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DOSSIER
Art, culture et participation : entre utopie et illusion
Table des matières
Texte intégral
1Les pratiques participatives dans l’art et la culture font l’objet d’un engouement récent dans les institutions culturelles, que l’on peut dater des années 1990, mais qui s’enracine dans une histoire plus ancienne des controverses et des expérimentations sur les relations entre l’art et la vie sociale. Dès le début du xxe siècle, les artistes dadaïstes intentent un procès fictif contre Maurice Barrès et proposaient au public de jouer le rôle des jurés. Aux États-Unis et en Europe, la post-modern dance multiplie dès les années 1950 les interventions dans les espaces publics en incluant des non-danseurs. Plus récemment, le photographe plasticien Spencer Tunik, en collaboration avec Greenpeace, organise un happening en 2007 et photographie des centaines de bénévoles nus sur le glacier d’Aletsch pour sensibiliser aux questions environnementales. Ces expérimentations sont aujourd’hui largement appropriées par les institutions culturelles lorsqu’elles cherchent à renouveler leur rapport aux publics et aux populations. Elles le sont aussi par les « nouveaux territoires de l’art » (friches, squats et autres lieux de l’émergence artistique) qui se réclament d’un rapport renouvelé, horizontal, collaboratif avec les populations de proximité. À l’origine, elles avaient une dimension politique affirmée ; elles se caractérisent aujourd’hui par un véritable tournant social, voire éthique1.
2Le cas de la culture permet de décrire la dissémination de la notion de participation en tant que « nouvelle » norme contemporaine de la démocratie, au-delà des champs sociaux dans lesquels elle est habituellement étudiée (gouvernance politique, aménagement urbain, politique de la Ville). Le champ culturel présente cependant des spécificités importantes, notamment l’absence d’une politique publique visant explicitement la mise en œuvre de démarches participatives. À partir d’un état des lieux des pratiques les plus couramment observées (collectif, 2014 ; collectif, 2013 ; Bordeaux, Liot, 2012 ; Liot, 2010) nous mettrons en évidence trois grands types de formes participatives. Nous nous interrogerons ensuite sur leurs enjeux explicites et sous-jacents, aussi bien dans leurs formes concrètes et procédurales que dans les débats qu’elles suscitent sur leur fonction : sont-elles un instrument de légitimation du pouvoir, d’émancipation ou de dépolitisation ?
Les formes délibératives et argumentatives
3Débattre et interpeller les pouvoirs publics fait partie de la « culture » du secteur culturel. La vie culturelle est ainsi régulièrement animée par des interpellations publiques du pouvoir en place (Déclaration de Villeurbanne, 1968 ; États généraux de la culture, 1987), des controverses (polémique sur le théâtre d’images et le théâtre de texte au festival d’Avignon, 2005), des contre-expertises élaborées par les organisations professionnelles (expertise collective de l’intermittence par les syndicats du secteur culturel et l’UMR-CNRS Matisse-Isys, 2005). C’est également le cas des consultations organisées par les pouvoirs publics : Débat national sur l’avenir du spectacle vivant (2003-2004), Entretiens de Valois (2008-2009), Forums ouverts Culture et développement durable (2011-2012).
4Ces formes délibératives sont liées aux situations de crise et de mutation. Elles sont présentées comme publiques, mais dans les faits elles ne réunissent que des professionnels de la culture, car, contrairement à d’autres secteurs, il n’existe pas – ou très peu – d’associations d’usagers. Elles reposent sur une ingénierie du débat public très réduite, recourent assez peu à des contre-expertises et ne se préoccupent guère de la médiatisation du débat : dans le meilleur des cas, un site internet est créé pour recueillir des contributions et mettre à disposition des données documentaires. Dans l’ensemble, ces formes cadrent des pratiques qui sont plutôt situées du côté du modèle néo-managérial que du côté de l’empowerment des classes ou communautés écartées du processus de décision publique (Blondiaux, 2008).
Les formes dialogiques
5La rencontre-débat, telle que la pratiquait Jean Vilar dès les débuts du festival d’Avignon, est une forme idéale-typique fréquemment invoquées par les acteurs culturels lorsqu’ils organisent une rencontre avec le public. Cependant, cette pratique est caractéristique des médiations de la forme festivalière (Ethis, 2002)2 et, en dehors d’Avignon, on trouve peu d’équivalent à la culture du débat public culturel à laquelle le public avignonnais est attaché. Certes, les structures culturelles ont largement développé les rencontres avec les artistes et les commissaires d’expositions autour de leurs programmations, mais le projet d’éducation et de médiation y prend le pas sur le projet d’émancipation du public et de formation à l’esprit critique.
