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DANS L'ACTUALITÉ
Au-delà des binarismes
L’analyse du genre dans les représentations médiatiques
Texte intégral
1Récemment apparu et revendiqué comme prisme d’analyse, le genre en Sciences de l’information et de la communication recouvre différentes acceptions. Des travaux qui considèrent le traitement différencié des hommes et des femmes dans les médias (Sellier, 2007), à ceux qui insistent sur les identités de genre dans les dispositifs numériques (Julliard, 2012) ou sur les stéréotypes féminins dans les discours de la presse (Olivesi, 2012), chacun aborde les médias comme un lieu d’expression du genre et de déploiement des normes qui le gouvernent. Dans cet article je souhaite revenir sur la part non plus simplement expressive, mais aussi performative des médias en termes de genre. Je défends ici l’idée que les représentations de la masculinité et de la féminité qui s’y développent participent à la formation discursive du genre et à la constitution des subjectivités (Lauretis, 2007 [1987]). Il s’agit de montrer que si les médias réactivent souvent une conception hégémonique de la différence des sexes, ils sont aussi le lieu où se forment des « résistances locales » et des contre-modèles à même de déplacer cette même conception. Ces résistances se forment aux interstices du langage et du corps, et traduisent les conflits de signification autour du genre et des modes catégorisation qui en découlent. J’évoquerai cette approche du genre au regard du terrain spécifique de l’humour à la télévision, au cœur de mes travaux antérieurs (Quemener, 2011, 2012).
Performance, performativité du genre
2Pour aborder le genre dans les représentations médiatiques, il a paru pertinent de s’emparer de la notion de performance. Celle-ci, telle qu’elle a notamment été employée par Judith Butler (2005 [1990]) peut être entendue aussi bien au sens esthétique, de formes et de procédés impliquant le corps, la gestuelle, les mots, qu’au sens d’acte de montrer et de se montrer, de représenter et de se représenter (Schechner, 2006 : 28). Selon la définition qu’en donne Judith Butler, le genre est constitué au travers d’une série d’actes de citation, de répétition des pratiques qui font autorité. Cette performance de genre doit néanmoins aussi être comprise comme une modalité de déplacement des normes qui traversent et constituent les corps : elle est certes une répétition mais dans la différance, ce que Derrida appelle une itération (Derrida, 1972 : 13-14). Elle est ainsi, selon Butler, « un faire », une pratique improvisée, qui constitue l’identité de genre plutôt qu’elle ne l’exprime, en se déployant à l’intérieur d’une scène de contrainte, renvoyant ici à une « matrice binaire hétérosexuelle » (2005 [1990] : 96). Suivant cette démarche, on peut considérer que les représentations médiatiques ne donnent pas à voir des identités de genre préconstituées, mais des identités en train de se faire. Elles répètent des chaînes de signification préexistantes et matérialisent sous une forme en partie renouvelée les registres discursifs et répertoires d’action au travers desquelles se forment les modèles normatifs de féminité et masculinité.
3Au cœur de la conception du genre comme performance se tient l’enjeu de la catégorisation des corps et les possibles dissonances qui en découlent. Les corps, quoique au cœur de la performance de genre, sont soumis aux normes d’intelligibilité culturelle, qui font du découpage binaire entre hommes et femmes et du rapport de causalité sexe-genre les conditions d’une identité cohérente. Le genre, au sein de ce système binaire, apparaît comme le reflet mimétique du sexe, et implique une analogie entre homme et masculin, femme et féminin (Butler 2005 [1990] : 68). Il est le moyen par lequel le sexe est construit comme un état de nature dont le genre ne serait que la traduction sociale. Par conséquent, tout décrochage dans la chaîne de causalité constituerait une perturbation de l’ordre binaire et de la naturalité des catégories de sexe. Ainsi, si dans les représentations hégémoniques, le genre tend à mobiliser les significations de la « matrice hétérosexuelle », il peut aussi ouvrir à des discordances entre sexe et genre, qui, en tant qu’elles révèlent les modalités de production performative des imaginaires sociaux du genre, nous semblent mériter une attention particulière.
