Aller la navigation | Aller au contenu

HOMMAGE

Jean-Luc Michel

Jean Deveze, Le Gentleman Chercheur

Article

Texte intégral

1Les Cahiers de la SFSIC me permettent d’exprimer ce que seules quelques personnes proches connaissaient de la vie et de l’œuvre de Jean Devèze. J’ai envie de dire, paraphrasant le plus grand écrivain français, que de Jean Devèze, né le 20 juin 1934 à Paris, on eût pu dire qu’il était une « force qui va ».

Caractéristique n° 1 : la connaissance et la pratique de la technique

2Beaucoup de chercheurs de sa génération présentaient toutes les réticences possibles vis-à-vis de la technique. Dans ce rapport avec celle ci, j’ai observé avec quelle rapidité Jean Devèze se mit à l’informatique. La leçon que j’en ai tirée et que je synthétise ici est la suivante : pour parler de communication pour l’analyser valablement, il faut connaître les principes des appareils et leur logique d’usage pour reprendre la belle expression de Jacques Perriault. Et c’est là où la formation initiale de Jean Devèze joua un rôle fondamental : la physique exige la compréhension de tous les rouages de la réalité naturelle ou artificielle, elle pousse à chercher les variables, à construire des modèles et à les dépasser, elle conduit à la réfutabilité. Je me souviens d’une discussion passionnante, parmi tellement d’autres (!), sur Popper et son crible de scientificité : comment convaincre les chercheurs en SHS et en SIC qu’ils ne pouvaient l’ignorer ? Comment leur montrer que sitôt qu’un de leurs concepts devient dogme, il n’est plus scientifique mais idéologique. Nos combats ultérieurs à la SFSIC ou au CNU tenaient essentiellement à ce positionnement, déjà très « molesien ».

Caractéristique n° 2 : l’ouverture intellectuelle et culturelle

3Jean Devèze fut un gentleman en ce sens qu’il considérait que «toucher à tout» (ce que l’on nomme pudiquement l’éclectisme de ses publications) faisait intrinsèquement partie de son activité scientifique. Et au fond de cette question on retrouve le débat sur les réseaux sémantiques et la pluridiciplinarité : tout comme Moles, Jean Devèze critiquait la notion d’interdiscipline. Venant de la physique et des sciences dures qu’il connaissait bien, il cherchait à effectuer des transferts notionnels, des portages cognitifs d’un univers à l’autre. Il refusait l’enfermement du micro-spécialiste qui a fait perdre tant de temps aux sciences dures.

Caractéristique n° 3 : La rigueur morale

4Jean Devèze déployait toutes les gammes de ses larges compétences organisationnelles en essayant de répondre à son idéal de justice, en refusant tout passe droit, tout arrangement entre amis, parfois même au détriment de ses proches. Il ne faisait jamais entrer en ligne de compte ses affinités, ses préférences politiques ou philosophiques, allant jusqu’à recruter ou faire recruter des personnes qui votaient aux antipodes de lui. C’est tellement rare dans le monde universitaire d’aujourd’hui où les positionnements politiques explicites ou implicites font partie des critères de recrutement via les multiples commissions constituées sur une base le plus souvent idéologique et/ou syndicale qu’il faut le signaler avec force. L’Humanisme de Jean Devèze ne connaissait pas de frontière intérieure entre l’enseignant, le chercheur et le directeur de composante ni de frontière extérieure en ne recrutant des candidats pour un poste donné que sur la seule base de la compétence. Ce côté incorruptible, je l’ai vu en œuvre tout au long de nos trente années d’amitié et de combats communs.

Caractéristique n° 4 : La rigueur scientifique

5Outre sa philosophie personnelle, sa rigueur scientifique tenait aussi à sa capacité de travail : pour un petit article de séminaire ou de colloque, publié ou non, il passait des heures de recherches préliminaires assorties de déplacements à ses frais, d’interviews, de mises en formes diverses. Au contraire de la préparation, la rédaction était rapide. Les quelques fois – rares heureusement – où il me fit l’amitié de me demander mon avis sur un futur article, je n’eus pratiquement jamais d’objections ou de corrections à proposer : tout était bon dès le premier jet. Sa formation en sciences dures lui avait donné deux attitudes irremplaçables, base d’une épistémologie originale : la recherche de toutes les variables d’un problème et le souci de les modéliser. Rechercher toutes les variables est bien sûr au cœur de la démarche cartésienne, mais là où Jean Devèze excellait, c’était que plutôt que de se contenter des plus simples d’entre elles comme un physicien classique, il allait les traquer au plus profond du problème, surtout lorsqu’elles étaient interdépendantes. Dans cette tâche difficile, il était puissamment aidé par sa culture qui lui faisait embrasser des champs cognitifs disjoints et par son sens de l’humour, du bon mot systématique, preuve de la vigueur de ses réseaux sémantiques. Une mention particulière doit être faite au sujet de sa thèse d’Etat : Le sens de la Flèche, soutenue à Paris 7 le vendredi 5 décembre 1986, alors qu’il avait dépassé la cinquantaine.

