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HOMMAGE

David Douyère

Le sens de la flèche pour Jean Devèze, une investigation critique d’une symbolique de l’Information–Communication

Article

Texte intégral

Nous remercions Michaela Alexandra Tudor et Stefan Bratosin, coordinateurs des Actes du colloque international Communication du symbolique et symbolique de la communication dans les sociétés modernes et postmodernes, ORC IARSIC – ESSACHESS 8-9 novembre 2012, de nous avoir donné l’autorisation de publier l’article de David Douyere. Nous témoignons également notre reconnaissance à David Douyere auteur de l’article qui suit.

1Si une communication symbolique s’effectue dans la société, et en accompagne la structuration, elle est mise en œuvre et effectuée par des signes qui sont les agents concrets de cette transmission. Ce sont quelques-uns de ces signes qu’a voulu analyser Jean Devèze (1934-2003), chercheur en sciences de l’information et de la communication (Laulan, 2004 ; Michel, 2011), dans plusieurs de ses travaux. La thèse de doctorat d’état qu’il a consacrée en 1986, sous la direction du sociologue des médias Jean Duvignaud (1921-2007), au « Sens de la flèche »1, s’inscrit dans la perspective d’une analyse, non sémiologique, mais anthropologique, du sens porté par un signe qui semble, au regard du matériau rassemblé et analysé dans les sept volumes de la thèse2, faire florès au moment où il effectue sa recherche : face à cette profusion de « flèches », qu’il collectionne et classe, en une quasi-encyclopédie, puis analyse, Jean Devèze dégage, parmi d’autres (la fonction mathématique, métaphorique…), le sens « symbolique » de la flèche, cherchant ce que dit, ce que représente la flèche, qui dit plus qu’elle ne dit… Ce travail, qui a pu passer pour essentiellement descriptif, et qui s’intéresse, avant l’heure, à la « trivialité » (Jeanneret, 2008) de la flèche, à la dissolution dans l’ordinaire circulatoire, sous sa figure, d’un sens et d’une communication active, possède une dimension critique, qui sans doute n’a pas été suffisamment relevée, et une dimension émancipatrice, par l’analyse : il s’agit pour le chercheur en sciences de l’information et de la communication de faire prendre conscience des « prestiges » de la flèche, d’analyser ce que signifie sa profusion dans les manuels et les ouvrages d’économie ou de communication des années 1980, dans les publicités, les documents d’entreprise, les ouvrages d’informatique… Si Jean Devèze est par ailleurs bien conscient que la flèche est un outil du formalisme de la pensée, qui peut accompagner son élaboration, il s’intéresse ici à la dissémination de son usage communicationnel, et à ce qu’il recouvre.

2L’approche de Jean Devèze ne consiste donc pas, dans ce travail, dans une théorisation du symbolique ou de la communication symbolique, mais dans l’analyse de la fonction symbolique de certains signes véhiculés par l’information publicisée et par la communication, qui opèrent une communication usant du et recourant au symbolique. On peut donc dire qu’il se livre, organisant « une constellation d’images » (V, 22923), à une analyse matérielle de la flèche, par la recension, la présentation, le classement, l’histoire et la description, pour saisir l’injection de sens dont elle semble porteuse en maints endroits. C’est donc une démarche assez pragmatique que met en œuvre Jean Devèze dans sa collection analytique et encyclopédique, qui traverse les champs de la culture et de la communication (la légende historique, le religieux, l’édition, l’entreprise, l’économie, les marques, la publicité, l’art et la littérature…) pour saisir la démultiplication d’un signe, et la fonction de celle-ci.

3Nous nous proposons d’analyser ici cette démarche et d’en mesurer la portée4, afin de contribuer, modestement, à une étude conjointe de la communication symbolique et de la symbolique de la communication. Nous nous intéresserons dans un premier temps à la symbolique de la communication que semble figurer la flèche, dans un certain nombre de cas relevé par cet obstiné chercheur (1.), avant de considérer sur quoi se forme théoriquement son étude analytique du symbolique (2.), et d’éclairer la démarche de Jean Devèze de collection, d’analyse et de décomposition de la profusion sagittaire (3.).

