QUESTIONS DE RECHERCHE
L’écoute flottante : la place du corps dans l’action collective
Texte intégral
1L’écoute flottante est un acte de reconnaissance de capacités mutuelles qui se manifeste par la gratitude. Elle est corporelle et signifie l’existence des sujets, elle produit des découvertes car les interlocuteurs disent ce qu’ils ne savaient pas avant de l’énoncer, elle est discrète selon plusieurs sens, à savoir à la fois peu visible, non noble, mal prise en compte, faisant référence à une logique formelle et récurrente.
2Je vais préciser cette définition dans le texte qui suit en me basant sur l’étude comparée de six terrains de recherche dont je ne présente ici que les principaux résultats. J’ai été acteur et chercheure sur ces terrains qui s’étalent sur une vingtaine d’année à partir de 1987 : aide au déménagement d’une entreprise, mise en place d’un mémoire collective, relation entre assurance qualité et qualité de gestion de l’information, performance des fonctions de service, mise en réseau de la documentation d’un laboratoire, mise en service d’une plateforme de travail collaborative.
3J’y ai principalement analysé ce que l’on pourrait nommer la vie des papiers dans les organisations. Cela m’a permis de découvrir qu’à partir de nos préoccupations matérielles, il est possible de révéler, petit à petit, les potentiels d’innovation de l’action collective grâce à la façon d’écouter, ce qui est une forme de relation à la fois corporelle et symbolique.
4Mes compétences en informatique et en gestion ainsi que mes références théoriques en sciences de l’information et de la communication m’ont permis d’accéder à ces terrains d’investigation privilégiés pour étudier en détail la manutention de l’information et les bricolages organisationnels autour des technologies de l’information et de la communication que j’observais. Pourquoi en effet autant de livres, de cartons, de placards, de salles de réunion, de bibliothèques, de lieux de convivialité, c’est-à-dire de relations corporelles à l’espace et aux autres, alors que tout est censé circuler par les réseaux numériques ?
5Si nous passons une grande partie de notre temps devant nos ordinateurs, connectés aux réseaux, installés, seuls, derrière nos bureaux, j’ai systématiquement observé que nous prenons vie lorsque nos corps s’animent. Est-ce un effet de ma méthodologie ? Présente aux côtés de mes interlocuteurs, je me suis assise et levée avec eux pour écouter et noter l’ambiance et leurs commentaires lorsqu’ils rangeaient des dossiers, triaient des documents, classaient du courrier, parlaient avec un collègue, souriaient à un autre ou grognaient contre une nouvelle besogne. C’est à cette place, au plus près de leurs tâches quotidiennes, que j’ai perçu ce qu’ils considéraient comme leur rôle dans l’organisation. Dans cette dernière, chacun agit en mobilisant des connaissances tout en étant soumis au jugement des autres notamment par l’intermédiaire d’instruments de gestion. Ces instruments sont locaux car ils mettent en œuvre des critères d’évaluation de tâches locales. Ils ne rendent jamais compte d’une logique globale qui, elle, dépend des points de vue des protagonistes sur les situations, les cadres et les contextes de l’action collective. Sur les terrains que j’ai étudiés, on constate que les enjeux des uns et des autres peuvent être cohérents quels que soient les objectifs de chacun. Cela se manifeste par l’écoute flottante, c’est-à-dire l’attention portée aux autres dans leurs activités respectives. C’est une reconnaissance, non seulement de ce qui se compte, mais également de ce qui se raconte. Cette écoute flottante prend la forme de gratitude et permet l’interprétation des normes institutionnelles pour favoriser les recadrages et ainsi les changements organisationnels.
6Dans ce cas, les normes sont considérées sous leur aspect formel, c’est-à-dire de pure forme et sans lien à des valeurs, pour être modifiée ou détournées si nécessaire. Une loi, plus forte, celle de ne pas détruire l’action collective, permet ces ajustements plus ou moins officiels.
