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DOSSIER

Stéphane Amato, Eric Boutin, Université de Toulon et I3M. Courriel : boutin@univ-tln.fr

Religieux et numérique : présentation de deux cas d’usage.

Article

Texte intégral

1Nous avons cherché, dans certains travaux, à étudier des modalités d’usages d’espaces numériques par différents acteurs du religieux. On aurait pu imaginer qu’il existait une nette séparation entre la sphère du religieux, inscrite dans un temps long et notamment constituée de symboles et de rites traditionnels, avec la sphère du numérique, caractérisée par la rapidité et empreinte de modernité, mais il n’en est rien. Dans ce cadre très large, nous avons choisi de limiter notre objet d’étude au christianisme. Celui-ci est effectivement riche d’acteurs, de pratiques, d’institutions, et de croyances. À partir de cet objet d’étude, aussi vaste demeurait-il, nous avons voulu nous focaliser sur deux types de dispositifs observés au prisme de deux types de discours.

La page Wikipédia consacrée à Jésus de Nazareth

2Le personnage de Jésus n’appartient pas aux seuls croyants (chrétiens mais, rappelons-le aussi, musulmans…). Certains voient en lui le Christ, d’autres l’envisagent en tant que mythe, il peut aussi être étudié en tant que personnage historique. L’idée de nous attarder à cette dernière approche nous était apparue pertinente, formulant implicitement l’hypothèse que des discours historiques autour de Jésus seraient ceux qui seraient les moins passionnés et peut-être les plus faciles à étudier. C’est le site web Wikipédia qui nous a servi de terrain d’observation (Boutin et Amato, 2014). Cette encyclopédie collective co-construite à partir des contributions volontaires est particulièrement intéressante pour ce type de problématique car elle permet de consulter les traces des évolutions d’une page. Aussi, un autre intérêt réside dans la possibilité d’étudier un espace de concertation, une sorte de forum. Sur cet espace, les différents contributeurs peuvent échanger autour d’un thème afin de voir se dessiner un consensus, qui se retrouvera sur la page qui fait l’objet de la question.

3Sur Wikipédia France, différentes pages sont consacrées au personnage de Jésus. Citons par exemple « Jésus-Christ », une page nommée « Thèse mythiste » qui réfute le caractère historique de Jésus, ou bien « Jésus de Nazareth », qui dit s’intéresser à l’aspect socio-historique de Jésus en évitant toute forme de confessionnalité. C’est la dynamique de cette dernière page que nous avons cherché à étudier. D’un point de vue méthodologique, il s’est agi d’une approche pluraliste à la fois quantitative, concernant l’analyse des traces d’interaction, et qualitative, concernant l’analyse des textes produits sur l’espace de concertation. On peut déjà noter que ses statistiques de fréquentation montrent un seuil de 1 000 visites par jour avec un maximum autour de 6 000 visites lors de certaines fêtes religieuses. La page apparaît dans une des deux premières positions du moteur de recherche Google suite à une requête comprenant les mots-clés Jésus de Nazareth, Jésus, Jésus Christ. Cette position privilégiée conduit à sa fréquentation massive.

4Concernant sa co-construction, la mise en place d’un observatoire infométrique a pu nous permettre de décrire les faits suivants. Entre février 2012 et avril 2014, seules 32 personnes sont intervenues sur l’espace de concertation concernant plusieurs sujets, tout de même développés sur 70 pages. Pendant la même période, 294 personnes différentes ont apporté leur contribution sur la page Wikipédia. Alors que nous avions imaginé des échanges constructifs et pacifiés, nous avons noté de nombreux affrontements et actes de vandalisme sur la page web (treize sur une période spécifique de quatre mois). Une autre source de violence entre contributeurs se produit lorsque l’un d’eux contrevient à une importante règle de savoir-vivre dans cet espace : l’indication des sources. Les contributions sont censées citer des ouvrages de référence, des travaux sérieux antérieurs ou plus récents et non pas de simples extraits de textes tirés du web. L’association d’une source à une assertion nouvelle est censée prévenir d’une certaine subjectivité. Mais la discussion autour de la légitimité et de la crédibilité de certaines sources se produit souvent, concernant cette page web, sur un mode autoritaire ou fortement conflictuel.

5Pour autant, cette page, réalisée par un nombre minime de personnes dont il est permis de douter soit de la robustesse de leurs connaissances, soit de leur honnêteté intellectuelle, est extrêmement fréquentée et dégage une impression de grand sérieux. Nul doute qu’elle constitue l’unique source d’information pour beaucoup, concernant ce sujet. Cela peut s’avérer considérablement problématique pour des lecteurs dénués d’expertise informationnelle, de connaissances historiques et religieuses solides. Faire ce constat, c’est redire l’importance de médiateurs pour l’abord de certains textes, notamment ceux liés au religieux.

