Aller la navigation | Aller au contenu

QUESTIONS DE RECHERCHE

Carsten Wilhelm

Les SIC face à l’impératif interculturel

Article

Texte intégral

Actualité de l’interculturel

1La réflexion scientifique sur la communication interculturelle est sans doute plus importante que jamais. L’actualité récente est en effet tristement dédiée aux relations interculturelles, ou plutôt à leur négation, affrontements identitaires et oppositions qui semblent indépassables entre le nous et le eux. Les attentats du 7 janvier 2015 à Paris, ceux de Copenhague le 14 février, le mouvement allemand anti-islam PEGIDA, la virulence du débat identitaire autour du mariage pour tous, les djihadistes migrants, les guerres, les réfugiés abandonnés sur des bateaux à la dérive – l’actualité semble vouloir forcer la division du monde en communautés de valeurs et rouvrir inlassablement la boîte de Pandore d’une vision binaire des cultures, intrinsèquement inscrites dans une opposition violente (Huntington, 1993). À l’opposé d’une approche d’ouverture et d’échange, ces conflits instrumentalisent le plus souvent l’idée d’une menace pesant sur l’identité culturelle. Les contrexemples, cependant, prennent voix et corps, ainsi la réaction de la société française face aux attentats de janvier, qui fut aussi relayée dans de nombreux pays, ou encore les manifestations en Allemagne contre les mouvements islamophobes1.

2En outre, le contexte mondialisé et médiatisé se transforme en acteur même des polémiques. Les médias produisent et relayent, en temps réel, des matériaux symboliques et culturels, des discours identitaires et leur négociation (par exemple autour de ce que signifie «je suis Charlie»), alimentant ainsi sans cesse l’actualité dont ils rendent compte. Les technologies de la communication, quant à elles, suivent la logique pharmacologique « stieglérienne » : elles sont tour à tour utilisées pour l’organisation de manifestations de soutien et de débat, et instrumentalisées au service de luttes d’influence, recrutement des djihadistes, propagande gouvernementale, rumeurs conspirationnistes. Ainsi, elles réalisent et détruisent dans un même mouvement la promesse d’agora numérique dont elles sont porteuses. En rendent compte notamment les discussions animées autour du concept d’espace public en ligne. La gravité de ces événements et la dynamique communicationnelle qui les entourent appellent l’impératif interculturel au centre des préoccupations des chercheurs en SIC, une discipline fondamentale pour analyser l’interculturalité, plus particulièrement médiatisée et numérique. Mais plusieurs obstacles de nature théorique ou politique se dressent sur le chemin et doivent préalablement être envisagés.

3Dans l’espace nécessairement bref d’un article aux Cahiers, et en attendant une clarification plus fondamentale et sans doute de plus en plus nécessaire, cette contribution voudrait dans un premier temps envisager les paradoxes inhérents à cette notion, à la fois historiquement et dans ses développements contemporains, puis dans un deuxième temps formuler quelques premières propositions pour aborder constructivement la communication interculturelle en sciences de l’information et de la communication.

Un concept chargé et doublement paradoxal

4Pour penser ces phénomènes, le chercheur dispose d’un concept (ou bien est-ce un outil, une sous-discipline, un champ, un courant de pensée, ou tout cela à la fois ?) qui est prometteur et en même temps complexe : la communication interculturelle se nourrit d’un contexte pour le moins instable, dynamisé par la porosité d’une société numérique et mondialisée. Il s’agit d’un terme chargé du fait de sa genèse et de son application institutionnelle première, qui le marque au départ des stigmates d’une stratégie de domination. À l’origine se trouve en effet le Foreign Service Institute américain (FSI), qui conseille le gouvernement fédéral pour lui permettre de mieux comprendre les populations étrangères, « understanding foreign people ». La personnalité qui relie les deux domaines distincts que sont recherche et conseil est E.T. Hall, actif au sein du collège dit invisible de Palo Alto. Il est chargé par le FSI de développer des modèles pour mieux comprendre, et en conséquence mieux maîtriser la communication avec d’autres pays et cultures. Le but est d’améliorer les échanges commerciaux et diplomatiques au profit des USA, une démarche qui, menée à son terme, vise à l’impérialisme économique et à la victoire en cas de guerre. Cette approche pragmatique demeure vivante aujourd’hui, par exemple dans la formation des soldats américains aux interactions avec les populations de territoires en guerre Moyen-Orient. Si l’intercompréhension des cultures est la visée centrale de la communication interculturelle, son instrumentalisation est donc toujours possible. Mais ne considérer que cet aspect serait injuste vis-à-vis de Hall et du courant qu’il a contribué à faire naître. Ce courant, par la prise en compte des aspects culturels dans les actes communicationnels œuvre également en faveur d’une ouverture à l’altérité, et il continue d’impulser des recherches soucieuses du poids culturel dans la communication. Le terme communication interculturelle porte donc en germe cette contradiction entre méthode stratégique ou utilitaire, voire de domination, et dimension communicationnelle féconde. C’est le premier paradoxe de l’interculturel.

