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DANS L'ACTUALITÉ

Marlène Coulomb-Gully

Les études médiatiques au prisme du genre

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Texte intégral

La réflexion ici menée sur la question des relations entre Genre et médias reprend en partie des développements proposés dans le cadre des trois articles suivants : « Les SIC : une discipline Gender blind ? » (Coulomb-Gully, 2009) ; « Féminin-Masculin : Question(s) pour les SIC » (Coulomb-Gully, 2010) ; « Genre et médias : vers un état des lieux » (Coulomb-Gully, 2011).

1« Les SIC : une discipline gender-blind ? » : tel était le titre, explicite, d’un article que j’avais rédigé à la fin de la décennie précédente, à la demande de la revue Questions de communication1 (Coulomb-Gully, 2009). Quelques années plus tard, où en est-on ? Des thèses et des HDR de plus en plus nombreuses sont soutenues dans le cadre de la problématique « Genre et médias », un séminaire portée par deux chercheuses de la discipline et axé spécifiquement sur le lien entre Genre, médias et communication est lancé au printemps 20132 et cette initiative des Cahiers de la SFSIC, comme une publication à venir de la Revue française des SIC confirment qu’une étape a été franchie. « Enfin », pourrait-on dire. En effet, si le caractère tardif de la rencontre entre SIC et Genre est aisément explicable quoique regrettable, la centralité et l’opérativité du concept de Genre dans les processus de communication comme dans la construction des savoirs rendaient cette rencontre indispensable ; le programme de travail désormais entamé est cependant encore largement devant nous.

SIC, Genre et Médias : une rencontre tardive

2Alors que bien des disciplines universitaires (histoire, sciences politiques, sociologie, etc..) ont opéré leur « gender turn » au siècle précédent, les Sciences de l’Information et de la Communication sont jusqu’à il y a peu, restées en marge de ce vaste mouvement. Ce n’est pas un hasard si certaines de ces disciplines comptent parmi les plus anciennes et les plus légitimes, et nous avons fait l’hypothèse (Coulomb-Gully, 2009) que la gémellité profonde des études de Genre et des SIC avait fonctionné comme un repoussoir pour ces dernières, en quête de reconnaissance institutionnelle. En effet, bien des griefs formulés par le monde académique français à l’encontre des études de Genre rappellent ceux qui ont été opposés aux SIC dans leur combat pour la légitimité scientifique. Les deux disciplines, nées dans la foulée de Mai 68 et du vaste mouvement de remise en cause qui a alors traversé la société française, entretiennent une parenté étroite avec le monde anglo-saxon ; cette origine est suspecte pour une partie de l’Université française très marquée par la tradition marxiste et par conséquent méfiante par rapport à tout ce qui provenait des États-Unis. Cette origine anglo-saxonne explique également l’importance de l’approche empirique et la prégnance du terrain dans les études de Genre comme en communication ; or celles-ci sont peu conformes à notre tradition universitaire hexagonale qui a tendance à privilégier le culte du concept et la mystique de l’intellectuel. L’engagement militant des féministes et l’expertise des communicants leur ont également valu des soupçons quant aux exigences de scientificité des disciplines universitaires. Leur statut épistémologique et leur métissage revendiqué (s’agit-il de disciplines ou d’inter-disciplines ?) ont renforcé la méfiance à leur égard.

3La marginalisation dans la recherche française des Cultural Studies a également contribué à tenir à distance les Gender Studies qui en procèdent (Mattelart et Neveu, 2003 ; MEI 24-25 ; 2007 ; Glévarec et al., 2008). Les SIC se sont ainsi privées des outils leur permettant de déconstruire le rapport au savoir, en dépassant la pseudo objectivité de la science comme la neutralité prétendue du chercheur (Harding, 1991), qui ont longtemps fait obstacle à la reconnaissance du Genre comme discipline scientifique et à son extraordinaire potentiel explicatif. Engagées dans la foulée des Cultural Studies ou dans des espaces plus réceptifs à la pensée et à l’action féministes, les recherches sur « Genre et médias » sont de ce fait largement développées dans les pays scandinaves, dans le monde anglo-saxon et dans certaines régions d’Amérique latine, alors qu’aucune synthèse sur ce thème n’existe à ce jour en français.

