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DOSSIER

Benoît Verdier

Médiatisation des professionnels du croire
Les clercs de l’Église catholique romaine française au prisme d’une série télévisée

Article

Texte intégral

1Nos travaux sur le (et les) religieux s’organisent à travers une fiction sérielle française, Ainsi soient-ils, qui sert de matériau de recherche pour analyser le processus de médiatisation des professionnels du croire. Produite et diffusée sur une chaîne franco-allemande de 2012 à 2015, la série Ainsi soient-ils a rencontré un succès public et critique et a propulsé l’univers du religieux avec ses professionnels sur la scène médiatique. Face à l’hégémonie des métiers de la sécurité, de la justice, de la santé dans les séries françaises, anglo-saxonnes ou scandinaves, parier sur ce collectif de travail est une audace pour la production et le diffuseur et une opportunité pour le chercheur.

2Tous les groupes professionnels font l’objet d’une médiatisation importante tant dans l’information que la fiction. Ce processus de publicisation et de sémiotisation dévoile aux yeux du plus grand nombre le monde privé des professions. D’un côté, c’est une tribune providentielle pour faire voir et valoir leurs intérêts. De l’autre, il bouscule leur capacité à produire une image cohérente et positive, en termes de contrôle des informations et de maîtrise des apparitions publiques. Plus l’attention publique est élevée, plus le contrôle de la représentation s’avère difficile voire impossible par le collectif. Cette complexité se situe au moins à trois niveaux. D’abord, elle se loge dans la maîtrise des apparitions publiques, à commencer par la continuité et la cohérence du discours. Il s’agit de faire l’événement et de raconter une histoire (storytelling). Ensuite, les médias opèrent une sélection et un cadrage des informations. Enfin, il faut accepter le processus de stéréotypage, engendré par les contraintes et les routines en vigueur dans la fabrication des informations et des fictions (Voirol, 2005 a, p. 107).

3C’est donc dans ce cadre que s’inscrivent nos recherches à travers une série qui met en scène le « drame social du travail » (Hughes, 1966) de clercs de l’Église catholique romaine. En tant qu’institution du croire, cette dernière se trouve régulièrement projetée sur le devant de la scène médiatique, notamment au regard de ses dysfonctionnements (secrets, affaires de pédophilie...), de sa gouvernance (élection du pape), des événements qu’elle crée (voyage du pape, Journées mondiales de la jeunesse…), du rôle « politique » qu’elle souhaite avoir dans les débats publics (mariage pour tous, procréation assistée par exemple) mais également de l’inflexion de la figure du prêtre (ou de l’Église) – positive ou plus souvent négative – dans les fictions. Toutefois, l’Église catholique n’a pas attendu la généralisation de la communication (Miège, 1997) pour organiser une réponse et utiliser l’ensemble des moyens à sa disposition par l’intermédiaire d’une communication (qualifiée de sociale) structurée et organisée.

4En outre, au croisement des cultural studies, de la sociologie des médias et des professions, nos recherches s’appuient sur un matériau relativement conséquent mais hétérogène à analyser. Le dispositif sériel s’étend sur trois saisons structurées en huit épisodes de 52 minutes. À cela vient s’ajouter un book presse abondant (trois saisons de promotion et critique presse, radio, télé, internet), un dispositif transmédia de promotion par la chaîne, un blog d’un jeune catholique en termes de « réponse » (riposte) individuelle au nom de l’institution… et d’autres outils de communication de l’Église catholique de France.

5Dans un premier temps, notre travail s’est appliqué à circonscrire cette médiaculture (Macé, 2006) en termes de contenu et de construction esthétique et narrative. D’une part, devenues depuis plusieurs années un espace majeur de création, les séries télévisées innovent dans l’art du récit en explorant de nouvelles modalités. C’est le cas pour Ainsi soient-ils qui développe un dispositif narratif particulier, « le discours homilétique », en référence à l’univers de la série. Analysé comme une synecdoque de l’introspection, ce procédé narratif participe de l’épaississement de l’univers fictionnel de la série qui se révèle alors comme un ensemble d’exempla post-modernes (Verdier, 2016). La place des textes sacrés dans l’espace public a également été investiguée en interrogeant comment un produit de culture populaire rend visible et sensible la littérature liturgique et théologique. D’autre part, s’intéresser à une série télévisée traitant du religieux, c’est avoir accès à la conflictualité sociale culturelle autour du croire contemporain (Macé, 2006 p. 52). En médiatisant le rapport de la société à elle-même, de l’individu à lui-même, cette série se propose un rôle de médiateur d’un croire universel qui dépasserait les clivages confessionnels. Ce faisant, elle pourrait alors jouer un rôle de régulateur social (Verdier, 2014). Enfin, l’écriture d’une monographie sur cette série ainsi que divers travaux sur la représentation de figures professionnelles – comme celle du spin-doctor de la série ou du prêtre – sont envisagés.