5L’interculturel correspond en outre à une conception de l’identité qui, de prime abord, semble difficilement conciliable avec une vision républicaine et laïque de la société. Conformément à son préfixe latin inter-, entre, cette notion désigne les relations entre les cultures et entre les personnes appartenant à ces cultures. Deux approches s’opposent. L’optique culturaliste met l’accent sur l’influence de la culture considérée comme un héritage, voire comme une nature, et de ce fait elle présente l’inconvénient majeur d’amoindrir le poids de l’individu et de son libre arbitre en situation de communication. Ce tropisme du poids de la culture sur l’identité individuelle et collective influence des courants politiques situés aux extrêmes2 et sert d’argument aux mouvements xénophobes cités en introduction. En opposition à ces différents courants, des théories de l’identité comme celle de Burke et de Stryker) mettent en avant la multiplicité des facettes identitaires s’actualisant dans un contexte donné. Victor Scardigli (1993) étudie l’impact de l’homogénéisation culturelle européenne (si tant est qu’elle existe) sur les identités régionales, et il met l’accent sur l’aspect constructiviste de l’identité, qui « n’est pas le prolongement de quelque mythe fondateur venu du fond des âges, ou la résultante de transformations macro-structurelles abstraites : elle est quotidiennement recréée par la volonté de tous les acteurs locaux. » Il conçoit donc l’identité comme un édifice à plusieurs étages et en mouvement permanent. La multiplicité d’appartenance et d’identifications forment ainsi des êtres pluriels (Lahire), hybrides (Bhabha) et métissés (Laplantine) : en d’autre termes, l’interculturalité commence en soi-même.

6Dans LHomme pluriel, Bernard Lahire (1998) propose fermement d’abandonner la seule explication culturelle des actions individuelles. Le contexte actuel d’hypermédiatisation et de saturation numérique rend d’ailleurs la position strictement culturelle impossible : il favorise aussi bien l’individualisation que les identités collectives au niveau régional ou global. Néanmoins, et Lahire lui-même le reconnaît, le poids culturel est réel et ancré dans l’Histoire. Si l’auteur réfute l’idée d’une « programmation mentale » de l’individu, il reconnaît l’influence sur les sociétés de la culture considérée comme un principe organisateur. L’étude des mythes nous révèle cette influence d’une double façon, soit qu’ils servent eux-mêmes de narration qui fait lien, soit qu’ils justifient l’organisation sociétale existante. Les approches voisines des SIC, économiques et historiques principalement (D’Iribarne, Todd, Hau, Gellner, Hobsbawm) nous suggèrent également cette influence au long cours ou les médias et la communication jouent un rôle de relais important (Anderson).Cette place entre culture héritée et choix de vie, ou entre racine et multiples, est le deuxième paradoxe de l’interculturel.

Trois propositions pour penser la communication interculturelle

Définir un concept opérationnel

7La manière de conceptualiser la culture a naturellement des conséquences sur la façon d’envisager la communication interculturelle. En effet, il n’existe (heureusement) ni une théorie unifiée de la culture, ni une méthodologie dominante de l’analyse du fait culturel. Et pourtant le concept de culture est central pour la communication et les SIC. En fait, sa définition même est toujours en lien avec ceux qui la définissent : choisir un angle d’approche de ce concept polysémique constitue en soi un acte culturel, car toute définition de la culture correspond à un enjeu social, politique ou économique (Chevrier, 2003). La façon dont un acteur envisage les relations interculturelles renseigne donc avant tout sur ses propres systèmes sémiotiques et culturels. En conséquence, les acceptions de la notion de culture et ses diverses modélisations sont un point de départ obligé pour une épistémologie de l’interculturel en sciences de la communication. Les parcours de vie, dans leur multiplicité, accroissent les espaces de production et de partage culturel et la culture devient un concept opérationnel et non plus seulement descriptif.

