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DOSSIER
Le désir et le sacré dans l’image projetée
Table des matières
Texte intégral
1Comment la technique sert le sacré dans la production d’images projetées est un chapitre important de l’histoire des religions chrétiennes1. Aujourd’hui comme jadis, mais avec un taux de renouvellement infiniment plus rapide, les images dites virtuelles étonnent notre sens de la perception avec de l’encore jamais vu. Dans certaines périodes de l’histoire, ces offres d’ingénieurs et de savants sont particulièrement nombreuses et concurrentes. L’observateur qui leur est contemporain se demande alors si les dispositifs en place subsisteront ou quel nouveau procédé s’y substituera. Et il se trompe souvent. Edison pensait ainsi en 1913 que dix ans plus tard, c’est-à-dire vers 1923, toute l’instruction se ferait à l’École par le cinéma. Nous vivons aujourd’hui une période similaire de foisonnement et d’incertitude. Aussi, n’est-il pas inutile de rechercher dans le passé de semblables époques. Nous y découvrirons au passage ce que furent les moteurs de l’invention et de sa réussite sociale.
Dieu dans la projection lumineuse et Soi dans l’illusion
2Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, certains jésuites proposent l’utilisation de la lanterne magique pour la propagation de la foi, alors que, jusque-là et dans la tradition d’Ignace de Loyola, c’était le Verbe qui était convoqué, et le verbe utilisé pour le faire, ce que Marc Fumaroli a appelé « l’audiovisuel jésuite ». La Compagnie de Jésus a le sens des dispositifs. Le Ratio studiorum de 1599, qui organise scrupuleusement les études, ne parle pas de projections lumineuses, qui apparaissent vers 1640. À partir de cette période, il y a le début vraisemblable d’une concurrence de supports pour un projet identique, la propagation de la foi. C’est une hésitation technique intéressante.
Le désir de représentation parfaite
3Je voudrais tout d’abord rappeler un mythe fondateur qui relie désir, technique et image, ce mythe du potier de Sicyone que raconte Pline l’Ancien. Il préside à tout ce dont nous allons parler. Un soir, chez le potier, sont assis avec lui sa fille et son amant. La fille est triste parce que ce dernier part pour un long voyage le lendemain. La lampe à huile, sur la table, projette l’ombre de l’amant sur le mur. La fille se lève, prend un charbon dans l’âtre et dessine le contour de l’amant sur le mur. Le lendemain, le potier prend de la terre et modèle sur le pourtour dessiné par sa fille ce qui, selon Pline l’Ancien, fut le premier bas-relief. Dans ce mythe, apparaît déjà un élément fondateur : la relation entre projet, désir et technique. Le désir s’instrumentalise dans des techniques. On l’a vu déjà par rapport au désir de représenter Dieu, la divinité. Un texte d’Hérodote, puisque cela a commencé bien avant le christianisme, est intéressant à rappeler :
Au Jeux olympiques, il y avait un comité établi chaque fois pour faire exécuter par les meilleurs artistes, avec le plus grand soin, les statues et les portraits aussi exacts que possible de chacun des vainqueurs dans la lutte à la course, au ceste, ou vainqueurs dans tous les exercices. On allait jusqu’à briser celles qui ne rendaient pas parfaitement le modèle. La collection de celles qui étaient approuvées était conservée avec soin. C’est sur ces types variés de lutteurs, de coureurs, sur leurs rapports et sur leurs différences, que se modelaient les sculptures et les peintures dans l’invention de l’idéal des dieux et des héros.
4Dans les salles grecques du Louvre, une magnifique statue d’homme s’intitule Dieu ou Athlète. Ce rapport était déjà institué, là aussi, entre la divinité et la technique pour la perfection de la représentation. On retrouvera cette recherche jusqu’à une date récente de notre histoire, où mieux on représentait la nature et les personnes, plus on se rapprochait de Dieu.
Le désir de Dieu dans la projection lumineuse
5Deux acteurs sont tout à fait intéressants à ce sujet dans notre dernier millénaire : l’abbé Suger et Athanase Kircher. L’abbé Suger conçoit l’espace dans lequel pénètre le fidèle de façon à ce qu’il soit imprégné de ce qu’il appelle la claritas, une sorte de clarté, d’illumination spirituelle, qui éblouira ses sens par la luminosité du vitrail – qu’il a contribué à mettre au point – au travers duquel passe d’ailleurs la lux. Et Vasco Ronchi remarque qu’il y avait deux mots pour désigner deux lumières différentes en latin : lux, qui était la lumière spirituelle, et lumen, qui était la lumière physique. Nous avons gardé lux pour désigner l’unité de mesure de la lumière physique – même si le lumen est aussi utilisé maintenant. Pour cet homme du spectacle, la contemplation des pierres précieuses pouvait provoquer l’extase, et la projection lumineuse, qui déjà traverse la cathédrale à ce moment-là, permet de conduire celui qui les contemple des choses matérielles aux choses immatérielles. Un peu plus tard, saint Bernard aura une attitude d’ascèse tout à fait opposée. Hostile aux fastes et à l’image, n’écrira-t-il pas : « Si tu veux voir, écoute ! », comme le rappelait Marie-Madeleine Davy ?