6Dans une perspective programmatique, viendront également des travaux sur les tensions constitutives de la visibilité médiatique définie comme « un horizon de sens et de catégorisation conflictuel où se confrontent continuellement des définitions contradictoires de ‘‘ce qui vaut d’être vu’’« (Voirol, 2005 b, p. 19). Par exemple, il s’agit dans une contribution à venir de mettre en perspective l’analyse de la sémiotisation de la formation ecclésiale dans la série avec l’argumentaire négatif très critique de l’Église dans un quotidien catholique ainsi qu’avec celle figurée dans les films de promotion de certains diocèses (relativement analogues à celle de la série). De même, interroger les clercs sur cette série reste également une entrée pertinente pour observer la structuration des identités au travail. Comme spectateurs (donc dans le moment de la réception), les groupes professionnels trouvent dans les médias un support de réflexivité pour se définir tant subjectivement que socialement : les récits fictionnels fonctionnant alors comme « un opérateur de constitution du rapport à soi, à autrui et au monde » (Chalvon-Demersay, 2003, p. 504), et particulièrement dans la sphère du travail.

7La médiatisation des clercs de l’Église catholique romaine française nous permet donc d’investiguer les tensions entre « ce que les groupes professionnels font des médias » et « ce que les médias font aux groupes professionnels ».

Bibliographie

Chalvon-Demersay Sabine, « Enquête des publics particulièrement concernés. La réception de L’Instit et d’Urgences », in Cefai D. et Pasquier D., Les sens du public, Paris, PuF, 2003, p. 503-519.

Hughes Everett, « Le drame social du travail » [1976], trad. Jacques Mailhos, rév. Jean-Michel Chapoulie, Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 115, 1996, p. 94-99.

Macé Eric, « Mouvements et contre-mouvements culturels dans la sphère publique et les médiacultures », in Maigret E. et Macé E., Penser les médiacultures. Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, Paris, Armand Colin, 2006, p. 41-66.

Meyer Michaël (dir.), Médiatiser la police. Policer les médias, Lausanne, Antipodes, coll. « Médias et histoire », 2012, 222 p.

Miège Bernard, La société conquise par la communication – tome 2 : La communication entre l’industrie et l’espace public, Grenoble, PuG, 1997, 226 p.

Verdier Benoît, « Le discours homilétique comme dispositif de narration », Télévision, n° 7, 2016 (à paraître).

Verdier Benoît, « La communication de la foi à travers le prisme médiatique d’une série télévisée : Ainsi soient-ils, médiateur d’un croire universel ? », in Bratosin S. et Tudor M.-A, Espace public et communication de la foi, Montpellier, éditions Iarsic, 2014, p. 229-240.

Verdier Benoît, « Construction d’une rhétorique professionnelle : la notion de ‘‘Terroir’’ dans La Champagne viticole de 1909 à 2010 », in Wolikow S., La construction des territoires du Champagne : 1811-1911-2011, Dijon, éditions universitaires de Dijon, 2013 (a), p. 303-315.

Verdier Benoît, Connan Pierre-Yves, Le Saulnier Guillaume, « Les rhétoriques professionnelles au défi des blogs. Fragmentation du discours et stratégies de légitimation ? », in Vacher B., Le Moënne C. et Kiyindou A., Communication et débat public : les réseaux numériques au service de la démocratie ?, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 147-154.

Villez Barbara, Séries télé : visions de la justice, Paris, PuF, 2005, 193 p.

Voirol Olivier, « Les luttes pour la visibilité : esquisse d’une problématique », Réseaux, n° 129-130, 2005 (a), p. 89-121.

Voirol Olivier, « Présentation. Visibilité et invisibilité : une introduction », Réseaux, n° 129-130, 2005 (b), p. 9-36.

Pour citer ce document

Benoît Verdier, «Médiatisation des professionnels du croire», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 12-Varia, DOSSIER,mis à jour le : 11/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=459.

Quelques mots à propos de : Benoît Verdier

Université de Reims Champagne-Ardenne, Cerep. Courriel : benoit.verdier@univ-reims.fr