Aller la navigation | Aller au contenu

DOSSIER

Gustavo Gomez-Mejia

La conversion religieuse des formats numériques

Article

Texte intégral

1L’amphibologie du mot « conversion », qui renvoie aussi bien au numérique qu’au religieux, peut nous permettre de réfléchir ici aux liens contemporains qui se nouent entre ces deux domaines. Force est de constater qu’à l’époque de la « grande conversion numérique » postulée par Milad Doueihi (2008), certains internautes s’emploient à « convertir » eux-mêmes certains formats numériques généralistes pour exprimer leurs croyances religieuses. En ce qui me concerne, en tant que chercheur sémio-sensible travaillant sur des corpus internet, j’ai pu étudier en détail deux cas précis qui relèvent de ce type de conversions : d’une part, la transformation des pages « fan » de Facebook en espaces d’un culte voué à sainte Rita de Cascia (2011) ; d’autre part (2015), l’adaptation du couple « mail + pièce-jointe » à l’envoi de fichiers Powerpoint « chrétiens » dans la pratique latino-américaine des « chaînes religieuses » (cadenas religiosas). Par-delà leur apparence anecdotique, chacun de ces deux exemples illustre la rencontre d’un spectre de croyances avec un système de contraintes techniques qu’il convient d’interroger dans sa matérialité. Dans quelle mesure un « réseau social », une messagerie ou un diaporama numérique peuvent-ils jouer un rôle de support ou de médiation du religieux ? Du point de vue des recherches en sciences de l’information et de la communication, de tels objets, issus d’un internet dit « vernaculaire » (Howard, 2008) peuvent inspirer différents types d’éclairages épistémologiques.

L’apport d’une historicité religieuse face aux ‘ruptures’ numériques

2Là où certains discours d’escorte placeraient la rencontre du numérique et du religieux sous le signe de l’innovation (cyber-religion, spiritualité 2.0), les études menées sur ces terrains m’ont conduit a contrario à découvrir des pratiques chrétiennes fort anciennes. Dans le cas des fan pages pour sainte Rita, les bornes chronologiques de sa « vie exemplaire » (1381-1457) contrastaient nécessairement avec la nouveauté apparente du « réseau social » Facebook. Ces mises en tension imposent sur le plan épistémologique une réflexion sur l’historicité et les conditions de possibilité des phénomènes religieux étudiés. Pour le cas de sainte Rita, ce qui peut relier des faits aussi anciens à des pratiques ultra-contemporaines renvoie bien sûr à l’institutionnalisation définitive de son culte par l’Église catholique (1900), mais aussi et surtout à la persistance populaire de sa figure au travers d’une série de récritures hagiographiques (Certeau, 1975). Au carrefour sémantique du sacralisable (αγιος) et du scriptible (γραφία), des hagiographies anciennes ont stabilisé un récit, une iconographie et une spécialité (« patronne des causes désespérées ») : autant de matériaux qui sont au fondement de l’adaptation d’un culte sous forme de « fan page ».

3Dans le cas des chaînes religieuses latino-américaines, un détour historique analogue permet de comprendre la circulation de ces mails non pas comme des épiphénomènes de l’ère du spam mais comme des pratiques épistolaires héritières des Himmelsbriefe apocryphes qui remontent au VIe siècle et d’autres « chaînes magiques » envoyées par la poste d’autrefois (VanArsdale, 1998). Nova et vetera, pourrions-nous dire chaque fois que l’approche des objets numériques religieux en Sic se prête volontiers à des réflexions inscrites dans le temps long. En diachronie, ces contrastes heuristiques entre le nouveau et l’ancien nous invitent à penser les « matrices culturelles » archaïques des « formats industriels » actuels (Martin-Barbero, 2003) ou ce que d’autres appelleraient des problématiques de « remédiation ».

La cristallisation sémio-technique et socio-symbolique des croyances

4Quand on regarde de près les écrans, qu’est-ce qui fait concrètement qu’un banal réseau social, un mail ou un diaporama numérique en vienne à cristalliser des croyances ayant trait à la transcendance ? Le verbe cristalliser insiste ici sur l’importance d’observer la matérialité des « objets, des signes et des pratiques des médias informatisés » (Souchier, Jeanneret, Le Marec, 2003). Dans le cas des exemples religieux étudiés, la cristallisation des croyances à l’écran est rendue possible par le couple que forment des dispositifs sémio-techniques (pages fan, courriels, Powerpoints) et des pratiques sociales d’appropriation par des internautes chrétiens. Comment se négocie donc la conversion des cadres standardisés et des formes logicielles à un usage collectif spécifiquement religieux ? À la base de ces cristallisations de croyances sur des supports technologiques qui pourraient paraître aberrants, on peut envisager trois strates successives.