Caractéristique n° 5 : La ténacité face aux mauvais coups

6Toute vie professionnelle présente des bons et des mauvais moments, et toute situation de pouvoir exacerbe les tensions, les jalousies, les mesquineries ou les bassesses, c’est une leçon de l’histoire. Et des trahisons, Jean Devèze en a connu toute sa vie, au moins pendant les trente années où je l’ai régulièrement côtoyé à Paris 7, au Havre et à Marne la Vallée. Les deux grands combats de Jean Devèze concernèrent le CNU et la SFSIC.

7Vis-à-vis du CNU, le combat fut âpre mais feutré. Le clivage était assez clair. Il a été heureusement repris par Michel Mathien et Arlette Bouzon : le refus que les carrières enseignantes, que la politique scientifique soient décidées par les représentants syndicaux. C’est un beau débat, assez franco-français, mais grâce à Jean Devèze, une opposition a pu se maintenir et garder une ligne de pluralité et de démocratie. Tous ceux qui ont œuvré avec lui, même une partie de ses opposants, comme Robert Boure, ont pu apprécier là aussi sa rigueur dans la gestion des dossiers et son fair play1. Lecture complète et attentive des travaux des candidats, rapports très circonstanciés, et là encore, mémoire exceptionnelle. Il fut la bibliothèque vivante des enseignants chercheurs de trois décennies, connaissant par cœur les travaux des dizaines, puis des centaines de collègues dont il avait examiné les dossiers.

8Avec la SFSIC, les choses furent plus difficiles. Jean Devèze joua un rôle considérable dans l’organisation des SIC en France, en créant en 1972 la « Chronique de la 52ème section » (ancienne dénomination de la 71ème. Rappelons aux plus jeunes que ceci signifie qu’il y a 70 autres disciplines devant nous, toutes plus légitimes les unes que les autres bien entendu…). Cette chronique a donné naissance à La Lettre d’Inforcom que j’ai reprise en 1989 pour une dizaine d’années. Avec le temps, je n’ai pas encore compris pourquoi et comment, ce qui aurait dû rester un débat scientifique ou épistémologique a dégénéré en combat de tranchées.

9D’un côté le camp des universitaires « déterministes » qui considèrent que les conditions de départ (essentiellement sociales) déterminent les conditions d’arrivée. Pour citer un nom extérieur aux SIC, mais très important néanmoins dans le paysage scientifique des trente dernières années, on aura reconnu l’école bourdieusienne des tous débuts jusqu’aux derniers travaux. Une sorte d’alliance de Rousseau et de Zola s’exprimant dans un autre registre et avec une autre langue(…) Pour les enseignants-chercheurs de cette tendance, largement majoritaires, la communication influence les dominés, les médias les trompent, les pervertissent ou les détournent de la révolte ou de la révolution. Les êtres humains ne sont pas – ne sont plus – libres. On retrouve ce clivage non dit partout en SHS : en sociologie bien sûr, mais en sciences de l’Education (le système scolaire perpétue ou accentue les inégalités, etc.), en économie (voir comment on a toujours minoré Schumpeter). En face, si l’on peut dire, le camp des « non déterministes » qui considère que l’être humain est libre, qu’il peut s’amender, se modifier, se libérer et grandir. Ce serait Hugo opposé à Zola. Jean Devèze était résolument de ce camp là. Son engagement à gauche, fort ancien, s’inscrivait dans sa générosité naturelle. Camus contre Sartre peut-être ? Nos discussions sur Jean-François Revel et La Connaissance inutile étaient infinies. Et la SFSIC, parce que c’était sa fonction, a été le lieu de convergence de ces débats.( …..)

