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DANS L'ACTUALITÉ
Genre et presse féminine : un vaste chantier encore peu explore
Texte intégral
1La presse féminine est un objet de recherche paradoxal : alors que les magazines féminins constituent le secteur le plus dynamique d’une presse magazine en développement au cours du second vingtième siècle, les chercheur-e-s s’y sont très peu intéressé-e-s. Si elle est longtemps restée dans l’ombre de la recherche, c’est qu’elle était perçue, non pas seulement comme un objet illégitime, parce que trop futile par rapport à une presse d’information sérieuse, mais aussi comme un instrument de la corruption des mœurs féminines, de l’oppression capitaliste et plus tard de la domination masculine.
2Le manque de légitimité de la presse magazine en tant qu’objet de recherche est l’héritage de son illégitimité comme objet médiatique. Parce qu’elle diffuse une littérature de distraction à destination des femmes, cette presse est attaquée, comme les romans, par les directeurs de conscience catholiques, comme l’abbé Bethléem, au début du XXe siècle (Mollier, 2002)1. Au même moment, ces journaux sont, pour les penseurs socialistes, un danger, car ils détournent de l’engagement politique. Pendant cette première partie du XXe siècle, l’histoire des journaux qui connaît ses balbutiements ne s’intéresse qu’aux titres politiques. Il faut attendre les lendemains de la Libération pour percevoir une évolution. Au milieu des années 1950, Roland Barthes examine, dans Mythologies, les fiches cuisine de Elle comme un des symboles de la nouvelle société. Quelques années plus tard, une sociologue s’empare de l’objet. Dans La Presse féminine (1963), Evelyne Sullerot décrit l’histoire d’une démocratisation en trois étapes : la dame, la femme, la ménagère. Puis elle étudie les conditions de financement, d’édition et de distribution de la presse féminine du début des années 1960. Trois ans plus tard, elle réinterroge les mêmes objets en tenant de cerner les modalités d’engagement politique des titres (Sullerot, 1966). Ces recherches ne sont considérées que comme marginales dans les entreprises de synthèse scientifique de l’époque2.
3Avec le développement de la deuxième vague du féminisme, la presse féminine est dénoncée comme faisant partie des agents de la domination masculine. Pour Anne-Marie Dardigna (1975), les magazines participent à l’aliénation des femmes dont ils vantent et vendent les corps sur papier glacé. Les magazines féminins deviennent des cibles pour les féministes. En 1970, les militantes du Mouvement de libération des femmes (MLF) choisissent de chahuter les États généraux de la femme organisés par le magazine Elle. En détournant le questionnaire transmis aux lectrices, elles en font un manifeste contre l’oppression véhiculée par le discours du journal (MLF, 2009).
4Dans les années 1980, c’est à nouveau de la sémiologie qu’émerge un nouvel intérêt pour l’objet presse féminine. Publié pour la première fois en 1986, la synthèse de Samra-Martine Bonvoisin et Michèle Maignien (1986) témoigne d’une demande sociale sur cette question. Paradoxalement, alors qu’il s’agit aujourd’hui d’une presse fractionnée en de nombreux sous-secteurs, et que la presse féminine est le domaine de presse magazine qui réalise les ventes les plus importantes (Sonnac, 2010), les études restent peu nombreuses. Il n’existe par exemple aucune monographie scientifique sur les journaux les plus importants : Elle, Marie Claire, Femme actuelle3. C’est d’autant plus paradoxal que c’est un sujet très populaire chez les masterant-e-s qui réalisent de très nombreux travaux4. Malheureusement non valorisés, ils restent souvent méconnus.
5Depuis une quinzaine d’années seulement, la recherche en sciences humaines se penche sur ces objets illégitimes. Venue des études littéraires, Sylvette Giet a été pionnière en s’intéressant à la presse du cœur (Giet, 1997). Jamil Dakhlia (2010) a, depuis, montré la filiation entre ce secteur et la presse people contemporaine. Aujourd’hui considérés par les historiens comme des acteurs sociaux au cœur des mutations du second vingtième siècle, les magazines féminins deviennent la source d’études des mutations des rapports sociaux de sexe (Pavard, 2012 et Blandin, 2012). Dans cette perspective, la presse féminine, dans la diversité de ses discours, est une fenêtre ouverte sur l’étude des relations intra-familiales. Ainsi, alors que le courrier des lecteurs réactive les normes conjugales, la publicité encourage l’accomplissement personnel de chaque membre de la famille (Blandin, 2012).
6A priori la presse féminine est en effet un terrain privilégié pour les études de genre. Le genre, compris, comme une « catégorie utile de l’analyse » est « un élément constitutif des rapports sociaux fondé sur la différence perçue entre les sexes ; il est une façon première de signifier les rapports de pouvoir » (Scott, 1988 : 141). Si l’on part du principe que ce qui est défini comme féminin relève d’une construction sociale, alors étudier la presse féminine est un excellent moyen pour comprendre les acteurs et les vecteurs de cette construction. Entre vie réelle et vie rêvée, le succès de la presse féminine tient à la richesse des rêves qu’elle propose à ses lectrices. L’expression de soi, de ses sentiments, crée un lien entre la vie de la lectrice et ce contenu rédactionnel (Devillard, 2010).
