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DOSSIER

Gaspard Salatko

Grammaires cultuelles et convenances esthétiques du christianisme

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Texte intégral

1Le christianisme repose sur la proposition d’existence d’une altérité divine imperceptible, absolument séparée du monde des humains. En réponse à cette inaccessibilité radicale, cette tradition religieuse recourt à l’introduction d’une solution originale de mise en présence du divin fondée sur l’établissement d’une première médiation, temporellement localisée dans un passé historiquement situé. Actualisation du dieu chrétien sous forme humaine, capable de percevoir comme d’être perçu, le Christ est traité comme un humain, vivant parmi les humains, et tué par eux. La propriété d’existant non actuel attribuée à la personne du Christ est relevée par Jacques Cheyronnaud qui souligne comment, face à cette absence, la théologie chrétienne « valorise une positivité du manque », pensée non comme de l’ordre « de l’irrécupérable mais comme le lieu d’une dynamique de la précédence, de la préséance » (Cheyronnaud, 2002, p. 25).

2On peut en ce sens interroger comment – c’est à dire au moyen de quelles ressources du monde (Claverie, 2008) – les édifices catholiques contemporains sont conçus aux fins de supporter un accès au divin (Salatko, 2014 b). Cette problématique ne réfère pas seulement aux conditions de mise en œuvre d’une adresse dont l’analyse conduirait à faire état des ressources mobilisées afin d’établir une relation illocutoire, visionnaire ou onirique (Schmitt, 2001) à ces entités. Elle renvoie plus spécifiquement à la façon dont la composition du sanctuaire procède de l’accomplissement d’une économie sensible d’accès au divin (Hameline, 1997). Abordée sous perspective pragmatique, la question de la production des lieux conçus pour l’exercice public du culte suppose alors de rendre compte des modalités situées d’actualisation du dieu chrétien, constitué comme objet d’une anthropologie soucieuse de décrire le projet de la théologie plutôt que de l’exclure (Ricoeur, 1969).

3Au XXe siècle, le concile Vatican II a introduit une réorganisation de l’agencement intérieur des lieux du culte catholique (Salatko, 2013 a). Moyennant un retournement de l’autel face au collectif des « fidèles », ces aménagements supportent une morphologie spatiale du rituel qui situe désormais les clercs et les laïcs sous un rapport frontal, scopique. Pour rendre compte des formes architecturales qui caractérisent le catholicisme contemporain, la lecture du canon ecclésial – qui, en son principe, vise un « état de chose désiré » (Hérault, 1996) – permet d’établir une première caractérisation du sanctuaire et de ses objets. Selon la Présentation générale du missel romain, le sanctuaire revêt la forme d’un agencement architecturé composé d’endroits distingués au moyen d’objets que la terminologie ecclésiale distingue sous la désignation de présidence, d’assemblée, d’ambon, d’autel, de baptistère et de tabernacle. On parlera d’endroits-objets, en ce sens que les objets qui composent cet espace déterminent, au sein de celui-ci, la particularisation d’endroits spécifiant la localisation des actions cérémonielles propres à la particularisation du site où s’actualisent les accomplissements du rituel romain. Pour autant, la stricte lecture des recommandations ecclésiales, qui définissent à la fois le contenu, le cadre et les orientations des actions du rituel, ne dit rien des modalités effectives d’agencement du sanctuaire. De ce fait, il est intéressant de repérer, non plus ce que prescrivent ces partitions, mais plutôt les façons dont elles sont utilisées.

4L’analyse des modes de planification du rituel et de son lieu introduit en ce sens la possibilité de rompre avec la description hic et nunc du rituel pour adopter une posture d’observation en contexte oblique1 dont l’intérêt tient à la possibilité de saisir comment la référence à un corpus d’énoncés théologiques s’actualise dans un ensemble de situations vives ayant pour effet heuristique d’expliciter les qualités attribuées au sanctuaire et à ses composantes (Salatko, 2013 b). L’enjeu descriptif consiste alors à repérer comment les opérations de mise en contiguïté des éléments du sanctuaire tendent à stabiliser2, sous format architectural, la possibilité d’une relation entre des êtres humains (les chrétiens) et l’être divin (le dieu chrétien) dont ces derniers postulent l’existence (Salatko, 2014 a).

5Dans ces conditions, rendre compte des conceptions cultuelles du sensible implique de mobiliser une acception de l’expérience du religieux proche de celle proposée par John Dewey qui, sans dénier à ce terme sa richesse polysémique, considérait l’expérience comme relevant de l’ordre de l’interaction établie entre le sujet et son environnement3. En sorte que, d’un point de vue communicationnel, la description des opérations de mise en présence du divin suppose d’interroger les procès de mise en forme d’une atmosphère, définie comme le rapport privilégié qui s’élabore entre le site où s’opère l’actualisation du divin en même temps que sa localisation tangible et l’ensemble des perceptions culturellement disponibles (Claveyrolas, 2003, p. 365) qui conditionnent les modalités de l’expérience esthétique (Schaeffer, 2015) offerte aux orants. Envisagée sous ce rapport, l’analyse des formes ordinaires de tangibilité (Cheyronnaud, 1998) du divin suppose alors, plutôt que de tenir d’emblée les conditions d’exécution du rituel comme allant de soi, de décrire les dynamiques propres à la composition du sanctuaire. Ce terme générique renvoyant dès lors à autant de sites où les possibilités d’actions et de contemplation offertes aux présents sont orientées moyennant le dépôt des contraintes d’ordre rituel autant qu’esthétique qui confèrent au lieu la capacité de supporter l’accès au divin.