Les formes expressives et artistiques
6Il s’agit des œuvres participatives dans lesquelles le public quitte son rôle de spectateur pour devenir un acteur direct de l’œuvre ou un contributeur (par exemple en confiant aux artistes des témoignages, des histoires de vies, des objets personnels, etc.). Le public devient un acteur de l’expressivité au lieu d’en être le destinataire. En mettant en scène un spectateur ou un habitant participant, ces œuvres affirment leur volonté de donner aux gens ordinaires un rôle dans l’art. En 2009, Rosita Boisseau, journaliste au Monde notait : « Le metteur en scène polonais Jan Klata a invité cinq ouvriers mineurs de son pays à partager le plateau de Transfer ! Le chorégraphe Rachid Ouramdane a rencontré des victimes de torture, en Tchétchénie, au Rwanda ou au Chili pour sa pièce Des témoins ordinaires. Au Musée du Louvre, la chorégraphe sud-africaine Robyn Orlin présente Babysitting Petit Louis, un spectacle dansé par huit gardiens du musée parisien ».
7Cette prolifération d’œuvres participatives s’accompagne d’un certain flou sémantique. : la participation désigne une vaste palette de démarches et de réalisations, dont les deux pôles seraient d’une part des œuvres engagées qui permettent à leurs acteurs, même non-spécialistes, de conscientiser sur divers plans (esthétique, politique, relationnel) le sens de leur participation et de rendre publiques les questions dont ils sont porteurs, et d’autre part des œuvres qui font appel à de simples figurants, témoins de leur condition sociale ou de leur culture vernaculaire et instruments d’un projet artistique qui les dépasse.
8Quelles réflexions tirer de ce rapide examen des trois dimensions de la participation dans la culture ? La première réflexion concerne la figure du participant : il s’agit d’un acteur sans qualités, dont l’absence de qualification artistique ou d’expertise culturelle, loin d’être un problème, est recherchée et parfois même entretenue, et sans revendications possibles au sein du champ culturel. Cette figure peut être rapprochée de celle du « citoyen » telle que la décrit Jean-Michel Fourniau (Fourniau et Blondiaux, 2007 : 68), en l’opposant à celle du « riverain » : le riverain est un acteur défini avant tout par ses droits privés face à une question d’intérêt général, toujours tenté de défendre des intérêts à courte vue, tandis que le citoyen, détaché de ses intérêts particuliers, serait le « bon participant », tels que le construisent les dispositifs de démocratie participative.
9La seconde réflexion est de nature politique. Les œuvres participatives abolissent la frontière entre art et public en permettant le passage de la salle à la scène, voire de la cité à la scène. Mais elles constituent aussi une illusion démocratique, dans la mesure où elles situent dans le champ de l’art une question qui est de nature politique et non pas artistique : celle de la diversification des publics et du partage de la culture. Certes, il ne faut pas négliger la fonction symbolique accomplie par ces œuvres, qui montrent comment des personnes, souvent éloignées de la culture légitime, peuvent malgré cela tenir leur rôle dans des configurations artistiques. Cependant, la faible progression de dispositifs réellement politiques, et non purement artistiques, mettant non seulement l’art en partage, mais également la vie culturelle en débat, risque, dans le contexte actuel d’engouement pour les œuvres participatives, de faire de celles-ci un simple alibi démocratique. Avec pour conséquence de ralentir la construction d’un processus de nature politique.
Bibliographie
Bishop, Claire, 2014, « Le tournant éthique », in Participa(c)tion, Ed. MAC/VAL Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, p. 54-61.
Blondiaux, Loïc, 2008, Le nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Paris : Seuil (coll. La République des idées).
Bordeaux, Marie-Christine et Liot Françoise (dir.), Dossier « La participation des habitants à la vie artistique et culturelle », L’Observatoire [40], 2012 (Introduction p. 7-12).
Collectif, 2014, Participa(c)tion, Ed. MAC/VAL Musée d’art contemporain du Val-de-Marne.
Collectif, 2013, In Situ in Cité. Projets artistiques participatifs dans l’espace public, Paris : Ed. Hors les murs (coll. Memento).
Ethis Emanuel, 2002, Avignon, le public réinventé. Le festival sous le regard des sciences sociales, Paris : La Documentation française.
Fourniau Jean-Michel et Blondiaux, Loïc (dir.), Le débat public : une expérience de démocratie participative, Paris : La Découverte (coll. Recherches).
Liot, Françoise (dir.), 2010, Projets culturels et participation citoyenne. Le rôle de la médiation et de l’animation en question, Paris : L’Harmattan (coll. Animation et territoire).
Notes
1 « Le tournant social de l’art contemporain ne désigne pas seulement une orientation vers des buts concrets dans l’art, mais aussi la perception critique que ceux-ci sont plus substantiels, ‘réels’ et importants que les expériences artistiques. […] les critères éthiques sont devenus la norme » (Bishop, 2014 : 55, 59).
2 Avignon est un « mode original de prise de parole publique sur la culture », un « mode d’articulation particulier entre culture et politique, entre théâtre et service public ». C’est « à la fois, et indissolublement, le spectacle et les débats » (Fabiani, in Ethis, 2002 : 201).