vie d’auteurs comme Jacques Fontanille. L’« épochè » sémiotique, qui demande de se concentrer sur l’objet textuel (immanence textuelle comme principe méthodologique, et non comme principe ontologique ou épistémologique), est une proposition pertinente – si elle est bien comprise – en lien avec d’autres approches.

3En quittant ce tableau très général et forcement caricatural, nous nous permettons quelques notes plus personnelles. Nous avons rédigé en 2006 une thèse en sémiotique à l’université de Bologne sur l’utilisation des images visuelles dans les livres illustrés de spiritualité produits dans le milieu jésuite entre le XVIe et le XVIIe siècle (Catellani, 2009). Nous avons ensuite approfondi l’analyse des textes illustrés de cette époque, appelée aujourd’hui « première modernité », avec une attention particulière pour l’utilisation des images visuelles, en connexion avec le texte verbal, comme outils pour nourrir et orienter la prière et la méditation (Catellani, 2007). Il s’agissait d’une analyse fondée sur les différents outils proposés par la tradition sémiotique : analyse du niveau narratif et axiologique, énonciatif, rhétorique, thématique et figuratif, plastique. Les récentes contributions de la sémiotique des passions et des pratiques ont permis de focaliser l’attention sur la façon que les textes ont de préfigurer des pratiques, d’en établir la « posologie » et d’en proposer (sur le mode verbal et visuel) la méthodologie. Pour paraphraser Lévinas, il s’agit donc de voir comment Dieu (et le sacré) vient au signe / au texte ; une approche sémiotique peut aussi contribuer à montrer comment cette textualisation entre dans le jeu des interprétations, des pratiques et des vécus. Le monde jésuite et ignatien ont toujours été pour nous un terrain central, et aimé.

4Nous croyons fermement à ce propos que la spiritualité personnelle n’empêche nullement de produire des résultats pertinents du point de vue scientifique : le nier signifierait que les scientifiques et chercheurs « croyants » seraient « moins scientifiques » et moins chercheurs que les autres, selon une approche qui serait scientiste et réductionniste – sans oublier le surplus de connaissance procuré par l’appartenance à une certaine tradition spirituelle. L’espace du discours scientifique doit donc permettre à tous ceux qui en acceptent les règles de « jouer le jeu ».

5Plus récemment, nous avons découvert des similarités saisissantes entre les textes illustrés de la première modernité et des hypertextes électroniques du XXIe siècle, comme les pistes de méditations proposées sur le site ignatien Notre Dame du Web (www.ndweb.org). Nous avons donc exploré ce site de différents points de vue. Un premier aspect a été l’analyse de la relation inter-textuelle avec les textualités de la première modernité, avec une attention quasi-archéologique au sens de Michel Foucault (Catellani, 2014 a), et le décryptage des modalités de construction hypertextuelle finalisée en vue de rendre l’image « nourrissante » pour la prière (Catellani, 2014 b) : le discours « pastoral », de pilotage spirituel. Le deuxième a été l’analyse du « mur » de prière spontanée présent sur le site, pour faire des observations sur le discours de la prière et d’autres lieux du site où la parole personnelle des visiteurs et usagers du site s’exprime, afin d’en identifier quelques traits (Catellani, 2015). L’analyse sémiotique s’est enrichie d’une interview du webmaster du site, utile pour compléter la connaissance du contexte de production du site. Cette dimension contextuelle est en effet cruciale, pour permettre l’aller-retour entre vécu et textualisation – tout en sachant qu’aucun vécu ne sera jamais atteignable (sauf avancées majeures de l’imagerie cérébrale) sans sa traduction en signes, et que donc la dimension sémiosique reste inéliminable.

6L’avenir de l’apport sémiotique au sacré et au religieux dépendra, à notre avis, de la capacité à préserver la rigueur de l’analyse des objets textuels tout en ayant la capacité de s’ouvrir à la collaboration inter-disciplinaire et à l’analyse du « contexte » culturel et social. Les approches inspirées par la tradition sémiotique-sémiologique peuvent aider à augmenter l’intelligibilité des formes sémiotiques du religieux et du sacré, au delà des frontières culturelles.

Bibliographie

Catellani Andrea, Lo sguardo e la parola, Saggio di analisi della letteratura spirituale illustrata, Florence, Franco Cesati, 2009, 290 p.

Catellani Andrea, « Pour une sémiotique de l’‘image dirigée’ dans la littérature jésuite : syncrétisme, narrativité, énonciation dans le Chemin de la vie éternelle d’Antoine Sucquet sj », in Dekoninck R., Guiderdoni-Bruslé A. (eds.), Emblemata Sacra. Rhétorique et Herméneutique du discours sacré dans la littérature en images, Turnhout, Brepols, 2007, p. 109-125.

Catellani Andrea, « Images électroniques pour la prière : sémiotique et archéologie du site ‘Notre Dame du Web’« , in Lambert F. (dir.), Prières et Propagandes. Études sur la prière dans les arènes publiques, Paris, Hermann, 2014 (a), p. 331-346.

Catellani Andrea, « Prier en ligne à partir d’images : observations sémiotiques sur le site Notre Dame du Web », MEI, Médiation & information, n° 38, 2014 (b), p. 101-112.

Catellani Andrea, « Pastorale et prière en ligne : le cas de Notre Dame du Web », in Duteil-Ogata F., Jonveaux I., Kuczynski L., Nizard S. (dir.), Le Religieux sur internet, Paris, AFSR, L’Harmattan, coll. « Religions en questions », 2015, p. 203-216.

Dondero Maria Giulia, Le sacré dans l’image photographique, études sémiotiques, Paris, Hermès-Lavoisier, 2009, 236 p.

Lamizet Bernard, « Sémiotique du sacré », Essachess, vol. 4, no. 2(8), 2011, p. 47-57.

Leone Massimo, Sémiotique de l’âme, Sarrebruck, Presses académiques francophones, 2012, 3 vols, 1 640 p.

Yelle Robert, Semiotics of Religion, New York, Bloomsbury Academic, 2012, 242 p.

Pour citer ce document

Andrea Catellani, «L’analyse sémiotique et socio-sémiotique de la communication chrétienne», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 12-Varia, DOSSIER,mis à jour le : 11/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=444.

Quelques mots à propos de : Andrea Catellani

Lasco, Université catholique de Louvain. Courriel : andrea.catellani@uclouvain.be