4La présente recherche s’appuie sur une lecture analytique de la thèse de Jean Devèze (1986) et de l’article « La flèche et l’économie » (1987), en lien avec d’autres travaux de Devèze. Cette lecture s’inscrit dans une démarche compréhensive de restitution de la démarche épistémique, de la façon dont Devèze produit des connaissances sur cet objet familier, dans une perspective interne, afin de remettre au débat scientifique cette approche qui a été quelque peu négligée. Le présent travail ne consiste ni dans une restitution des débats théoriques qui ont entouré ou suivi la thèse, ni dans une perspective de généalogie conceptuelle. Il constitue à la fois une étude de la communication, qui croise donc le symbolique, à travers une de ses figures, en ses théorisations et pratiques (Galinon-Mélénec, 2007), et une analyse d’un mode de symbolisation de la communication (Michel, 1992), mais propose également une contribution à l’histoire des sciences de l’information et de la communication en France (Boure, 2002), Jean Devèze ayant été un des fondateurs et présidents de la Sfsic, la Société française des sciences de l’information et de la communication (Laulan, 2004 ; Michel, 2011).

La flèche et la symbolique de l’information – communication

5La flèche est d’abord, « avant toute chose, un objet matériel » (V, 2269), une « arme de jet » que le chercheur, qui mobilise l’anthropologie, l’histoire de l’art et des techniques, observe de la tête et de ses barbes à son fût et à l’empennage (I, 14), non sans s’intéresser à ses propulseurs. De l’arme, à laquelle il propose non sans humour de revenir (I, 8), dans une perspective de désarmement que l’on qualifierait aujourd’hui de décroissante, il passe au logo, à l’image, au symbole que devient la flèche, dont il fait une collection, produisant dessins, tableaux, tracts et publicités, couvertures d’ouvrages, en une folle encyclopédie. Parmi les nombreux éléments dont elle se fait la métaphore, ou le symbole, Devèze relève l’information et la communication.

6Selon lui, le schéma de la communication descendante emprunte à la flèche de l’archer Apollon « pour signifier sa capacité à faire pénétrer le contenu de ces messages dans la tête des destinataires aussi sûrement qu’elle-même est apte à pénétrer la chair de ses victimes-cibles » (III, 1278). Ainsi, plus largement, « La flèche s’est instituée vecteur métaphorique du transfert du message et de l’information véhiculée par elle » (Idem). Devèze va donc, présentant une série de pièces de son encyclopédie visuelle de la flèche, faire apparaître « le recours à la flèche pour illustrer et symboliser les activités d’information et de communication » (III, 1285). C’est la couverture du livre de J.-L. Servan-Schreiber Le pouvoir d’informer (J’ai lu, 1974 ; fig. 622), une couverture de la revue Temps réel, spécialisée dans l’informatique (1983), l’emblème du Mitra 15, ordinateur fabriqué par CII en 1972 (fig. 634 ; III, 1303), la couverture de l’édition américaine (Doubleday Anchor) du livre de Edward T. Hall The Silent Language (fig. 539 ; III, 1313), celle du livre de W. Schramm Men, messages and media, a look at human communication (fig. 642), ou encore celle du livre de son « maître » et ami Abraham Moles (Devèze, 2004 ; Moles, 1971), Théorie structurale de la communication et société (Masson, Cnet ENST ; fig. 647 ; III, 1322) qui lui apportent les « preuves » de cet emploi, et de ce symbole. Il y analyse à chaque fois ce que ces flèches disent de la communication : s’il y a réciprocité ou non, si les personnages représentés semblent atteints ou non par la communication figurée par les flèches, si l’apport communicationnel ainsi montré semble équivalent ou non (affiche du centre de documentation de Jussieu, qui fait apparaître par les flèches des flux entrants inférieurs aux flux sortants), le silence opposé par certaines flèches à la communication… L’analyse, discrète et brève, semble se terrer au pied de l’image montrée comme indice et preuve ; elle ne cherche pas à prendre la première place. Les figurations de la communication sont multiples. Commentant un placard de l’artiste de l’esthétique de la communication Fred Forest (né en 1933), auquel il s’est beaucoup intéressé (Devèze, 1994), il voit même dans la flèche la « traduction graphique du mot ‘‘communication’’ » (III, 1334). Étudiant la flèche et la poste (III, 1367), il voit ses flèches communicantes, quittant ou rejoignant le centre, dans les fresques d’Annette Messager pour le bureau central des PTT de Limoges (III, 1370 sqq)… La flèche achemine le sens, dit l’échange, la diffusion, la transmission informatique ou postale, ce qui est reçu, soit différentes modalités de la communication, que Devèze ne s’efforce pas ici de synthétiser.