8Pour cela il convient de prendre en compte à la fois la puissance de structuration sociale de la culture et son pouvoir symbolique. Suivant en cela une conception essentiellement wébérienne, je considère l’homme comme dépendant du sens qu’il a lui-même crée. Cela place l’individu dans son rayon d’action et permet précisément d’éviter le culturalisme au sens d’un essentialisme culturel. La situation d’interaction a toujours une issue incertaine, elle dépend de nombreux facteurs : l’apport conscient et inconscient des acteurs, la mise en situation préméditée ou spontanée, les conditions symboliques et matérielles, les positionnements des individus, etc. La culture est alors considérée comme une ressource identitaire, un modèle (pattern) de comportement et une émergence perpétuelle, toujours « contestée, temporaire et émergente » (Clifford et Marcus, 1986 : 19). Philippsen (dans Gudykunst et Mody, 2002) résume très justement les fondamentaux de l’aspect culturel de toute communication : la communication est une ressource heuristique et performative pour permettre aux individus de réaliser des fonctions et performances culturelles. De la même façon, la culture peut être considérée comme le contexte interprétatif de la communication (Geertz, d’Iribarne), ou, selon la très parlante métaphore de Karl W. Deutsch (1966), la culture serait le réseau de rues dans une ville, et la communication la circulation dans ces rues. Culture et communication sont donc inséparables en tant que les deux faces d’une même médaille : l’identité (Lamizet, 1999), une notion elle aussi indissociable de l’interculturel. Définir la culture comme un concept opérationnel permet donc également une approche opérationnelle de la notion d’identité, rendant inopérantes les dangereuses instrumentalisations théoriques qui en sont faites.

Transcender l’interculturel : médiacultures et transculturel

9La deuxième proposition vise à explorer dans l’immédiat contemporain les cultures et identités désormais inscrites dans des processus médiatiques et communicationnels mondialisés, ou, en d’autres termes, les médiacultures (Macé, Maigret) produites par les industries culturelles globalisées. L’étude des pratiques et formes de communication et de réception à l’ère du numérique permet de cerner les enjeux mondialisés de la culture et de la communication, au premier rang desquels les formes identitaires trans-culturelles. Les études seront consacrées à des expériences situées et recourront aux approches communicationnelles des SIC ainsi qu’aux recherches sur la réception culturelle et médiatique de façon plus générale, notamment dans des courants tels que l’interactionnisme, les cultural studies et les méthodes dites dispositives. La place des SIC dans les études interculturelles sera là où, selon Castells (2012), se créent des protocoles de communication qui opèrent entre des cadres culturels contradictoires, à la fois dans l’intersubjectivité et dans la sphère médiatique, le but étant de comprendre si ces protocoles permettent de construire un pont entre les cultures ou s’ils cristallisent les oppositions. L’observation de la nature des dispositifs et des usages culturels sera au centre de la démarche. Dans le laboratoire CRESAT de l’Université de Haute-Alsace ce tournant culturel est envisagé dans un contexte interdisciplinaire3. Dans des projets de recherche mobilisant les approches des médiacultures et des méthodes des digital studies nous étudions l’usage de publics d’origine culturelle et nationale différentes. L’un d’entre eux est consacré à l’interaction entre la production de la chaîne ARTE et la réception et discussion en ligne par le public français et allemand ; il explore l’influence des conversations au sein des dispositifs numériques, ainsi que la potentialité d’une communication transculturelle médiatisée (Hepp, 2008). Il s’agit dans un deuxième temps de sonder les usages des médias numériques par des publics de pays divers à la recherche de la réalité d’une compétence numérique transculturelle.