6Au-delà de la simple observation des formes architecturales caractéristiques du catholicisme contemporain, la mise en évidence des grammaires4 cultuelles et des formes de convenances esthétique du christianisme contribue ainsi à prolonger les travaux de Michel de Certeau qui, postulant que le traitement institutionnel de la croyance repose sur la nécessité fonctionnelle de prendre en charge une altérité divine imperceptible (Certeau et Domenach, 1974), montrait comment « l’institution tient la place de l’autre, organisant le croire nécessaire à produire des pratiquants », lui assignant « un rôle en premier lieu positif, qui est une fonction autorisante » (Certeau, 1985). Et, de ce point de vue, la variété des configurations d’êtres et de choses que les dispositifs cultuels chrétiens offrent à l’observation (Salatko, 2014 c) s’avère particulièrement bonne à penser puisqu’elle permet de décrire le dieu chrétien, non comme le dieu ineffable des théologiens, mais à la façon du dieu tangible des ethnologues : un « dieu-objet » (Augé, 1988) ou une « chose-dieu » (Bazin, 1986), saisissable en la variété de ses instanciations situées.

Bibliographie

Augé Marc, Le Dieu objet, Paris, Flammarion, 1988, 148 p.

Bazin Jean, « Retour aux choses-dieux », in Malamoud C. et Vernant J.-P. (dir.), Corps des dieux, Paris, Gallimard, 1986, p. 253-273.

Certeau Michel de et Domenach Jean-Marie, Le christianisme éclaté, Paris, Le Seuil, 1974, 118 p.

Certeau Michel de, « Le croyable ou l’institution du croire », Semiotica, tome 54, vol. 1-2, 1985, p. 255-266.

Cheyronnaud Jacques, « Homines pestilentes », Communications, vol. 66, n° 1, 1998, p. 41-64.

Cheyronnaud Jacques, Musique, politique, religion. De quelques menus objets de culture, Paris, L’Harmattan, 2002, 205 p.

Claveyrolas Mathieu, Quand le temple prend vie. Atmosphère et dévotion à Bénarès, Paris, CNRS, 2003, 415 p.

Conein Bernard et Jacopin Eric, « Les objets dans l’espace. La planification dans l’action », Raisons pratiques, n° 4, 1993, p. 58-84.

Dewey John, L’Art comme expérience [1934], trad. Jean-Pierre Cometti, Christophe Domino, Paris et Fabienne Gaspari, Gallimard, 2010, 596 p.

Frege Gottlob, Écrits logiques et philosophiques, trad. Claude Imbert, Paris, Le Seuil, 1971, 233 p.

Hameline Jean-Yves, Une poétique du rituel, Paris, Le Cerf, 1997, 215 p.

Hérault Laurence, « Décrire les rites. Pratiques d’ethnologues, pratiques d’ecclésiastiques », Gradhiva, n° 19, 1996, p. 39-48.

Lemieux Cyril, Le Devoir et la grâce, Paris, Économica, 2009, 246 p.

Ricœur Paul, « Sciences humaines et conditionnement de la foi », Dieu aujourd’hui, Paris, 1969, p. 147-156.

Salatko Gaspard, « La question de la mise en espace du sanctuaire dans la revue L’Art sacré (1954-1969) », Archives de sciences sociales des religions, n° 166, 2014 (a), p. 269-286.

Salatko Gaspard, « Décrire le sanctuaire comme opérateur de mise en présence du divin », MEI, Médiation & information, n° 38, 2014 (b), p. 153-166.

Salatko Gaspard, « Ne regardez pas la caméra. Priez ! », in Lambert F. (dir.), Prières et Propagandes. Études sur la prière dans les arènes publiques. Suivi du livre I de La Prière de Marcel Mauss, Paris, Hermann, coll. « Cultures numériques », 2014 (c)p. 315-330.

Salatko Gaspard, « Une gestion plurielle de l’appareil commémoratif chrétien », Culture & Musées, n° 22, 2013 (a), p. 191-209.

Salatko Gaspard, « La symbolique du lieu à l’épreuve de l’expérience rituelle », in Bratosin S. et Tudor M.-A. Actes du colloque international Communication du symbolique et symbolique de la communication dans les sociétés modernes et postmodernes coordonné, ORC Iarsic – Essachess, 8-9 novembre 2012, Béziers, Iasi (Roumanie), Institutul European, coll. « Colloquia » (13), 2013 (b), p. 489-496.

Schaeffer Jean-Marie, L’Experience esthétique, Paris, Gallimard, 2015, 366 p.

Schmitt Jean-Claude, Le corps, les rites, les rêves, le temps, Paris, Gallimard, 2001, 453 p.

Notes

1 Selon Gottlob Frege un contexte oblique ou indirect instruit des énoncés dont la formulation relève de la connaissance ou de la croyance d’un agent (Frege, 1971).

2 Entendre par là opérer des « actions de dépôt de contraintes dans le monde » (Conein et Jacopin, 1993, p. 61).

3 L’expérience étant dès lors à comprendre comme « le résultat, le signe et la récompense de cette interaction entre l’organisme et l’environnement qui, lorsqu’elle est menée à son terme est une transformation de l’action en participation et en communication » (Dewey, 2010 [1934], p. 60).

4 La notion de grammaire étant ici entendue au sens de Cyril Lemieux comme « l’ensemble des règles à suivre pour être reconnu dans une communauté comme sachant agir et juger correctement » (Lemieux, 2009, p. 21).

Pour citer ce document

Gaspard Salatko, «Grammaires cultuelles et convenances esthétiques du christianisme», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 12-Varia, DOSSIER,mis à jour le : 11/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=450.

Quelques mots à propos de : Gaspard Salatko

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