Une étude analytique du symbolique

7La dimension symbolique est une des dimensions que Jean Devèze confère à la flèche, mais elle n’est pas la seule. Il s’intéresse aussi à l’imaginaire, à la métaphore… : « Objet, signe, emblème, allégorie, métaphore, symbole, il n’est guère de mode d’être ou de signifier que la flèche n’ait investi de sa présence. Et la flèche ne se trouve jamais là passivement, ni même de façon neutre. Elle est à chaque fois investie de valeurs ou de significations dynamiques puissantes. » (V, 2486).

8La flèche peut ainsi suivant ses analyses apparaître comme la métaphore (V, chap. 6) du soleil, de la lune, du chaud et du froid, du décor (paysage), du temps, de la voix, du bruit, de la parole, du discours, de mots méchants, de la menace, de la violence et de la malédiction, de la guerre, de la résistance, de l’individualisme libertaire, de l’innocence ou de la simplicité, de la vanité, de l’élévation de l’esprit, du but, de l’imagination, de l’intellect, du désir, figure de la logique, métaphore de la négation, de l’apparition du sens, de la relation, du signal et du sens, de l’esprit, de l’élan, de la poésie, d’un soupçon d’angoisse, de la blessure et de la mort, du sourire, de l’avenir… Elle peut être également sans signifié, ou simple flèche décorative, mais aussi emblématique, dans un contexte allégorique. Elle peut donc être aussi symbole (V, chap. 6, 2429). Elle lui apparaît alors, au fil des analyses et des images, des textes commentés, symbole de l’autorité et de la souveraineté, symbole solaire, d’ouverture et de pénétration, des échanges entre le ciel et la terre, du dépassement, d’aboutissement, d’intuition, du destin, de la vie de l’amour, du diable, du démon, de la douleur de la blessure de la mort, de l’information et de la communication. Et de conclure, dans cette profusion symbolique, à une « ahurissante polysémie » de la flèche (V, 2290).

9Sa définition du symbolique s’appuie sur celle qu’élabore le philosophe André Lalande, l’académique auteur du Vocabulaire de la philosophie (1976, 12e éd.) : « ce qui représente autre chose en vertu d’une correspondance analogique », puis « tout signe concret évoquant (par un rapport naturel) quelque chose d’absent ou d’impossible à percevoir ». En réalité, le travail de Jean Devèze s’appuie surtout sur la recherche de Gilbert Durand, et notamment sur Les structures anthropologiques de l’imaginaire (1969), qui élabore une voie anthropologique pour aborder le symbolique et l’imaginaire (Durand, 2011), et se réfère aussi à Gaston Bachelard. La question initiale du « Sens de la flèche » part toutefois de Roland Barthes (L’Aventure sémiologique), pour y revenir à la fin : « la question-clé est celle de Barthes, à savoir celle de la sémiogénèse », « par quelles ruses, traverses, voies obliques un signe acquiert-il un sens, des sens, du sens ? » (I, 12). Comment il s’érige en symbole ?

10Se référant à Gilbert Durand, il estime que la flèche « fonctionne dans notre imaginaire comme un ‘‘signe symbolique’’, qui agglutine les sens divergents et antinomiques » qu’elle porte avec tant de force. Car la flèche semble douée d’une exceptionnelle, pour ne pas dire unique « plasticité sémantique », « qui lui permet de se couler, de se fondre dans une extrême diversité de situations sémiogénétiques, et d’y exceller. » (V, 2489).