7Les travaux sur la presse féminine, bien avant le développement des études de genre, ont mis l’accent sur les stéréotypes qu’elle véhicule et la manière dont elle participe à l’intériorisation des rôles féminins. Des recherches récentes tendent à proposer une lecture plus complexe de la production et la réception de ces stéréotypes de genre. C’est le cas de la thèse de Justine Marillonnet (2010) sur les images de mode à travers trois magazines (Cosmopolitan, Elle et Femme actuelle) qui invite à penser les représentations offertes par la presse féminine en relation avec les transformations sociales ayant touché les femmes au cours du second XXe siècle. Dépassant le constat que les images de mode présentent des stéréotypes de genre, elle propose d’attirer au contraire l’attention sur les espaces de négociation. Elle met ainsi l’accent sur la réception et s’appuyant sur les travaux de Joan Rivière et d’Erving Goffman et argue que les pages modes des magazines féminins proposent une identité féminine morcelée qui traduit non pas seulement une « parade de genre subie » mais une « mascarade stratégique ».
8Les travaux récents mettent également l’accent sur les injonctions contradictoires qui caractérisent les magazines féminins. Cela est particulièrement visible en ce qui concerne la diffusion d’un discours sur la sexualité dans la culture de masse à partir des années 1960. La presse féminine en fait une stratégie commerciale à un moment qui correspond à la fin de l’âge d’or et à une diminution du lectorat. Le sexe modernise l’image et doit attirer des lectrices plus jeunes. Mais pour certaines journalistes, il s’agit aussi d’une stratégie politique : permettre aux femmes de gagner en liberté. La sexualité est introduite de façon progressive, d’abord sous forme de débats, de sondages où l’avis des lectrices est convoqué puis par l’ouverture aux discours des expert-e-s en particulier les gynécologues, les sexologues et les psychologues (Pavard, 2009). À partir des années 1990, la sexualité est omniprésente dans les magazines féminins et devient l’apanage de journalistes spécialisé-e-s. Une enquête effectuée de janvier à octobre 2004 par le groupe Axel Springer sur neuf magazines (Bien dans ma vie, Cosmopolitan, Biba, Glamour, Avantages, Prima, Vivre au féminin, Top Santé, Psychologies) montre que la sexualité représente 20 % des titres en couverture (Reiser et Grésy, 2008 : 70). Si bien que la presse féminine a contribué, comme d’autres médias de masse à véhiculer à la fois un « droit au plaisir » et un « devoir d’orgasme » (Cardon, 2003). La sexualité libérée est désormais une nouvelle contrainte qui se décline selon les normes de genre : les hommes sont incités à la performance, les femmes sont invitées à jouir sans néanmoins tomber dans la vulgarité. En outre, il est particulièrement intéressant d’avoir une approche intersectionnelle en croisant les identités de genre avec d’autres identités pour envisager la sexualité dans les magazines féminins. La double injonction est ainsi encore plus affirmée dans la presse pour adolescentes. Comme le montre une étude de Patricia Legouge « Jeune & Jolie a intégré et de fait relaie l’idée qu’une femme qui affirmerait son appétence sexuelle s’exposerait à être assimilée à une prostituée » (Legouge, 2010 : 147). Le magazine « circonscrit systématiquement la sexualité dans le cadre du couple et érige le sentiment amoureux comme un impératif » (Legouge, 2010 : 150). Le croisement des identités de genre et de race est aussi parlant. Le magazine Amina, magazine destiné aux femmes noires francophones, étudié par Virginie Sassoon, met au jour « deux figures féminines stéréotypées : d’une part, la mère dévouée, l’épouse respectée (à qui le magazine donne la parole), et d’autre part, la séductrice, convoitée et dangereuse (condamnée par la première et qui n’est pas interviewée). […] Alors que la presse féminine généraliste française cherche à les concilier, Amina tend à les opposer » (Sassoon, 2012 : 151). Virginie Sassoon note pourtant à quel point cette « vision androcentrée » des relations amoureuses est en décalage avec la vie et même l’opinion de ses lectrices.