L’autoréférentialité de l’Église catholique romaine sur le web

6L’idée d’associer religion et espaces numériques peut ne pas sembler évidente, sans doute encore plus s’il s’agit d’étudier certaines pratiques communicationnelles d’une très ancienne institution : l’Église catholique romaine. Pourtant, depuis 2002, l’Église catholique semble accentuer sa préoccupation quant au développement des nouvelles technologies d’information et de communication, notamment par le biais des travaux du conseil pontifical pour les communications sociales (à propos de « communication sociale » au sens de l’Église catholique, lire Douyère, 2010).

7C’est dans ce cadre que le pape François, en 2014, parlait d’internet comme d’un « don de Dieu » mais il disait aussi, au sein du même discours : « Je le répète souvent : entre une Église accidentée qui sort dans la rue, et une Église malade d’autoréférentialité, je n’ai pas de doutes : je préfère la première. Et les routes sont celles du monde où les gens vivent, où l’on peut les rejoindre effectivement et affectivement. Parmi ces routes, il y a aussi les routes numériques, bondées d’humanité, souvent blessée : hommes et femmes qui cherchent un salut ou une espérance. Aussi grâce au réseau, le message chrétien peut voyager ‘‘jusqu’aux extrémités de la terre’’« . Nous avons choisi d’interpréter ce discours de façon quelque peu décalée (le discours papal faisait sans doute allusion aux « périphéries existentielles ») et l’avons abordé avec un angle infométrique et webométrique (Amato et Boutin, 2014). Nous avons ainsi analysé deux importants corpus de sites web : un corpus de sites du Saint-Siège et un corpus de sites du diocèse du Var. Un traitement complexe nous a conduits à examiner la proportion de liens hypertextes sortants pointant vers des sites non catholiques.

8Il s’est agi de mettre en place une méthodologie infométrique qui a consisté à constituer deux corpus de sites web, à explorer les 500 premiers liens hypertextes sortants de chaque site en ne retenant que les liens externes, à identifier et conserver les sites catholiques pointés par ces liens externes, à procéder à trois itérations successives des étapes précédentes afin d’amplifier la taille des corpus, à qualifier les pages externes des corpus ainsi obtenus, à mettre en parallèle leur proportion d’autoréférentialité respective. Lorsque l’on considère notre corpus de sites web du Saint-Siège, on observe que 4 % de liens hypertextes sortants pointent vers des sites non qualifiés comme de source catholique. Lorsque l’on considère notre corpus de sites web du Var, on observe que 10 % de liens hypertextes sortants pointent vers des sites non qualifiés comme de source catholique. En un sens, cette comparaison semble donner raison aux propos du pape François. L’Église catholique semble, si l’on prend notre acception de l’autoréférentialité, largement tournée vers elle-même, et ne pas profiter des potentialités qui lui permettraient de se tourner vers des publics profanes.

9Ces études sont présentées ici brièvement et mériteraient d’être développées. Une analyse comparée, interreligieuse, permettrait sans doute de mettre en relief des différences intéressantes. Les religions se livrent peut-être à des formes de prosélytisme distinctes, tirant partie des ressources offertes par le web de façons différentes, en fonction par exemple de leur « degré d’institutionnalisation », de leur « épicentre géographique », de leurs revendications, etc. C’est dire si ces premières recherches ouvrent des perspectives stimulantes en Sic.

Bibliographie

Amato Stéphane et Boutin Eric, « De l’autoréférentialité de l’Église catholique dans les environnements numériques », in Bratosin S. et Tudor M., Espace public et communication de la foi, Actes du 2e colloque international ComSymbol les 2-3 juillet 2014, Béziers, France, Les Arcs-sur-Argens, Institute for advanced religious studies and internetworking communication, 2014, p. 317-328.

Boutin Eric, Amato Stéphane et Baldino Putzka Martine, « Jésus de Nazareth sous Wikipédia : analyse de la dynamique contributive et collaborative », in Bratosin S. et Tudor M., Espace public et communication de la foi, Actes du 2e colloque international ComSymbol les 2-3 juillet 2014, Béziers, France, Les Arcs-sur-Argens, Institute for advanced religious studies and internetworking communication, 2014, p. 343-352.

Douyère David, « La communication sociale : une perspective de l’Église catholique ? Jean Devèze et la critique de la notion de «communication Sociale» », Communiquer, revue de communication sociale et publique, n° 3-4, 2010, p. 73-86.

Pour citer ce document

Stéphane Amato, Eric Boutin, Université de Toulon et I3M. Courriel : boutin@univ-tln.fr, «Religieux et numérique : présentation de deux cas d’usage.», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 12-Varia, DOSSIER,mis à jour le : 11/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=454.

Quelques mots à propos de : Stéphane Amato

Aix-Marseille Université, IRSIC. Courriel : stephane.amato@orange.fr