11C’est donc un travail sur le symbolique qu’effectue Jean Devèze en organisant sémantiquement sa collection, et en analysant les représentations de la flèche, et leurs portées, car « les images nous aident à comprendre comment le sens de la flèche a évolué » (V, 2490). Une constitution progressive du symbolique s’effectue : « À travers l’histoire, la flèche n’a cessé de perdre du côté de l’objet référentiel pour conquérir du sens du côté de l’emblème, du signe, de la marque et du symbole. Aujourd’hui, à l’orée du xxe siècle, la flèche est devenue un objet sémantique fluide, mobile, instable errant, en dépit de la multiplicité de ses usages strictement codés » (V, 2496).

12La flèche lui apparaît ainsi, au fil de l’analyse de matériaux iconographiques recueillis, symbole de l’autorité et de la souveraineté (V, 2438), symbole d’ouverture et de pénétration (V, 2448), du fait du caractère de la lumière solaire propre à pénétrer les orifices, de se glisser dans les ouvertures, explique-t-il. Elle devient ainsi un symbole de la pénétration dans l’esprit (et donc de la communication), évoquée par Stefan Bratosin (2004) sous la figure de la « nouthésie ».

13L’appui de cette investigation est anthropologique et iconographique : « Venue du tréfonds de la mémoire collective inconsciente – nos ancêtres du néolithique n’ont-ils pas été tous plus ou moins chasseurs ? –, [la flèche] est à présent partout vivante dans le monde contemporain, au bord des autoroutes comme sur les claviers des micro-ordinateurs. Cette permanence, cette généralité en font l’un des signes majeurs, dans l’ordre du non linguistique, de l’activité d’organisation sémantique du monde par l’homme et les sociétés. » (V, 2486).

La démarche de Jean Devèze : analyse d’une collection signifiante

14Comment Jean Devèze travaille-t-il ? Comment et pourquoi a-t-il amassé, des années durant, cette collection de pièces ? La perspective qui est la sienne est de comprendre un phénomène social et historique large. La méthode de collecte, d’origine anthropologique (Babou, Le Marec, 2003) lui sert ici, comme aux chercheurs qui étudient les mouvements politiques ou sociaux par les tracts ou les affiches, à rassembler, à collecter le réel épars et fugace. Le geste assemble, rend proche et relie, met en face des éléments dissemblables dont la confrontation est heuristique, comme dans la collection artistique de la fondation Barnes. Il est aussi une part quasi invisibilisée de ce travail : conjointement à la démarche qui consistait à « recueillir des preuves » (III, 1285), Jean Devèze a mené une enquête, et interrogé des commanditaires (IV, 1410) de « graflèches » (graphèmes et graphismes liés), notamment.

15La perspective est de porter attention au trivial, au banal quotidien, au signe infiltré dans l’ordinaire ; il veut étudier « un flot d’images contrôlé par les marchands et négligé par ceux dont le métier est de penser » (V, 2287). Il ne dit rien du travail de mise en fiche, de classement, de rassemblement et de thématisation qui a manifestement été le sien. Il ne dit rien de l’ampleur. Il dit en revanche l’obsession qui à la fois permet ce travail et en résulte, quand il décrit le « caractère quasi-obsessionnel de ce genre de recherche » (V, 2289-2290). « Activité ludique selon les uns, obsessionnelle selon les autres, la découverte des flèches et de leurs représentations est un honnête passe-temps […]. Le chercheur, lui, se trouve en présence d’objets si multiples, si divers, et parfois si contradictoires que sa perplexité s’accroît », car « le champ est immense, les balises rares » ; « Surtout, les flèches volent en tous lieux, tirées de partout et filant nulle part […] » (I, 10). Le chercheur a le « sentiment – décourageant ? – que le sens, les sens de la flèche sont à peu près inépuisables. » (V, 2497). C’est donc à une « tentative d’épuisement » à la façon de Georges Pérec (qu’il cite à propos du classement, toujours provisoire), mais disséminée, que se livre Devèze à propos de la flèche.