Faire société dans la diversité

10La faisabilité d’une étude interculturelle est-elle menacée par la culture insaisissable et en flux permanent de notre monde, aux prises avec la médiatisation croissante et la place toujours plus grande que prend le numérique ? L’analyse macro-sociale met en évidence les bouleversements industriels et culturels opérés par le numérique. Les parcours de vie se diversifient à l’intérieur des systèmes de socialisation établis et les espaces de production et de partage culturel s’accroissent. Le numérique et l’activité culturelle s’influencent mutuellement, ils interagissent en une dynamique bipolaire. De ce fait, notre époque est caractérisée par deux dichotomies constitutives : la première est le renforcement à la fois de l’individualisation et de certaines identités collectives, la seconde est un mouvement à la fois de globalisation culturelle et de renforcement des référents localement situés. Nos travaux sur la communication au sein de groupes internationaux d’apprenants en ligne (Wilhelm, 2010) confirment ces analyses pour le paramètre étudié. Certes, la diversité augmente les distances entre les univers sémiotiques des acteurs appelés à collaborer. Certains voient d’ailleurs dans cette diversité de valeurs un frein à la coopération. En ligne en revanche, les quelques aspects de diversité qui restent détectables dans un environnement textuel le plus souvent normalisé n’empêchent pas la constitution d’une culture communicationnelle forte au sein d’une population qui, bien que fort diverse, partage des motivations liées aux sites concernés. Nous avons déterminé trois conditions pour que la communication puisse fonctionner : une invitation étendue aux participants, une scène qui leur est propre pour exister et un territoire pour que le collectif prenne forme, en sommes un dispositif interculturel qui organise la reconnaissance, une forme ou une façon de faire société. Ressource identitaire, l’invitation est une main tendue aux individus pour qu’ils puissent entrer dans le cercle et s’y engager. La scène est l’espace de la performance individuelle et collective, le territoire un espace devenu ressource du collectif. Notre observation réfute la thèse selon laquelle une origine partagée est nécessaire pour que la collaboration réussisse. La diversité semble au contraire constituer un atout pour les internautes. Il s’agit pour eux de savoir comment inviter l’étranger au sens de Simmel, comment lui donner une place, et comment partager l’espace avec lui dans nos sociétés modernes. La reconnaissance est certainement la condition nécessaire de la participation active en société et de l’inclusion interculturelle. Identifier dans une série de projets de recherche des formes permettant de faire société tout en autorisant l’expression de la diversité, tel est un des défis des SIC face à l’interculturel. En outre, l’origine très américaine des études interculturelles rend sans doute nécessaire l’élaboration d’une approche plus européenne, qui revient à une des grandes questions posées à l’intégration du continent : comment faire société et identité dans toute la diversité européenne ?

Bibliographie

CLIFFORD J. et MARCUS G. E. (1986). Writing Culture: The Poetics and Politics of Ethnography. Berkeley: University of California Press.

GUDYKUNST W. B. et MODY B. (2002). Handbook of international and intercultural communication. New York : Sage.

HEPP A. (2008). Globaliserung der Medien und transkulturelle Kommunikation. APuZ 2008, H. 39, S. 9-16.

MAIGRET E., MACE E. (2005). Penser les médiacultures. Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde. Armand Colin-INA.

WILHELM C. (2010), Emergence d’une culture communicationnelle au sein d’un dispositif international en ligne : distances géoculturelles et proximité axiologique, Distance et Savoirs (8) p. 79-107.

SCARDIGLI V. et CAPECCHI V. (1993). L’Europe de la diversité : la dynamique des identités régionales. Paris : CNRS éditions.

Notes

1 Littman Kai. (2015) « Ich bin nicht PEGIDA », Blog Médiapart http://blogs.mediapart.fr/edition/eurojournaliste/article/120115/ich-bin-nicht-pegida.

2 Haddak Mourad. (2014) « Les pièges de l’identité culturelle. » http://tinyurl.com/o5at67o.

3 Le CRESAT associe une réflexion communicationnelle sur le temps long qui est liée à la fois à sa composition pluridisciplinaire (SIC, histoire, géographie) et à un de ses objets récurrents parce que voisin, l’Allemagne. Il enrichit la méthode par celle des sciences de la culture allemandes (Kulturwissenschaften).

Pour citer ce document

Carsten Wilhelm, «Les SIC face à l’impératif interculturel», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 11-Varia, QUESTIONS DE RECHERCHE,mis à jour le : 17/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=508.

Quelques mots à propos de : Carsten Wilhelm

Université de Haute Alsace, CRESAT