4Revenant au calendrier de cette rencontre manquée, notons enfin le caractère politique de l’agenda scientifique. Marie-Joseph Bertini note avec justesse que la France s’est tenue à l’écart du Gender Mainstream, qui préconise une approche intégrée de l’égalité entre les hommes et les femmes et la reconnaissance du Genre comme dimension structurante de la société comme des savoirs (Bertini, 2009). À cette posture générale, ajoutons une frilosité particulièrement marquée des gouvernements de droite à l’égard de cette question. Le gouvernement socialiste récemment arrivé au pouvoir semble faire de l’égalité entre les sexes une priorité : l’agenda politique pourrait favoriser la prise de conscience générale de l’importance de ces questions et contribuer ainsi à l’intégration du Genre dans l’ensemble des problématiques scientifiques3.

Centralité et opérativité du concept Genre pour penser les médias

5À l’instar des tribunaux ou des écoles, les médias relèvent des « technologies du pouvoir » dont parle Foucault, et participent plus que jamais des processus de socialisation genrée. Prolongeant la réflexion de Foucault, Teresa de Lauretis parle à leur propos de « technologies de genre » : « Le genre, comme la sexualité, n’est pas la propriété des corps ou quelque chose qui existe originellement chez les humains, mais (…) il est ‘un ensemble d’effets produits dans les corps, les comportements et les relations sociales’, pour reprendre Foucault, et ce grâce au déploiement d’ ‘une technologie politique complexe’ » écrit-elle (de Lauretis, 2007 : 41).

6Pour l’auteure, si le Genre est (une) représentation, la représentation du Genre est sa construction. Pour illustrer sa thèse, elle propose l’exemple suivant : quand on coche un F sur un formulaire administratif, « alors que nous pensions que nous étions en train de cocher le F sur le formulaire, n’était-ce pas en fait ce F qui imposait sa marque sur nous ? » (de Lauretis : 62). « Nous collant à la peau comme une robe en soie mouillée », écrit-elle par ailleurs. Comprendre comment la représentation du Genre est construite par une technologie donnée est alors considéré comme une étape prioritaire du programme de recherche établi par la chercheuse, les médias étant au cœur de ce processus.

7Les féministes ne s’y sont pas trompées qui dès les années soixante, ont montré du doigt les magazines féminins et la publicité, dénonçant leur conservatisme et pointant leur responsabilité dans le maintien des femmes dans des jeux de rôle convenus confortant la domination masculine et la société patriarcale (Sullerot, 1966 ; Dardigna, 1974 et 1978 et, aux États-Unis, Friedan, 1964). Dans la continuité du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, elles rappellent qu’« on ne naît pas femme » mais qu’« on le devient » et soulignent l’importance des instances de socialisation dans ce travail de formatage, au premier rang desquelles les médias.

8Cinquante ans plus tard, où en est-on ? Si l’étau des assignations genrées s’est desserré - en témoignent une plus grande égalité entre hommes et femmes, tout au moins en Occident, et une redéfinition plus large des sexualités -, la place et le rôle des médias dans la société se sont accrus, rendant leur analyse plus que jamais nécessaire.

9Par ailleurs, la focale resserrée sur les seules femmes dans les travaux que l’on vient d’évoquer s’est élargie. Il s’agit désormais de prendre en compte la représentation des femmes et des hommes dans les médias, mais aussi d’interroger plus largement l’articulation du masculin et du féminin. Le bénéfice par rapport à la formulation initiale est double. D’une part, l’intégration des hommes dans les travaux sur le Genre a permis de révéler la fausse neutralité qui tendait à faire croire que seul le féminin était construit, et à considérer les femmes comme « spécifiques » quand les hommes étaient la norme. D’autre part, l’utilisation des notions de « masculin » et de « féminin » désarrimées du binôme hommes/femmes - le féminin n’étant pas plus l’exclusivité des femmes que le masculin n’est celui des hommes - a permis d’intégrer l’ensemble des sexualités (« LGBT » : lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres) dans la réflexion. L’emploi du mot « Genre » rend compte de ces mutations.

