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QUESTIONS DE RECHERCHE

Éric Dacheux

La bd un objet d’étude qui enrichit les SIC

Article

Texte intégral

1La communication est un objet des SIC. Un objet encore marginal, mais déjà un objet ancien. En 1968, sortait la traduction française de « Understanding Media » dont le chapitre 17 était consacré aux bandes dessinées. Huit ans plus tard, la revue Communications consacrait un numéro à la BD (le 24), tandis que A. Mattelart et A. Dorfman sortaient « Donald l’imposteur ». Le neuvième Art n’a donc pas attendu le vingt et unième siècle pour voir les sciences de l’information et de la communication (SIC) s’intéresser à lui. Mais si cet intérêt n’est pas nouveau, il demeure anecdotique. C’est dommage car la BD offre de nombreuses pistes pouvant renouveler la recherche en SIC ! Faute de place, nous n’allons, ici, n’en évoquer que deux : les médias et le sensible.

La BD : une invitation à renouveler les études médiatiques

2Le premier intérêt de la BD dans le domaine des études médiatiques est, selon nous, de reposer la question de la définition du mot média. En effet, pour des théoriciens de la BD comme Will Eisner (2009) et Scott Mc Loud (1999) ou des chercheurs en communication comme MC Luhan (1968) et Éric Maigret (2012), la BD est un média. Mais cette définition reste minoritaire tant parmi les spécialistes de la BD que parmi les chercheurs en communication. Du coup, cette définition non consensuelle permet de poser la question de la définition théorique : qu’est-ce qu’un média ? Traditionnellement, cinq traits servent à caractériser un média : des caractéristiques techniques singulières, une industrie culturelle particulière, une médiation spécifique entre un émetteur et le public, une programmation, la diffusion d’information. Bien sûr, on peut rajouter d’autres traits caractéristiques comme le projet politique (Wolton, 2009) ou le contrat de communication (Chareaudeau, 1997). Mais, au fond, peu importe car plus on complexifie cette définition et plus on en restreint l’utilisation à trois médias de masse : la presse écrite, la radio et la télévision. Or, une telle restriction conduit à se poser des questions sans fin sur la nature d’Internet et, surtout, pousse à sous estimer la diversité du paysage médiatique français. En dehors des médias de masse appartenant à des groupes de communication et s’adressant au grand public, se sont, en effet, développés des médias appartenant à des collectivités publiques (commune, pays, département, etc.) ou à des organisations (entreprises, syndicats, associations, etc.) qui ciblent un public particulier. Ces médias sont, aujourd’hui, fabriqués par des professionnels et ont une diffusion non négligeable : plus de 1,5 million d’exemplaires pour « Valeurs Mutualistes », le magazine de la MGEN ! Une définition trop complexe du mot débouche donc sur une conception très précise mais aussi très étroite de ce qu’est un média. Du coup, cette complexité conduit à exclure la BD de cette notion, mais conduit également à refuser le terme « média » pour définir le livre, le téléphone, le jeu vidéo, Internet, etc. Une telle exclusion est préjudiciable car elle réduit beaucoup trop la focale et empêche de saisir la globalité des interactions complexes à l’œuvre dans la réalité empirique. Pourtant, en unifiant tous les outils de communication non directe (qui ne se déroulent pas en face à face) sous le terme « média », on se donnerait le moyen théorique d’étudier au plus près la réalité empirique caractérisée par la circulation/transformation d’un support à un autre (de la BD papier, à la BD numérique en passant par la BD devenue dessin animé, par exemple) ce que l’on nomme « l’intermédialité » et qui constitue, pour nous, le deuxième enjeu médiatique de la BD. Le troisième est lié à la singularité du média BD, puisque si cette dernière possède certaines caractéristiques d’un média de masse, elle se développe aussi, d’une certaine manière, contre eux. En effet, si la BD délivre des informations sur le monde, ces informations obéissent moins à une logique de normalisation professionnelle (celle des journalistes) qu’à une logique artistique d’expression de soi. La BD, comme le cinéma, est un média artistique. C’est justement cette présence forte du langage artistique dans le dispositif communicationnel de la BD qui fait qu’elle n’est pas perçue par le grand public comme un média de masse. À l’inverse, parce qu’elle ne nécessite ni musée ni salle spécialement équipée, la BD n’est pas vécue comme l’espace de sacralisation de l’artiste, mais comme le terrain de jeu du lecteur qui, en se confrontant à un univers singulier, se construit sa propre perception du monde. Ce jeu entre média et art, interroge du coup, quatrième point, la notion de journalisme, puisque d’une part, la BD a vu se développer un nouveau genre : la BD de reportage ; tandis que des revues de journalisme utilisent partiellement (La revue XXI) ou totalement (La revue dessinée) la BD comme moyen d’information. Dès lors, en intégrant ce phénomène on peut relativiser, nous semble-t-il, les causes technologiques souvent avancées pour comprendre la crise du journalisme et proposer d’autres explications comme, par exemple, la négation d’une subjectivité qui ne semble pourtant plus être un obstacle à la réception de l’information ou l’envie du public de trouver, dans l’information, une esthétique informationnelle qui soit différente de l’esthétique publicitaire. Le dernier point est sans doute celui qui est le plus traité actuellement par les étudiants de master ou de thèse s’intéressant à la BD : le numérique. Quel est l’impact du numérique sur la BD ? Une BD numérique est-elle toujours une BD ? Le numérique permet-il de découvrir de nouveaux talents ou de proposer de nouveaux modèles économiques pour l’industrie de la BD ? On le voit, la BD est, ici, un élément utile de comparaison : assiste-t-on, pour tous les médias, à une lente convergence ou, assiste-t-on, au contraire, à un même processus historique récurant : une hybridation entre médias permettant à chacun d’évoluer et d’affirmer sa singularité ?