16Il indique cependant comment la recherche du sens (de la flèche) peut s’évanouir devant la collection, comme chassée par elle : « à trop quérir la flèche on court le risque de rentrer le carquois plein et la tête vide ! » (V, 2290). De l’addiction à l’image sagittaire, il dit la conversion en paroles, estimant que le mot latin, addictus, précisément « unit le donné au dit » : « Je me suis donné, adonné à l’image de la flèche, comme à une drogue dure. […] je restitue en dire ce que j’ai recueilli en données. » (V, 2288).

17Jean Devèze est conscient toutefois qu’il ne peut réduire à quelques sens seulement cette profusion de flèches, à la perspective parfois tout à fait contradictoire, et ne cherche pas à produire de synthèse, ni de typologie. Il parcourt, et décrit, « décrypte », non sans connaissance de l’incidence sur cela de sa subjectivité, et de l’impossibilité d’une science objective des images : « J’ai donc examiné des images de flèches, ou des images contenant des flèches à travers le filtre : 1. de ma perception, 2. de ma compréhension, 3. de mon imaginaire » (V, 2289), expose-t-il, s’appuyant sur Pierre Francastel (L’image, la vision et l’imagination, 1983). Il tient à conserver une distance (Michel, 1992) dans la production de sens, et évoque « la présomption, toujours menaçante, d’énoncer sans restriction : ceci montre, révèle, signifie, symbolise, etc. ». Prudence et modestie du sens conféré à la flèche donc, effacement devant la collection qui, présentée, doit dire quelque chose au lecteur.

18Car la recherche, qui n’est pas seule passion du collecteur qui a vu une permanence ou une résurgence, a aussi une fonction d’éveil et de libération sociale : il s’agit d’éclairer ses contemporains sur le sens subreptice de la flèche, dans un combat anti-idéologique, qui l’a amené par exemple à s’opposer à des collègues marxistes (Devèze, 1980 ; Douyère, 2010) ou althussériens (Laulan, 2011), ou aux transformations communicationnelles de l’Église catholique (Devèze, 1980, 2001), évoquées encore ici (III, 1338-1339). Car la flèche est pour lui, à la suite de Serge Tchakhotine (1883-1973), dans lequel il voit un précurseur car il « a pressenti […] les ressources manipulatrices du signe en général » (V, 2499), un instrument de la propagande ou d’une incitation abusive à une équivalence, une induction d’action, indue et questionnable.

19L’équivalence et l’injonction, l’invitation à l’action, mais sans doute plus que tout la proclamation d’une direction, le refus qu’une direction soit imposée, le fait de « viser », dans ce qu’effectue la flèche, sont nous semble-t-il ce qui gêne le plus Devèze, et confère ardeur à son travail analytique et finalement dénonciateur de l’usage d’un signe, qui devient symbole. Il estime en effet, citant Raoul Vaneigem en exergue d’un chapitre, que « Le champ sémantique est un des principaux champs de bataille où s’affrontent la volonté de vivre et l’esprit de soumission. ». Car la flèche « est à même de faire allusion, d’indiquer, de traduire, de suggérer, d’induire, d’intimer, d’imposer à celui qui la regarde » ; « elle se substitue dans sa nudité à une foule d’indications, d’explications, d’injonctions, d’ordres. » (V, 2497). « Partout et en tout temps présente, vivante et signifiante, la flèche se comporte comme une sorte d’équivalent universel » (V, 2498). Devèze se méfie de l’« usage injonctif de la flèche, que l’injonction s’opère sur le mode insidieux – dans la publicité par exemple – ou sur le mode impératif, comme dans le code de la route ou l’emblématique politique » (V, 2499, conclusion 2).