10Rappelons en effet les trois principes au fondement de ce concept (Béréni et al., 2008) : la dénaturalisation du social, corollaire de la perspective anti-essentialiste qui préside à la définition des sexes ; l’approche relationnelle des sexes et le dépassement de la binarité hommes-femmes ; et l’inscription du Genre dans un ensemble complexe de rapports de pouvoir (race, classe, âge…).

Genre et médias : esquisse cartographique et perspectives de recherches

11Nous avons jusqu’ici employé le mot « médias » comme un terme générique. Cette facilité de langage est trompeuse : « les médias » - c’est un truisme de le rappeler - n’existent pas. François Jost, que nous suivrons ici, propose de distinguer entre les modes informatif (« c’est pour de vrai »), ludique (« c’est pour rire ») ou fictif (« c’est pour de faux »), selon la stratégie discursive privilégiée par l’énonciateur (Jost, 1997).

12Le discours d’information (« c’est pour de vrai ») a suscité de nombreux travaux et l’on comprend pourquoi : le caractère médiatiquement construit du Genre apparaît d’autant mieux que l’on a affaire à des discours revendiquant un « dire vrai » et qui se donnent communément comme le reflet de la réalité. Le « Global Media Monitoring Project » qui depuis 1995 analyse les médias d’information sous l’angle des sexo-spécificités pointe avec constance le « gender gap » entre la réalité et sa représentation médiatique (http://www.whomakesthenews.com). Ces travaux dénoncent l’enfermement catégoriel qui tend à assigner hommes et femmes à des jeux de rôles convenus alors même que la réalité du terrain est plus mouvante et diversifiée. Ce travail d’analyse doit être systématisé et le baromètre des évolutions dans la représentation du Genre par les médias doit être perfectionné (Coulomb-Méadel, 2012).

13L’humour (« c’est pour rire ») constitue plus que jamais une modalité d’expression privilégiée du monde médiatique contemporain et un lieu de production particulièrement intéressant des stéréotypes de Genre. Malgré une reconfiguration importante des scènes humoristiques et des performances de Genre qu’elles permettent (Quemener, 2013), le lien entre humour et misogynie reste puissant, de même qu’y est souvent privilégiée la construction d’une virilité ostentatoire et méprisante pour d’autres formes de masculinités (« Les grandes gueules » sur RMC, « Les grosses têtes » sur RTL, etc.) En outre, cet humour apparaît comme une tradition française à laquelle il est d’autant plus malvenu de s’opposer qu’on paraîtra « manquer d’humour », précisément. L’étude de ces discours s’impose, en lien avec la ligne éditoriale de leurs « supports » et leurs audiences.

14Les fictions (« c’est pour de faux ») produites en particulier dans le cadre des médiacultures (Maigret et Macé, 2005) dont l’audience est importante, illustrent également la polyphonie constitutive du discours des médias. Les fictions diffusées sur TF1 ne privilégient pas les mêmes représentations du Genre que celles de Canal Plus ou d’Arte, par exemple, comme le montre très bien Laetitia Biscarrat dans sa thèse sur les représentations du couple à la télévision (Biscarrat, 2012).

15Une prise en compte fine de la polyphonie constitutive des médias permet d’observer le dépassement de certains stéréotypes, et l’ouverture d’espaces de visibilité fondés sur une reconfiguration des assignations de Genre. C’est ce travail d’analyse, sensible aux tensions et aux logiques contradictoires qui traversent ce vaste ensemble « des » médias qu’il faut désormais approfondir.

16Les travaux sur les usages et la réception doivent aussi être développés et le caractère genré des conditions de production être plus systématiquement intégré à la réflexion. Ainsi des logiques à l’œuvre au niveau des professionnels des médias, avec la double ségrégation verticale - qui relègue les femmes en bas de la hiérarchie - et horizontale - qui les affecte à des thèmes spécifiques comme le care -. Or des mutations sont en cours4 qu’il est nécessaire d’analyser finement, dans la foulée des travaux existant sur le monde journalistique (Damian-Gaillard et al., 2010), qui doivent être développés et étendus aux animateurs comme aux propriétaires des entreprises médiatiques et être mis en lien avec l’ensemble du processus médiatique.