7L’écoute flottante est une marque d’attention sur les personnes. Elle ne rentre pas dans le détail des énoncés prononcés, elle focalise sur l’énonciation, corporelle, affective et située. Elle est reconnaissance d’engagement et révélation de la place de chacun au-delà des statuts respectifs. Elle permet l’interprétation de ce qui est en train de se passer.
8Par exemple, une discussion entre un informaticien et une documentaliste sur un problème lié aux TIC n’a pas le même effet en tête à tête qu’en présence d’un supérieur hiérarchique, dans un espace informel qu’en réunion stratégique. De même l’impression d’assurance de chaque interlocuteur selon sa façon de se situer sur l’agencement se repère dans sa manière de s’exprimer. Les parties prenantes, en particulier le chercheur, écoutent ces éléments non énoncés. Comment en rendre compte ? Cela est pratiquement impossible. Une part d’opacité est nécessaire à la fluidité de l’action collective.
9Toutefois, en insistant sur les activités d’information, il est possible de raconter les points de vue des personnes en présence. En écoutant des intentions sur ces développements technologiques, en participant aux réalisations correspondantes et en recueillant des argumentations a posteriori, j’ai mis en valeur les convergences et divergences d’enjeux respectifs. L’écoute flottante est encore ici à l’œuvre : dans l’exemple précédent, on peut observer que la discussion évolue en dispute ou en accord, non pas sur le contenu échangé, mais sur la reconnaissance ou non des capacités mutuelles sur l’objet technique. Cela peut être favorisé par l’intervention d’un tiers : le hiérarchique qui tranche, le collègue qui légitime un avis, le consultant qui tempère ou le chercheur qui interroge. Ces moments méritent justification ou argumentation en deux à deux avec les personnes concernées. En croisant les points de vue sur plusieurs terrains, apparaissent ces potentiels de recadrage grâce à une analyse en plusieurs étapes.
10La première étape consiste, pour chaque terrain, à mettre en évidence les ressources, humaines, matérielles et symboliques, de l’action collective. La seconde est de repérer les activités d’information (intentions, réalisations et argumentations a posteriori) en choisissant un certain nombre de situations significatives pour interpréter ces propos selon deux angles : tout d’abord, comment est perçue la production de l’action collective, il s’agit du cadrage communicationnel qui met en valeur des rôles plus ou moins tournées vers l’opérationnel ou la preuve, vers les chiffres ou vers les histoires. Le second angle met en évidence comment chacun perçoit les jugements dont il fait l’objet et les rendez-vous matériels et symboliques en jeu. L’ensemble rend compte des capacités et des valeurs des uns et des autres. La troisième étape est une mise en contexte institutionnel et rhétorique permettant de mieux comprendre le poids respectifs des rôles, des capacités et des valeurs selon les statuts des individus pour envisager ou non des recadrages qui sont autant d’évolutions organisationnelles. Le tableau situé à la page suivante résume ces résultats :
11Les terrains montrent que l’écoute flottante mutuelle a lieu lorsqu’il y a complémentarité des rôles entre compter/raconter, agir/prouver et cohérence entre les points de vue sur les jugements et les rendez-vous. Si ce n’est pas le cas, les recadrages par les protagonistes concernés peuvent être de rationaliser, rentabiliser, concrétiser ou intérioriser.
12La dernière étape consiste en une mise en contexte culturelle et historique. Elle est indispensable pour tenter de comprendre si ces recadrages sont possibles sur du long terme. En effet, l’écoute flottante au cœur de ces évolutions signifie laisser la place à la reconnaissance mutuelle au-delà du respect des normes chiffrées. C’est laisser autrui prendre du pouvoir sur soi. L’écoute flottante est corporelle, elle ne se prédit pas et elle engage. Elle perturbe l’ordre qui se voudrait établi dans une vérité qui serait formalisable comme le laisse croire les approches issues de la cybernétique.