10Pendant tout le début des années 90, Jean Devèze et moi tenions une place importante à la SFSIC, mais étroitement limitée à ce qui n’était pas directement politique ou stratégique, à savoir la Commission Formation qui était directement dans les compétences de Jean Devèze eu égard aux cursus qu’il avait créés. J’avais pris la responsabilité de la Lettre d’Inforcom en 1989, avant de créer SicNet, le site web de la SFSIC en 1995. Nous fonctionnions de concert, nous voyant et nous parlant très souvent, ce furent des années inoubliables….. En 1996 Jean Devèze obtint enfin la présidence(…. )Je conserve la tristesse que Jean Devèze n’ait pas pu donner sa pleine mesure. Avec le recul, et même l’autocritique (!), nos propositions étaient fondées et raisonnables: la professionnalisation était notre souci principal. Les formations professionnalisantes défendues par Jean Devèze dès les années 80 sont celles qui marchent et rivalisent aujourd’hui avec les IEP et les écoles de commerce. Sur la question scientifique nos craintes étaient fondées : la notion d’interdiscipline n’a pas affermi les SIC, bien au contraire. La sociologie, qui n’est plus celle de Pierre Fougeyrollas à Paris 7, nous dévore de l’intérieur. Le refus de tenter des grandes théorisations, de construire une épistémologie novatrice, le choix de l’empirisme et des micro études locales nous ont dilués année après année. Jean Devèze était de la génération des grands créateurs des SIC. À force de se cantonner dans la dénonciation des effets médiatiques et de la « domination », nous ne sommes plus entendus par grand monde. Nous devrions être appelés par les décideurs ou les médias pour témoigner, livrer des analyses succinctes peut-être, mais pertinentes des phénomènes actuels, nous devrions produire du concept opératoire, des modèles fonctionnels, de l’utilité sociale. Je n’aurai pas la cruauté de demander qui aujourd’hui est censé représenter les SIC, avec quelque autorité et talent à défaut de génie ? Quels éléments de réponse apportons-nous sur les grandes interrogations vis-à-vis de la téléréalité, de la violence, du traitement médiatique, des nouvelles technologies, de la «com» politique ?

Conclusion : La modestie d’une œuvre majeure en faveur des SIC

11Ce qui reste – et lui fait tort – c’est sa modestie en tant que chercheur. Jean Devèze n’a pas publié de livre. Ce ne sont ni les thèmes, ni les occasions, ni les réseaux qui lui ont manqué. Ni la faculté d’écrire comme le montrent ses articles. Il s’était fait aux SIC à l’image de Moles ou de Barthes. Comment écrire un maître livre après eux ? S’est-on demandé pourquoi les très grands chefs d’orchestre ne deviennent jamais compositeurs ? Et aujourd’hui d’ailleurs, qui a pris le relais ? Qui présente une œuvre de ce calibre ? C’est peut-être une des raisons de cette absence de titre d’ouvrage dans sa bibliographie. Jean plaçait la barre trop haut. Une autre explication, déjà esquissée, tient à son insatiable curiosité : Chercher, réfléchir, décrire, expliquer quelque chose de neuf. Son calibre était l’article. C’est là qu’il a donné le meilleur de lui même. D’autres que lui ont excellé dans la forme brève : Schubert n’en est-il pas l’exemple le plus accompli ? Jean Devèze dépensait tellement d’énergie dans ses « petites » recherches sur des « petits sujets » qu’il n’avait plus l’envie de les publier sous une forme doctorale officielle. Pour être lui même un lecteur insatiable, il savait bien que les livres qui restent sont rares. Si l’on veut trouver le grand œuvre de Jean Devèze, c’est dans la structuration de notre discipline qu’on le trouvera, de même que dans sa double culture des sciences dures aux sciences douces. Il a passé des années à rassembler des énergies, à monter des cursus, à préparer des dossiers sur la professionnalisation parce qu’il savait bien que les emplois se trouvaient là, et hélas, pas dans la recherche, qui concerne et concernera toujours des petits effectifs. Je voudrais faire état d’un embryon de projet inédit que nous eûmes ensemble à la SFSIC et sur lequel nous revînmes dans une discussion quelque temps avant sa disparition : Encourager les thèses de docteur-ingénieur dans les SIC. Faire en sorte qu’un haut niveau de recherche puisse déboucher sur autre chose qu’une « reproduction » mécanique du système universitaire en devenant enseignant-chercheur à son tour. Pour les sciences dures, cette proposition serait triviale. Un docteur en physique ou en chimie a plus d’offres d’emploi dans les laboratoires privés qu’à l’université. Pourquoi ne pas en faire autant  en Infocom ? Il suffirait (!) de réorienter totalement les sujets de thèse, les problématiques, les méthodologies, de refonder une épistémologie qui nous soit propre et efficace pour traiter de la complexité et du non déterminisme, bref de repartir de ce que construisait Abraham Moles dans les Sciences de l’Imprécis.