17En aval, il faut développer les recherches sur les usages et les pratiques de réception, qu’il s’agisse par exemple des usages de l’Internet (Jouët, 2003), des jeux vidéo ou de la réception des quotidiens (Debras, 2003) et autres journaux. La dimension genrée de la sociologie des usages ou plus exactement du « paradigme des usages » doit être largement approfondie.

18Enfin, trop souvent focalisées sur les seules femmes, les recherches doivent travailler à une meilleure articulation du masculin et du féminin, dans un dépassement de la binarité hommes/femmes (Espineira, 2012) et prendre en compte les rapports de domination dans toute leur complexité (genrée, sociale et raciale en particulier - Dalibert 2012-).

19Comme elle reconfigure notre rapport au monde, la radicalité de l’approche par le Genre bouleverse l’ensemble des savoirs disciplinaires. Dans le champ d’investigation ici esquissé et encore largement à construire du Genre et des médias, les objets d’étude sont divers et les méthodes d’analyse mises en œuvres variées, la seule exigence incontournable étant celle de déconstruction critique des impensés, qui est au fondement de l’interrogation de Genre, et rejoint en cela l’objectif heuristique inhérent à toute quête de savoir.

Bibliographie

BISCARRAT L., Les représentations télévisuelles du couple homme-femme : une approche par le genre, Thèse sous la direction d’André Vitalis, Université Bordeaux 3, 2012.

COULOMB-GULLY M. et MEADEL C., « Plombières et jardinières. Résultats d’enquêtes et considérations méthodologiques sur la représentation du Genre dans les médias », Sciences de la Société, n° 83, 2012, pp.14-35.

COULOMB-GULLY M., « Genre et médias : vers un état des lieux », Sciences de la Société, n° 83, 2011, pp.3-13.

COULOMB-GULLY M., « Féminin-Masculin : Question(s) pour les SIC », Questions de communication, n° 17, 2010, pp.169-174.

COULOMB-GULLY M., « Les SIC : une discipline Gender blind ? » Questions de communication, n° 15, 2009, pp.129-153.

DALIBERT M., Accès à l’espace public des minorités ethno-raciales et ‘blanchité’, Thèse sous la direction de Jacques Noyer, Université de Lille 3, 2012.

DAMIAN-GAILLARD B., FRISQUE C. et SAITTA E. (dir.), Le journalisme au féminin : assignations, inventions, stratégies, Rennes, PUR, 2010.

Notes

1 Questions de Communication 15/2009 « Penser le Genre ».

2 Il s’agit du séminaire porté par Virginie Julliard, MCF à l’Université de Compiègne et Nelly Quemener, MCF à l’Université de Paris 3. En-dehors des SIC, un autre séminaire portant sur « Genre et Médias » est lancé à la même période dans le cadre d’Efigies (association d’étudiant·e·s, doctorant·e·s et jeunes chercheur·e·s en Études Féministes, Genre et Sexualités).

3 Rappelons que l’arrivée de la gauche au pouvoir dans les années 80 s’est traduite par un relatif développement des études de Genre en France, même si ce soutien fut erratique (Coulomb-Gully, 2009) À l’heure actuelle, la loi sur le mariage pour tous et l’ensemble des actions paritaires impulsées par le Ministère des Droits des femmes témoignent de cette sensibilité plus marquée à gauche, de même que la nomination, pour la première fois depuis Yvette Roudy en 1981, d’une Ministre des Droits des femmes de plein exercice. On se gardera cependant de conclure trop hâtivement au caractère définitif de ces avancées…

4 En témoigne par exemple la récente nomination d’une femme comme rédactrice en chef du Monde ; un hebdomadaire comme Le Canard enchaîné reste en revanche très masculin. Là encore, la généralisation est impossible.

Pour citer ce document

Marlène Coulomb-Gully, «Les études médiatiques au prisme du genre», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 9-Varia, DANS L'ACTUALITÉ,mis à jour le : 22/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=699.

Quelques mots à propos de : Marlène Coulomb-Gully

Université de Toulouse 2, LERASS/LCP. Courriel : marlene.coulomb@univ-tlse2.fr