20Il lui apparaît manifeste qu’un « usage manipulateur » (V, 2500) de la flèche peut être fait : « Et si l’on doit évidemment tenir la flèche pour innocente des abus que l’on en fait, on ne saurait en dire autant de ceux qui la polissent, l’ajustent et la décochent sur des cibles à la conscience assoupie. » Jean Devèze craint en effet « la manipulation inconsciente des esprits par des signes apparemment si anodins qu’on ne les perçoit que distraitement » (Idem), visant par là la publicité et la communication politique, et marqué par la lecture de Vance Packard (1914-1996), le rêve de la persuasion clandestine « continu[ant] de hanter trop d’idéologues pour négliger les conséquences perverses d’une invasion sémiologique qui demeurerait voilée ».

21Devèze explique plus précisément son propos terminal dans sa troisième conclusion (V, 2501) : « la flèche est devenue, dans les sociétés contemporaines, un outil manipulatoire d’autant plus efficace qu’il est banalisé. Si l’on n’y prend garde, elle peut se faire l’instrument de l’aliénation de l’homme et des sociétés, toujours menacées par les idéologies totalitaires et les pratiques unidimensionnelles » (où l’on peut voir une étonnante référence à Herbert Marcuse…). La recherche sur la constitution symbolique de la flèche, sur les sens symboliques et métaphoriques de la flèche, a donc pour but d’inviter à se défier de son « sens », de ce à quoi elle vise, de ce qu’elle voudrait faire faire, ou faire penser : « C’est donc à une attitude de lucidité face aux prestiges de la flèche, face à ses mirages comme à ses perversions, qu’il convient d’appeler fermement non seulement les hommes de communication, mais aussi et surtout l’ensemble des citoyens. » Placage final d’une rhétorique grandiloquente, incantatoire et paranoïde, pose vertueuse, ou pose de la tête de la flèche de son travail ? C’est, nous semble-t-il, cette dernière perspective qu’il faut retenir, car non seulement « c’est […] la pointe de la flèche qui condense l’essence de sa / ses -> signification(s) » (sic ; V, 2489), mais elle se lie très bien à d’autres objets de son travail, l’Église catholique, par exemple… En effet, pour Devèze, la recherche a une fonction d’éclairement social, de désignation des masques et « prestiges » du symbolique.

Conclusion

22Si l’information et la communication produisent du symbole, ou se constituent dans et par le symbolique, entendu comme la médiation d’un sens partagé, culturellement ancré, et socialement structurant, à partir d’un signe ou d’une figure, alors l’analyse des symboles dans la production médiatique et informationnelle constitue une façon de décrypter cette constitution et cette emprise du symbolique dans les sociétés contemporaines. C’est ce à quoi se livre précisément Jean Devèze dans le monumental « Sens de la flèche », et dans quelques autres travaux. La flèche lui apparaît en effet comme un vecteur de cette constitution du symbolique, notamment de l’information – communication, quand elle vient illustrer la diffusion, la pénétration des esprits, l’envoi et la réception d’informations, le dialogue, mais la flèche se fait aussi par ailleurs, dans sa polysémie, symbole de l’amour, de la mort…

23Il s’agissait pour l’auteur de repérer et de désigner les multiples sens de la représentation graphique de la flèche (en tant que signe, et logo) dans des contextes éditoriaux et informationnels, politiques et sociaux, différents, dans une perspective de libération à l’égard de l’emprise des symboles (Douyère, 2010). Le chercheur, ici, est engagé dans un décryptage qu’il conçoit comme socialement utile. Se défaire de l’emprise et du non-dit des signes, perçus comme porteurs de prestiges (Chrétien, 1990), et dont on suppose qu’ils induisent des significations sociales, tel est alors le travail du chercheur engagé dans cette consignation monumentale, jugé parfois trop descriptive, des occurrences, des variations et des sens de la flèche (Laulan, 2004), dans ses usages et représentations multiples. C’est ici un ordre des apparitions et des efficiences qui est interrogé. Car analyser la flèche, c’est tenter de comprendre la constitution de « la cible, la victime, les destinataires » (Devèze, 1986, p. 2501), et ce qu’ « on » veut en faire – soit le projet info-communicationnel même.