12Il reste une autre question : pourquoi le système universitaire a-t-il été incapable de faire à Jean Devèze la place qu’il méritait ? Les qualités que j’ai analysées ici auraient-elles été perçues comme des défauts ? Sa vaste culture, ses anecdotes permanentes, son sens de l’organisation, son franc parler, son esprit brillant auraient-ils déclenché des jalousies ? Son refus des compromissions, des inimitiés ? Et sa rigueur, des haines ? Car enfin, après sa thèse monumentale, ses articles, ses nombreuses directions de thèses, ses invitations à l’étranger, ses actions en faveur des SIC, il ne trouva aucun poste à Paris 7, son université qu’il avait contribué à construire, il dut accepter d’aller au Havre (et comme on l’a vu, plutôt que de prendre ceci comme une punition, il travailla énormément pour ce nouveau public, bien différent de celui qu’il pratiquait à Jussieu). Il fallut que Daniel Laurent le fasse venir à Marne la Vallée pour qu’enfin il pût créer son DESS, à 59 ans… Il obtint laborieusement sa première classe de professeur, il n’eut jamais la classe exceptionnelle, et le conseil «scientifique» de Marne la vallée, sa dernière université, ne lui accorda pas l’éméritat. Quel est ce système qui promeut trop souvent les apparatchiks et laisse de côté les meilleurs ? S’il n’avait trop aimé son pays et sa vie parisienne, Jean Devèze eût pu s’expatrier comme tant d’autres, écœurés qu’ils furent par un système trop longtemps stalinien qui ostracise les opposants, qui n’aime pas la réussite et déteste le talent.

13Pour l’avoir connu d’aussi près, je dois dire qu’il en a souffert, parfois beaucoup. Les injustices qu’il a subies ne le laissaient pas de marbre, mais, au final, le sens de sa mission essentielle, tournée vers le développement des SIC a toujours eu le dessus. Sa bonne humeur, sa joie de vivre, sa convivialité ont fait passer bien des difficultés, et jamais je ne l’ai senti aigri ou découragé longtemps. C’est aussi une leçon : ne jamais se laisser abattre, avoir confiance dans sa voie ou son œuvre en dépit des difficultés. Et cette confiance, nous savons qu’il eut raison de l’avoir car ce qu’il apporté aux SIC est considérable.

14Quant à ce titre de Gentleman chercheur, traduit-il une posture finalement d’un autre âge ? Celle du chercheur isolé qui travaillait sur des thèmes qu’il choisissait en rejetant les contraintes de la structuration en laboratoires et leur programmation ? Un peu, on s’en doute, car les temps ont changé. Mais il met l’accent sur la culture, la hauteur de vue, l’humour, l’autodérision, le doute, tout sauf la pensée préformatée des réponses dogmatiques.

15C’est une autre leçon de Jean Devèze. Son éclectisme viscéral a poussé son humanisme vers l’universalisme.

Une version plus complète de ce texte est disponible en ligne. http://www.jeanlucmichel.com/Distanciation/JLM/JD-JLM-Le-Havre-2011.pdf

Notes

1 « … Cette prise de position maintes fois réitérée, n’a jamais empêché J. Devèze de débattre... car il aimait le débat, tous les débats. Ainsi, alors qu’il s’était opposé, en tant que Président de la SFSIC et pour les raisons évoquées supra, à la création du groupe de travail interne Théories et pratiques scientifiques (TPS), il a suivi avec assiduité ses réunions pendant la durée de son mandat. », Robert Boure, L’Histoire des SIC. Entre gratuité et réflexivité, in Questions de recherche, n° 10, 2006, p. 291. Dommage que la belle honnêteté intellectuelle de Robert Boure n’ait pas été suivie par son « école » de pensée.

Pour citer ce document

Jean-Luc Michel, «Jean Deveze, Le Gentleman Chercheur», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 10-Varia, HOMMAGE,mis à jour le : 20/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=582.

Quelques mots à propos de : Jean-Luc Michel

Université Jean Monnet