4Ces dissonances, lorsqu’elles ont lieu, se situent sur notre terrain à une échelle individuelle : à chaque personnage et à chaque séquence correspondent des versions actualisées du genre. Celles-ci se traduisent par des agencements différenciés du corps et du langage, les deux participant à « faire » le genre. Ces agencements nous amènent à considérer les deux pôles de la performativité. Les actes du langage tels qu’analysés par Austin d’abord, dont la vocation n’est ni constative ni descriptive, mais bien celle d’accomplir ce qu’ils disent (Austin, 1970 [1962]). Ces actes sont au cœur des processus de subjectivation en tant qu’ils interpellent et de fait, constituent une personne en sujet, soit autorisent, en même temps qu’ils contraignent, ses actions (Butler, 2004 [1997] : 46-50). De telles interpellations recouvrent en creux un procédé d’exclusion : les personnes et les corps non identifiés par le langage appartiennent au domaine de l’« abjection » et de l’inexistant (Butler, 2009 [1993] : 22). Mais si les actes linguistiques sont constitutifs, ils ne sauraient être dissociés des corps qui les énoncent. Or le corps est bien souvent le point aveugle de la parole (Butler, 2004 [1997] : 32) : il excède les significations du langage, tout en s’exprimant à travers et dans ce qui est dit. Il n’y a donc pas nécessairement de correspondance entre le « faire » du corps et de la parole, amenant autant de contradictions signifiantes pour l’analyse.
5Une telle approche, qui considère la fabrique du genre à l’intersection du corps et du langage, invite à privilégier l’étude de la masculinité et féminité en tant que potentiellement dissociées des corps féminins et masculins qui les performent. D’un point de vue méthodologique, cela implique une analyse en deux temps comprenant d’une part les qualificatifs verbaux et les signes vestimentaires assignant un genre, d’autre part, les attitudes, gestes, expressions faciales ou verbales pouvant signifier un genre concordant ou dissonant. Un exemple tiré de mon travail de thèse est celui du personnage de Michelle joué par l’humoriste Florence Foresti dans l’émission On a tout essayé entre 2004 et 2006. La gestuelle de Michelle renvoie à un univers plutôt masculin : points posés sur la table, épaules relevées, dos courbé, gestes amples et tapes sur le genou. Preuve d’inélégance, elle est surtout l’alibi à un ressort du rire basé sur l’impossible qualification du personnage en tant que femme : plusieurs sketches mettent ainsi en scène une contradiction entre l’idéal de féminité auquel aspire Michelle et l’attitude corporelle du personnage plus proche de la « féminité masculine », voire de la masculinité, que de la féminité (Quemener, 2011). Ils révèlent alors la production discursive du sexe et du genre : au corps féminin ne s’adjoint pas uniquement la féminité, mais aussi la masculinité (Quemener, 2012). À la façon des « female masculinities » des Drag Kings étudiés par Judith Halberstam (1998), le personnage montre les limites de « l’identification de genre » selon un modèle binaire et l’arbitraire des modes de catégorisation.
Cartographie des dissonances
6L’approche par le prisme de la performance de genre n’est cependant pas sans poser problème. À quel moment un « trouble dans le genre », tel que celui identifié chez Michelle, peut-il se voir attribué une signification politique ? À cela, il est possible de répondre en se référant à l’analyse de Moya Lloyd (1999) qui tente de faire une distinction entre performance et performativité en les différenciant selon leur degré d’investissement stratégique. Le terme de performance permet d’englober les actes de représentation qui revêtent une dimension exagérée et théâtrale, par exemple l’évocation de tabous ou l’excès carnavalesque. Parmi ces actes, certains mettent cette théâtralisation au service d’une dénonciation « explicite » des enfermements, des stéréotypes, des modes de catégorisation : ils montrent la construction performative des catégories en signalant leur artificialité. Le terme de performativité ouvrirait quant à lui la voie à la prise en compte des éléments (actes ou signes) qui ne sont pas signalés comme signifiants par la représentation, mais qui n’en revêtent pas moins une dimension perturbatrice. Si la performance semble relever d’une charge politique, en tant qu’elle révèle ouvertement les procédures d’exclusion, la performativité renverrait davantage à des actes implicites, qui n’en présenteraient pas moins un potentiel à se voir érigés en ressource par les récepteurs.
7Mais cette distinction entre performance et performativité peut également être entendue au sens d’une territorialisation de la performativité (Cervulle et al., 2013). Parker et Sedgwick (1995) revisitent la performativité austinienne à l’aune d’une réflexion sur la distinction entre la scène de théâtre et la vie de tous les jours. Plutôt que de figer cette dernière, ils proposent de considérer les différentes formes de l’énonciation en fonction des contextes, autrement dit de laisser cours à l’hétérogénéité des situations d’énonciation. On pourrait donner ici l’exemple du récit de soi et de la parole expérientielle, qui quoique se déroulant sur une scène de théâtre et étant portés par un personnage scénique, peut être appréhendé par le spectateur comme doté de la force de l’authenticité. On voit alors que la relation des spectateurs à celui qui énonce et aux mots énoncés ne montrent pas nécessairement d’équivalence – le spectateur peut savoir qu’il s’agit d’un personnage de fiction, mais appréhender les propos énoncés sur un mode documentarisant. Pour rendre compte de cette hétérogénéité de la performativité, il est essentiel de territorialiser les actes : sur quelles scènes, dans quel dispositif, dans quel contexte un acte est-il énoncé ? Le lieu de la performance, s’il ne nous dit rien de la manière dont cette dernière sera appréhendée, permet de mettre à jour les processus de signification de l’acte.