La BD un révélateur de la dimension sensible de la communication

3La communication n’est pas - n’en déplaise à Habermas – uniquement un agir rationnel. Elle repose sur un rapport dialogique entre le sens et le sensible (Boutaud, Defour, 2013). Étudier la BD permet de placer au cœur des SIC cette dimension sensible de la communication trop souvent négligée. Par exemple, en communication politiques, l’étude des BD - qu’elle concerne des héros qui comme XIII ou Tintin sont impliqués dans des complots politiques, des biographies dessinées de leader politique (Che Guévara, de John F. Kennedy), des œuvres de propagande (Captain America aux Usa, la revue Le Téméraire sous Vichy, etc.), ou des critiques humoristiques de la vie politique (la face Karchée de Sarkozy, Quai d’Orsay, etc.) - ne peut que conduire à signaler la dimension esthétique des communications et des actions politiques. Pas de mise en sens du politique sans mise en scène et mise en forme, nous enseigne chaque album de BD évoquant la communication politique ! De même, les succès internationaux de comics trip (Superman, Barman), de manga (Naruto, Dragon Ball Z) et de BD francophones (Tintin, Astérix) permet de s’interroger sur la mondialisation de l’esthétique. Pourquoi ces BD, si inscrites dans des traditions culturelles si locales, parviennent-elles à toucher des publics internationaux ? Pourquoi, au contraire, certaines aires culturelles, sont-elles réticentes à des BD qui sont un succès partout ailleurs (Astérix, qui est sans doute la BD la plus vendue dans le monde, n’a jamais percé aux USA) ? Du coup, on voit surgir une troisième question : celle de la réception. Simplement, la nature du média BD invite à dépasser les problématiques traditionnelles de la réception (les œuvres médiatiques comme produits culturels hégémoniques se heurtant aux ressources culturelles des publics, ou comme modèles de comportements permettant de faire face à ses problèmes relationnels), pour s’intéresser à la création mise en œuvre par le récepteur. En effet, cette réception créatrice est particulièrement visible dans la BD où c’est le lecteur qui fabrique le mouvement et procède au montage des séquences. Quatrième question, celle de la matérialité. La multiplication des formats, l’apparition de BD créées spécifiquement pour smartphone ou la présence de planches originales dans les musées invite le chercheur à s’interroger sur la dimension esthétique des dispositifs de communication. Lire une planche de BD case après case sur son smartphone, en rétro-projection sur grand écran, dans un album cartonné A3 ou dans un format souple A5 ce n’est pas simplement utiliser des techniques différentes, c’est aussi vivre des expériences esthétiques différentes. Enfin, la BD invite à prendre plus sérieusement en compte la question du temps et de l’espace dans la communication. Dans La dynamique du capitalisme, Braudel insiste sur le fait que le capitalisme découpe l’espace entre un centre qui attire les richesses et une périphérie qui est exploitée, vidée de ses ressources. L’espace n’est pas ouvert, il est contraint : toutes les routes conduisent à Rome, c’est-à-dire à la capitale économique du monde. Et si l’histoire de la mondialisation est celle des changements de centres (Venise, Amsterdam, Londres, New York), celle du capitalisme est celle de la domination du centre sur la périphérie. Cette structuration intangible de l’espace semble, au premier abord, être présente dans la BD puisque le lecteur doit suivre, case après case, le découpage voulu par l’auteur pour parvenir au bout de l’histoire. Or, en réalité, si les conventions de lecture (en Europe, de gauche à droite et de bas en haut), orientent le lecteur dans un sens déterminé, la planche de BD, du fait même qu’elle peut être saisie dans sa globalité en un coup d’œil, invite à remettre en cause la notion de centre. Le lecteur n’est pas contraint par l’espace iconique proposé par l’auteur, il peut lire la double page en commençant par n’importe quelle case. Mais, nous dit Braudel, le capitalisme, c’est aussi une vision singulière du temps. Le temps du capitalisme est le temps court, « time is money ». La globalisation financière et la possibilité de déplacer, d’une place boursière à une autre, plusieurs milliards en quelques secondes, n’ont fait que renforcer cette immédiateté. Mais ce temps court n’est pas celui de la marche en avant à pas forcés mais du surplace, de la stabilité. Il s’agit de naturaliser ce qui est, de faire comme s’il existait des lois économiques immuables, comme si la chute du mur avait entraîné la fin de l’histoire (Fukuyama, 1989). Ce surplace frénétique propre au capitalisme semble, dans une vision sémiologique purement structurale, l’apanage de la BD populaire. C’est, en tout cas, ce qu’établit Umberto Eco dans son célèbre article consacré à Superman. Pour lui, le héros ne vieillit jamais. La trame narrative de la BD est ainsi construite pour supprimer ce qui est la condition de la liberté : la distinction entre le passé, le présent et le futur (Eco, 1976). Cette analyse structurale est aujourd’hui dépassée. D’une part, parce que de nombreux héros de BD vieillissent (à l’image de Blueberry, par exemple). D’autre part, parce que la BD ne se réduit pas aux aventures de superhéros. De nombreuses BD, à l’exemple des albums parus dans la collection « Jour J » (Delcourt), s’amusent à jouer avec le temps, à montrer que ce qui est aurait pu ne jamais advenir : et si les Russes avaient fait les premiers pas sur la Lune ? (Les Russes sur la Lune). Et si l’attentat d’Hitler avait été un succès (Block 109) ? On touche là, à la vraie puissance de la BD : la double capacité à s’abstraire du temps celle de l’auteur (qui prend le temps de construire une histoire hors de notre temps) et celle du lecteur (qui reconstruit à son rythme le temps du récit). La BD révèle à chacun la jouissance que procure d’être l’unique gestionnaire de son temps.