9Ces injonctions contradictoires auxquelles il faut ajouter les différents registres présentés par les rubriques variées ne doivent pas pour autant masquer les profondes évolutions de la presse féminine au cours du second XXe siècle. Mesurer la manière dont les magazines féminins ont accompagné les transformations sociales, culturelles et politiques touchant les rapports de genre n’est cependant pas simple. Comment mesurer, par exemple, la part de féminisme – qui est un discours spécifique sur le genre – exprimée dans cette presse ? Les années 1960 et 1970 marquent indéniablement un tournant dans la mesure où le féminisme devient à la fois un sujet et une ligne éditoriale, en particulier autour d’un certain nombre de sujets clés : la contraception et l’avortement, la place des femmes en politique, la vie professionnelle. Le renouveau du mouvement féministe dans la société semble trouver un écho dans les principaux titres de la presse féminine en particulier grâce à une nouvelle génération de femmes journalistes sensibles aux arguments du Mouvement de libération des femmes. Cela donne lieu à un certain nombre d’expérimentations éditoriales à la croisée de la presse féministe underground et de la culture de masse. Une presse féministe destinée à un large public émerge ainsi aux États-Unis en 1972 avec Ms Magazine et en France, de façon beaucoup plus éphémère de janvier 1978 à février 1982, avec F Magazine lancé par le groupe Expansion. Il s’agit alors de proposer une alternative aux journaux féminins en proposant un discours plus politique et ancré dans les réalités sociales afin de véhiculer des rôles de femmes plus diversifiés. Parallèlement le journal Marie-Claire propose un « cahier femme » qui constitue une sorte d’encart féministe dans le journal. Néanmoins, il n’existe pas encore d’étude systématique de ces innovations éditoriales qui permette de tirer des conclusions plus définitives sur leur impact quant aux normes de genre dans la presse féminine. S’agit-il d’une transformation durable ou d’une parenthèse ? Le travail d’Alice Lepetit sur Madame Figaro laisse à penser que la décennie 1980 est le théâtre d’un backlash, comme le suggère le sondage publié dans le premier numéro en mai 1980 et intitulé « Féminisme ? Il n’y a plus que les hommes pour y croire ! » (Lepetit, 2009 : 84).
10La presse féminine est donc un objet de recherche encore sous exploré, que les études de genre peuvent dynamiser. L’analyse des stéréotypes et des normes est une piste particulièrement heuristique. Tout comme la publicité (Kunert, 2010) ou la télévision (Biscarrat, 2012), la presse féminine est une « technologie de genre », pour reprendre l’expression de Teresa de Lauretis (2007) : c’est une façon de représenter et de se représenter la relation des sexes qui, par l’itération, produit le genre de façon performative. Des études en réception permettent néanmoins de percevoir les négociations à l’œuvre. En outre, comme Stéphanie Kunert l’a fait pour la publicité, on ne peut analyser le discours des journaux féminins sans les mettre en relation avec les discours critiques sur ce média, discours critiques qui sont interprétés et adaptés par les journaux féminins en retour. À ce titre, une inconnue demeure pour nuancer une vision trop figée de ce média : les journalistes. Une sociohistoire de ce segment de la profession serait particulièrement éclairante pour comprendre comment, très concrètement, le genre se fabrique.
Bibliographie
BISCARRAT L., « Une approche du média télévisuel par le genre », in Problématisation et méthodologie de recherche. Actes des Journées doctorales 2011. Bordeaux, 30-31 mars 2011, Société française des Sciences de l’Information et de la Communication, 2012, pp.31-41.
BLANDIN C., Représentations de la famille dans la presse magazine (1964-1974), mémoire en vue de l’habilitation à diriger des recherches en histoire, Sciences Po, 27 novembre 2012.
BONVOISIN S.-M. et MAIGNIEN M., La Presse féminine, Paris, Le Seuil, coll. « Que sais-je ? », 1986.
CARDON D., « Droit au plaisir et devoir d’orgasme dans l’émission de Ménie Grégoire », Le Temps des Médias, n° 1, 2003, pp.77-94.
DAKHLIA J., Mythologie de la peopolisation, Paris, Le Cavalier bleu, 2010.
DARDIGNA A.-M., Femmes-femmes sur papier glacé, Paris, Maspero, 1974.
Notes
1 Abbé Bethléem, Romans à lire et romans à proscrire, Cambrai, O. Masson, 1904 étudié par Jean-Yves Mollier, « Du bon et du mauvais usage des ‘bons’ et des ‘mauvais’ livres en France, des Lumières à internet », Cahiers de l’association internationale des études françaises, 2002, vol. 54, pp.347-359.
2 Dans le tome 5 de L’Histoire générale de la presse française, qui porte sur la période contemporaine (publié en 1976 aux PUF), le travail d’Evelyne Sullerot n’est cité que dans les études monographiques traitant des « aspects particuliers » de l’histoire de la presse.
3 Les ouvrages dont nous disposons sont signés de journalistes ou d’anciens professionnels du secteur. Certains sont très utiles au chercheur comme celui de Vincent Soulier, Presse féminine : la puissance frivole, Paris, L’Archipel, 2008.
4 On consultera avec profit les répertoires des mémoires soutenus à l’IFP, à l’ENSSIB et au CHCSC de l’UVSQ.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Claire Blandin
UPEC, CRHEC. Courriel : blandin@u-pec.fr
Quelques mots à propos de : Bibia Pavard
Centre d’histoire de Sciences Po. Courriel : bibiapavard@gmail.com