8Une telle démarche implique de produire une cartographie des modes d’énonciation du genre en fonction des espaces et des contextes, en ce que chacun d’entre eux produit des formes différentes d’articulation entre corps et langage. La production performative du genre doit ainsi être entendue comme le résultat d’une tension entre des dispositifs contraignants et une certaine capacité d’agir des acteurs sociaux qui s’y manifestent (Foucault, 2001 : 299). Dans le cadre de l’étude des médias et plus particulièrement des dispositifs télévisuels, cela implique d’une part de prendre en considération l’organisation matérielle et les processus (Flageul, 1999 : 123) qui configurent les activités, les rôles et les relations en fonction de publics « idéaux » (Lochard & Soulages, 2003 : 90). D’autre part, il s’agit de considérer la marge d’action des différents intervenants, celle-ci permettant parfois des agissements au-delà du cadre d’une émission. On pense à ce titre aux apparitions de l’humoriste Axelle Laffont sur le plateau d’On n’est pas couché en 2007 : par des incursions intempestives sur le plateau, cette dernière impose sa présence provocatrice et hypersexualisée, multipliant les termes crus et adoptant une attitude castratrice à l’égard des invités masculins (Quemener, 2012). Plus qu’elle ne fait rire, elle s’amuse à brouiller la distinction entre son personnage et elle-même, et à créer un malaise chez des intervenants incapables de qualifier ce moment. Quoique cadrant l’intervention de Laffont, le dispositif de l’émission se trouve mis à mal par la part imprévisible des sketches, celle-ci étant une condition à cette version actualisée et potentiellement perturbatrice de la féminité.
9C’est dans les interstices des dispositifs que se situent donc les possibilités d’une reformulation des modèles dominants. Celles-ci se traduisent par des conflits de définition autour des catégories, des normes et des identités. Conflits qui montrent bien que les représentations médiatiques « ne sont pas un réservoir d’idéologies consacrant et reproduisant la supériorité masculine et la subordination féminine » (Maigret, 1995). Au contraire, elles sont le lieu d’ambivalences et de double speak (Burch, 2000) qui sont autant de traces de l’incorporation progressive, parfois à des fins hégémoniques, des dissidences. Face à de telles ambivalences, une mise en perspective socio-historique nous paraît essentielle : elle permet notamment, plutôt que de présupposer le caractère subversif des décrochages au système sexe-genre, d’interroger l’univers de discours dans lequel ils opèrent. Toute dissidence peut en effet se révéler soumise à des effets de backlash (Faludi, 1991). En Grande-Bretagne, une série de travaux (Attwood, 2009 ; McRobbie, 2009) ont ainsi montré que la promotion dans la culture populaire d’une féminité autonome, sexuellement libérée, émancipée, si elle contredit le modèle d’une féminité prude et passive, réactive également la sexualisation du corps féminin sous le regard masculin. Il en découle que l’incorporation dans les médias de ce qui s’imposent comme des contre-modèles de genre à un moment donné se fait parfois au détriment d’une attention portée à la permanence de stéréotypes et d’un sexisme systémique.
Bibliographie
Attwood F., Mainstreaming sex: the sexualization of Western culture, London & New York, IB Tauris, 2009.
Austin J. L., Quand dire, c’est faire, trad. par G. Lane, Paris, Points, 1970 [1962].
Burch N., « Double Speak. De l’ambiguïté tendancielle du cinéma Hollywoodien », Réseaux, vol. 18, n° 99, 2000, pp.99-130.
Butler J., Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du sexe, trad. par C. Nordmann, Paris, Amsterdam, 2009 [1993].
Butler J., Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, trad. par C. Nordmann, Paris, Amsterdam, 2004 [1997].
Butler J., Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, trad. par C. Kraus, Paris, La Découverte, 2005 [1990].
Cervulle M., Alessandrin A. et Raibaud Y., « Territorialiser l’homonationalisme. Vers une géographie queer ? Entretien avec Maxime Cervulle », in Y. Raibaud et A. Alessandrin (eds.), Géographie des homophobies, Paris, Armand Colin, 2013, pp.105-118.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Nelly Quemener
Université Sorbonne Nouvelle, CIM, équipe MCPN. Courriel : nellyquemener@gmail.com