13L’histoire de cette dernière est d’ailleurs édifiante car elle montre deux choses essentielles et peu mises en évidence par ailleurs : d’une part, l’accord initial entre physiciens et psychologues (dans les années 40) sur son importance et d’autre part, le fait que ses précurseurs en percevaient les limites sans que celle-ci n’ait été retenue par la suite.
14La cybernétique est restée le fondement des approches positivistes, que ce soit en sciences dures, en sciences humaines et dans les modèles largement diffusés du consulting managérial. Les critiques du positivisme n’ont que peu mobilisé les propres arguments de Von Neumann, le créateur des premiers ordinateurs qui montrait à quel point information et connaissance ne pouvaient pas être assimilées. Pour le comprendre, il faut s’intéresser aux travaux des mathématiciens qui cherchaient une preuve de cohérence à leurs théories ainsi qu’à ceux sur l’intelligence artificielle. Il s’agit de prendre au pied de la lettre la logique formelle d’Aristote, parfaitement modélisée dans la machine de Turing et dont les limites confirment le théorème mathématique d’incomplétude : « La vérité n’est pas formalisable ». J’ai généralisé ce résultat aux artefacts contemporains, les TIC et les outils de gestion, qui peuvent être associés à des valeurs, comme on continue encore souvent de le faire, ne serait-ce qu’avec la systémique moderne qui n’a pas disparu. Ils peuvent aussi n’être considérés que de pure forme sans lien aux valeurs. Ils sont alors des éléments du cadre organisationnels que l’on peut faire bouger.
15C’est le parti que j’ai choisi en adoptant une approche interprétative. Il s’agit d’écouter les personnes en actes pour révéler leurs points de vue sur les situations dans lesquelles ils se trouvent et notamment la façon dont ils mobilisent ces artefacts. En repérant des divergences de points de vue, il est alors possible d’écouter les arguments et la manière dont chacun y associe des valeurs différentes pour montrer où sont les nœuds de potentiel de changement dans l’action collective. Lorsque les TIC et les outils de gestion restent formels, ils sont susceptibles d’évoluer et, par ricochet, de faire bouger les normes. Ce qui subsiste est une loi, plus puissante que l’accumulation de normes. Cette loi est également formelle et même éphémère.
16L’écoute flottante montre ainsi l’importance de préserver l’invisible. Il est nécessaire de cacher ce qui ne doit pas être montré. Sur l’aide au déménagement par exemple, il a été nécessaire d’opérer une double saisie imprévue pour pallier les insuffisances des systèmes d’information disponibles. Cette opération de double saisie est sacrilège au regard d’une norme qui veut que tous les systèmes d’information soient compatibles. Elle a demandé la complicité de l’équipe, elle fut indispensable à la réussite du projet.
17Mon approche du projet n’a rien d’économique comme on le trouve dans ce best seller de Christophe Midler, « L’auto qui n’existait pas ». Au sein du centre de recherche en gestion où j’ai fait ma thèse, j’ai assisté à la naissance de cet ouvrage qui valorise le projet dans la perspective de la concourance. Il y manque la chair, l’humain, au-delà de l’efficacité du projet lui-même. Que fait-on des gens que l’on a pressés jusqu’à l’insomnie une fois le projet terminé ? Rien sur les effets pervers de l’urgence valorisée et inscrite dans les outils de gestion ad-hoc. Cet ouvrage est précurseur de ce que l’on trouve aujourd’hui comme mode de management : autonomie des équipes mais impératifs de rendre des comptes précis. On ne dit plus ce qu’il faut faire, c’est au manager d’inventer son travail et l’avenir de son organisation. Seule contrainte, et non des moindres, les procédures doivent être respectées. Paradoxe.
18Une forme de précarité apparaît alors : le manager est interchangeable, l’actionnaire se base sur des résultats chiffrés. À court terme. J’ai donc plutôt été séduite par la communication organisationnelle et le langage au travail qui valorisent la pragmatique et la place des individus. Je me les suis approprié pour montrer la puissance, non pas de la parole, mais de l’écoute.