24La flèche, ce « vecteur métaphorique du transfert du message et de l’information communiquée par elle » (Devèze, 1986, p. 1278), métaphore de la communication (Tudor, 2009), a ceci d’intéressant qu’elle constitue, dans la diversité de ses emplois, un signe transverse, mobilisé par la tradition visuelle occidentale et transposé ou repris par la culture contemporaine dans la publicité, la littérature managériale, technique et entrepreneuriale, la représentation informationnelle, etc. Elle constitue en ce sens un « pont » entre une symbolique traditionnelle et contemporaine. L’analyse du « sens de la flèche » traverse les supports produits par la société contemporaine, et inclut par ailleurs le religieux (Devèze, 2001), comme espace spécifique du symbolique (Lamizet, 2011), à travers l’analyse de la flèche de saint Sébastien. Elle constitue également, sans doute, un relatif « impensé » communicationnel et informationnel, signe d’une trivialité de la communication (Jeanneret, 2008).

25Construisant pour l’étudier une approche anthropologique et historique, plus que sémiologique, dans la lignée des travaux de Gilbert Durand, et à partir d’une question sur le sens des objets posée par Roland Barthes, Jean Devèze entreprend de constituer une archive iconologique de la flèche qui en montre les dérivations et orientations, et permet de tracer la « sémiogénèse » de la flèche : « […] insensiblement, écrit-il au terme de son analyse, nous sommes passés de l’objet-flèche réel et matériel à un objet « introuvable », à la limite du concevable, puis à une flèche invraisemblable et quasiment imaginaire. Il est temps de prendre avec cette dernière quelque recul. » (V, 2285). C’est en effet dans une destination critique et d’éveil des esprits en société que Devèze réalise ce travail, qui revêt à ses yeux une fonction politique et anti-idéologique. L’analyse communicationnelle au service de la lutte contre l’asservissement et la propagande, dont le symbolique se laisse à être l’outil, afin que la cible soit tout à fait consciente de ce qui lui arrive et la vise : « Le sens de la flèche, en dernière analyse, est d’abord son sens primitif, son sens premier, à savoir celui que lui impulse l’archer, le tireur, le sagittaire. Mais c’est aussi celui que lui concède la cible, la victime, le destinataire, qui se trouve à destination, au terme de la trajectoire, et assume son destin. » (V, 2500).

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Référence de l’article : Douyère, David (2013), « Le sens de la flèche pour Jean Devèze, une investigation critique d’une symbolique de l’information – communication », Stefan Bratosin, Mihaela Alexandra Tudor (coord.), Communication du symbolique et symbolique de la communication dans les sociétés modernes et postmodernes, Actes du colloque international orc iarsic – Essachess 8-9 novembre 2012, Béziers, Iasi (Roumanie), Institutul European, « Colloquia » (13), 2013, p. 59-68 (http://www.euroinst.ro/titlu.php?id=1322) [isbn 978-973-611-993-4].

Joumana Boustany a initié un site Jean Devèze http://www.jean-deveze.fr

Une journée d’études a eu lieu le 10 février 2011 à l’Université du Havre-IUT.

Jean Luc Michel sur son site http://jeanlucmichel.com a consacré de nombreuses pages à Jean Devèze.

Notes

1 Voir notamment Michel, 2011, p. 13.

2 Cinq volumes constituent la thèse proprement dite, deux volumes (vi et vii) forment un complément consacré aux représentations artistiques du martyre de saint Sébastien (Laulan, 2004 ; Michel, 2011, p. 13), ce saint chrétien percé de flèches.

3 Nous indiquons le tome suivi de la page, quand il s’agit de la thèse, Le sens de la flèche.

4 L’auteur remercie Joumana Boustany (Dicen, Université Paris Descartes), éditrice du site Jean Devèze (Boustany, 2010-2012) pour sa relecture attentive, sa contribution à cet article et ses pertinentes suggestions.

Pour citer ce document

David Douyère, «Le sens de la flèche pour Jean Devèze, une investigation critique d’une symbolique de l’Information–Communication», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 10-Varia, HOMMAGE,mis à jour le : 20/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=581.

Quelques mots à propos de : David Douyère

Université Paris 13, Labsic, France. Mail : david.douyere@gmail.com