6La maturation de l’idée de projection lumineuse pour la propagation de la foi passe par Ignace de Loyola. Ignace préconise en effet, en vue de la fortification de la foi, la formation de scènes mentales visuelles, représentant les lieux et les actions de la vie de Jésus. Les visualisations mentales, accompagnées par le directeur des Exercices spirituels, sont soigneusement pesées, construites. On peut, en remontant dans l’histoire de la spiritualité chrétienne, penser également à la force suggestive des exempla médiévaux, héritiers de la tradition rhétorique ancienne, qui, lorsqu’ils sont dits à un auditoire de fidèles, suggèrent chez eux des représentations et des projections mentales, liées notamment la vie des saints, génératrices de foi.
7Que font Athanase Kircher, et d’autres, à la suite d’Ignace de Loyola, dans les années 1640 ? Ils transposent. Kircher fait référence au soleil, au feu, et propose de remplacer le texte par l’image, l’image inscrite sur une plaque de verre, une « diapositive » qui représente de la même façon, mais cette fois-ci visuellement, ce que les évocations ignatiennes et les exempla anciens étaient censés représenter dans l’esprit. Au cours du XVIIe siècle, il y aura un nombre important d’utilisations des lanternes et des projections lumineuses pour représenter des scènes de la vie religieuse : les saints, Dieu et tout autre sujet.
8Sur quoi cette substitution a-t-elle porté ? D’abord, sur la monstration effective de ce que décrit le texte, par un dessin sur une plaque de verre. Cette monstration va loin puisqu’il ne s’agit pas uniquement de faire une description, c’est également une dé-monstration. Kircher dit : « Si tu as quatre ou cinq plaques dans le lieu obscur, quidquid volueris demonstrare potest, tu peux montrer / démontrer ce que tu veux ». Montrer / démontrer se superposent à l’époque. Si je montre Dieu, je démontre Dieu. La plaque de verre possède alors une valeur argumentative indéniable.
9Une autre caractéristique est que le dispositif fonctionne quelles que soient les conditions de lumière, c’est-à-dire le jour ou la nuit. Kircher est très précis dans ce domaine : « aut sol, aut ignis » – je ferai fonctionner cela « soit par le soleil, soit par le feu ». Le feu, c’est la lampe à huile ; le soleil, ce sont des jeux de miroir qui arrivent, par enchaînement de réflexions, jusqu’à la plaque lumineuse, la traversent, parcourent une optique qui est en général cachée dans une muraille et aboutissent sur une paroi pour former l’image attendue. François Cagnetta a retrouvé au Collège romain, à Rome, l’endroit d’une chapelle représentée par une illustration de l’Ars Magna (pour un travail malheureusement non publié) où se situait une de ces lanternes. La plaque et la projection lumineuse inaugurent ce que Bertrand Gille aurait appelé une filière technique, peuplée très vite par d’autres inventions et d’autres anticipations. Le concept de cinéma est ainsi posé en 1699, le projet en creux, par un autre religieux, Johann Zahn, qui a travaillé sur la projection lumineuse. Il remarque que, quand on regarde dans une camera obscura, on voit une personne marcher ou un oiseau voler. Comment faire pour représenter cela ? Et il construit des appareils de projection du mouvement. Ces appareils projettent par exemple un bocal rempli de vermisseaux. La lumière le traverse et on voit les vermisseaux bouger. Mais il perfectionne bien davantage la chose : il fait construire, notamment par des horlogers de Kassel, en Allemagne, des horloges transparentes. Ces horloges sont traversées, telles des plaques lumineuses, par la lumière d’une lampe à huile, si bien que les princes peuvent voir l’heure lumineuse dans leur chambre, projetée sur la paroi.
10Cette invention, cette substitution, ce passage du discours à l’image, à la projection, motivées par le désir de prouver la divinité, d’être plus proche d’elle, suscitent toute une série d’inventions qui font que le XVIIe siècle a préfiguré le cinéma bien avant le XIXe siècle. Avec François Cagnetta, nous avons proposé pour cette raison le concept d’ « archéocinéma ». Dès le début du XVIIIe siècle, les plaques animées sont mises au point : on peut projeter des moulins qui tournent, des petits bonshommes qui circulent... Les travellings, les fondus enchaînés fonctionnent et les applications se diversifient.