4Ancrée depuis presque 50 ans dans les SIC, la BD reste un objet peu exploré. Pourtant, elle touche à l’essence même de la communication, l’écart entre l’intention de l’auteur et la réception créative du récepteur.

Bibliographie

Boutaud J.-J., Dufour S., « L’extension du domaine du sacré », Questions de communication, N° 23, 2013.

Braudel, F., La dynamique du capitalisme, Paris, Flammarion, 2008 (1985).

Charaudeau P., le discours d’information médiatique. la construction du miroir social, Paris, Nathan, 1997.

Communications, La bande dessinée et son discours, Communications, N°24, 1976.

Hermès, La Bande dessinée : art reconnu, média méconnu, Hermès, n° 54, 2009.

Eco U., « Le mythe de Superman » ; Communications, N° 24, 1976.

Eisner W. Les clés de la Bande dessinée T1 l’ art séquentiel, Paris, Delcourt, 2009.

Communication et langage, Bande dessinée : le pari de la matérialité, Communications et langages, N° 167, 2011.

Fukuyama, F., « La fin de l’histoire », Commentaire, N° 47, 1989.

Pour citer ce document

Éric Dacheux, «La bd un objet d’étude qui enrichit les SIC», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 10-Varia, QUESTIONS DE RECHERCHE,mis à jour le : 20/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=604.

Quelques mots à propos de : Éric Dacheux

Université Blaise Pascal, EA 4647, Communication, innovation sociale, et ESS. Mail : eric.dacheux@univ-bpclermont.fr