5En premier lieu, il convient d’observer les modalités de requalification d’un cadre d’écriture prescrit par les dispositifs numériques : d’une part, on peut interroger le fait que certaines catégories des pages « fan » (artiste ou personnalité publique / cause ou communauté) en viennent à être retenues comme étant pertinentes pour l’inscription de sainte Rita sur Facebook ; d’autre part, du côté des chaînes religieuses, on peut considérer comment le champ « objet » d’un mail ou le nom d’un fichier « .ppt » se donnent à lire comme étant dépositaires d’une « Prophétie de la Vierge » ou d’un « Testament du Christ ». Ces requalifications préfigurent un certain type de relation vis-à-vis de ce qui s’affiche à l’écran.

6En deuxième lieu, sur la base de ces jeux de contraintes techniques, on peut analyser les modalités de convocation d’un imaginaire religieux sur le plan des contenus thématiques. Il peut être question de déployer une analyse des connotations et de l’intertextualité (Barthes, 1973) dont ces pages et mails peuvent être tributaires en tant que supports de croyances : citations d’hagiographies ou d’articles wikipédiens sur sainte Rita pour remplir les renseignements d’un formulaire, renvois constants à des versets de la Bible pour asseoir l’autorité d’une diapositive. Sur le plan iconographique, la disponibilité accrue d’« images de piété numériques » (Douyère, 2014) nourrit également la teneur religieuse des posts et des présentations : tableaux célèbres, estampes de prière et autres effigies de personnages sacrés contribuent à l’émergence d’une certaine « chrétienté » reconnaissable en un coup d’œil.

7En troisième lieu, ces assemblages de standards informatiques et de signes religieux sont au centre de pratiques ritualisées dont les logiques socio-symboliques doivent être interrogées. Quel sens attribuer dans ces cadres religieux à des pratiques comme le like d’un post ou le renvoi d’un mail ? Dans quelle mesure peut-on voir à l’écran des communautés de fidèles rassemblées autour de symboles forts ? L’observation du religieux en contexte numérique s’accompagne d’une réflexion sur l’écart possible entre les usages profanes des réseaux et ceux qui semblent investis d’une valeur symbolique spécifique pour les sujets croyants (requêtes, remerciements, etc.). C’est sans doute la dimension la plus difficile et opaque pour l’analyste : tel internaute, par le truchement d’un « commentaire », croit écrire « directement » à sainte Rita pour lui demander de l’aide au nom d’un proche malade ; tel autre bombarde tout son carnet d’adresses avec une « bénédiction » qu’il faut partager sous peine de « décevoir la générosité du Seigneur ». Sans forcer le trait d’une projection spirituelle du chercheur, les complexités des croyances que cristallisent les écrans globalisés de notre époque nous invitent à considérer du moins une perspective symbolique transcendante : celle des clics par lesquels certains internautes écrivent leurs noms humains ensemble et les rapprochent en pixels des noms sacralisés de leurs saints et de leur dieu.

Bibliographie

Barthes Roland, Le plaisir du texte, Paris, Le Seuil, 1973, 105 p.

Certeau Michel de, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, 358 p.

Doueihi Milad, La grande conversion numérique, Paris, Le Seuil, 2008, 271 p.

Douyère David, « L’image de piété chrétienne, objet-support de la croyance ? Communiquer la foi par l’image, de l’imprimé au numérique », Recherches en communication, n° 38, 2014, p. 29-46.

Gomez-Mejia Gustavo, « Un culte hagiographique au sein d’un livre de visages : l’exemple de sainte Rita sur Facebook », MEI, Médiation & information, n° 38, 2014, p. 113-126.

Gomez-Mejia Gustavo, « Des Powerpoints en chaînes. Formes et circulation de diaporamas chrétiens en Amérique latine », tic & société, vol. 9, n° 1-2, 2015, http://ticetsociete.revues.org/1855.

Howard Robert Glenn, « The Vernacular Web of Participatory Media », Critical Studies in Media Communication, vol. 25, n° 5, p. 490-513.

Martín-Barbero Jesús, De los medios a las mediaciones, Bogotá, CAB, 2003, 300 p.

Souchier Emmanuël, Jeanneret Yves, Le Marec Joëlle (dir.), Lire, écrire, récrire : objets, signes et pratiques des médias informatisés, Paris, BPI, 2003, 349 p.

VanArsdale Daniel W., Chain Letter Evolution, 1998, http://bit.ly/1KgVjpc.

Pour citer ce document

Gustavo Gomez-Mejia, «La conversion religieuse des formats numériques», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 12-Varia, DOSSIER,mis à jour le : 11/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=452.

Quelques mots à propos de : Gustavo Gomez-Mejia

Université François-Rabelais, Prim, IUT de Tours, gustavo.gomez-mejia@univ-tours.fr