Le rôle central du Fantasmagore
11Une question se pose à qui étudie cette évolution ; elle est relative au personnage, le deus ex machina qui fait marcher tout cela, qu’on a appelé le « Fantasmagore », littéralement celui qui fait parler les rêves. On a peu d’informations sur l’utilisation réelle par les pères jésuites des projections lumineuses. Le premier compte-rendu dont on dispose à ma connaissance est celui d’une séance qui eut lieu en 1654 à Lyon, faite par le père Milliet de Challes, mais on connaît mal la façon de faire. On peut en avoir une idée, pour une époque plus récente, par un film qu’a réalisé une spécialiste des projections lumineuses, Françoise Levie, qui a écrit un livre remarquable sur Etienne Gaspard Robertson (1763–1837). Un film a en effet été construit, par le même auteur, à partir de bases historiques qui sont, d’une part, les mémoires de ce Robertson sur les Fantasmagories qu’il organisa sous le Directoire et, d’autre part, les rapports de police, inquiétée par ces procédés qu’elle jugeait sulfureux. Robertson est né à Liège, c’est un prêtre défroqué, un physicien qui s’est lancé au tout début du XIXe siècle dans la création de spectacles d’illusions. Le succès des séances organisées par Robertson fut tel qu’il finit par inquiéter le Directoire qui en interdit la représentation.
12Il ne faut pas oublier, comme le suggère Umberto Eco depuis longtemps, que ces images nous paraissent naïves aujourd’hui mais que, dans l’état de culture sur la technique à l’époque, elles pouvaient passer pour absolument authentiques et terrifiantes. Cela était tellement vrai que Robertson connut des provocations : on lui demanda de faire réapparaître Louis XVI. Evidemment, il refusa, mais ce procédé semblait tellement sulfureux qu’on ferma son cabinet. Robertson est certainement un des pères du spectacle moderne. Il y a des parfums, des odeurs dans le spectacle, ce qu’il n’y a toujours pas dans l’audiovisuel d’aujourd’hui. Et, ce qui est tout à fait important, ce qui nous éclaire sûrement sur les séances de projection, est ce rôle extrêmement important du Fantasmagore. Nous savons que les colporteurs jouaient ce rôle de Fantasmagore aussi.
13Que fait le Fantasmagore ? Il fait fonctionner, il règle tout le dispositif, il gère la connivence. On retrouve là le fonctionnement du rite par rapport au mythe. Le rituel de la projection renvoie au mythe, la lecture en est claire, mais encore faut-il que quelqu’un gère la connivence entre le public, le mythe, le rite et le dispositif. Et puis il faut que ce personnage empêche la déviation du sens. Nous voyons apparaître, à l’occasion d’une mutation technique, un rôle nouveau, celui de médiateur du dispositif.
Le désir de Soi dans l’illusion
14Umberto Eco, qui vient de disparaître, évoque ce processus sans fin qui conduit Homo sapiens à se duper de mieux en mieux lui-même, dans une sorte de déterminisme de l’illusion. On peut alors se demander si le désir de Soi, en pareille hypothèse, n’est autre chose qu’un désir d’illusion sur Soi que matérialisent la pose, le cadrage, le décor et, plus généralement, tous les artifices de la mise en scène. Ce qui suggère une dimension supplémentaire dans le sacré. Il y a une part de sacré relative à moi dans les icônes porteuses de mes traits.
15De nombreux évènements revêtant un caractère sacré comportent en tout ou partie des éléments matériels. Ces éléments sont constitutifs du sacré lui-même. Dans le domaine religieux, les plus sacrés si je puis dire sont directement liés à la divinité, telle la communion dans la religion catholique. Mais les exemples que nous venons de voir montent un champ d’extension considérable au seuil duquel on va trouver l’image. Un long débat eut lieu à la fin du premier millénaire sur cette question entre iconoclastes et iconodoules, les premiers récusant le caractère sacré de l’image, les seconds prônant son adoration.
Bibliographie
Levie Françoise, Étienne-Gaspard Robertson, la vie d’un fantasmagore, Longueuil et Bruxelles, Le Préambule et Sofidoc, coll. « Contrechamp », 1990, 355 p.
Perriault Jacques, Mémoires de l’ombre et du son. Une archéologie de l’audiovisuel, Paris, Flammarion, 1981, 282 p.
Perriault Jacques, « Les simulacres de lumière : une archéologie », Les cahiers de médiologie, n° 1, 1996, p. 49-57.
Perriault Jacques, « Lux et lumen » Les cahiers de médiologie, n° 9, 2000, p. 135-140.
Perriault Jacques, « Technique et religion, de Kircher à @Pontifex : questions et enjeux », entretien avec Stéphane Dufour, MEI, Médiation & information, n° 38, 2014, p. 43-55.
Notes
1 J’ai publié en 1996 une première version de ce texte dans les actes d’un colloque de l’Ina sur l’image.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Jacques Perriault
Université Paris Ouest Nanterre La Défense. Courriel : jacques.perriault@gmail.com