19Par ailleurs, les réseaux numériques offrent une plasticité qui marque une nouvelle forme de manifestation de l’écoute flottante.
20Je prends l’exemple des mes expériences d’animation culturelle et de gestion de conférence qui combinent le présentiel et le travail à distance, la mobilisation des réseaux sociaux et, toujours, une bonne part de manutention de l’information. Je mobilise toujours l’approche clinique, une combinaison de durée longue d’immersion, de croisement de données spécifiques au terrain avec des recueils de points de vue en situation et de la mise en place du groupe d’échange avec les pairs. J’ai pu mobiliser la grille présentée ici tout en renouvelant le questionnement : les contraintes institutionnelles sont plus complexes à prendre en compte que dans le cas d’une entreprise. Elles existent, c’est l’association ou le lycée, ce sont les tutelles de rattachement et les collectivités locales ainsi que les autres associations impliquées, mais les mandats sont nombreux et hétérogènes. Une autre différence est la présence de bénévoles et la multiplicité des statuts des salariés, en particulier en contexte international. Le mot d’ordre de rassembler, partager, se rencontrer est en revanche plus fort.
21Pour assurer ces interactions, les rencontres en présentiel sont rares, mais indispensables, car elles permettent de mieux s’écouter à distance via les outils du réseau numérique. L’implication des individus est forte alors que les contraintes sont nombreuses : à nouveau, plusieurs institutions rentrent en ligne de compte dans la mesure où chacun a une situation officielle par ailleurs et personne n’est à temps complet sur ces projets que l’on pourrait ainsi nommer en « perruque ».
22Apparaît alors une figure déjà présente sur les autres terrains mais qui prend toute sa valeur ici, celle du médiateur ou du coordinateur. Il ne s’agit pas d’une seule personne car elle nécessite la combinaison de trois autorités : le hiérarchique, le technique et le relationnel. Dans ces nouveaux terrains, l’autorité hiérarchique n’est pas toujours présente car elle vient de la place officielle qui peut venir contrecarrer le projet. La ruse et l’implication personnelle sont à l’œuvre pour partager un enjeu mutuel malgré des objectifs individuels divergents. Ici encore, l’écoute flottante est présente et tenue par la loi d’aboutir ensemble à un résultat satisfaisant.
23En effet, chacun tente de reconnaître les capacités des autres à sa propre mesure, ce qui nécessite de nombreux ajustements. Les technologies sont alors d’une grande aide grâce à leur combinatoire. Les mels et les documents fixent les décisions ou posent des questions au groupe. Les appels téléphoniques ou skype permettent des réglages à distance, notamment en cas de malentendus. Les rencontres physiques autorisent les disputes, rassurent sur nos implications respectives, permettent d’aborder d’autres sujets pour mieux revenir au projet. Les périodes de solitude sont plus fortes et peut-être indispensables pour produire ses propres résultats et négocier ensuite avec les autres ses créations.
24L’écoute flottante est d’autant plus mobilisée que nous ne sommes pas obligés de travailler ensemble. C’est un choix, compliqué par la distance, qui exige de nous reconnaître, de nous accepter tels que nous sommes. La promesse joue ici un rôle majeur. Elle est un acte de langage qui se renouvelle en permanence pour que la précarité subie du projet se transforme en précarité sublimée où chacun valorise la créativité des autres.
25Finalement, l’écoute flottante qui se manifeste par une posture corporelle de gratitude provient du poids d’une loi qui proscrit, plus forte qu’une multiplication de normes qui prescrivent. L’interdiction a ceci d’intéressant par rapport à une énumération de droits et de devoirs : elle est à la fois un cadre structurant pour se préserver de l’arbitraire de l’autre et une incitation à inventer les actions positives.
26L’écoute flottante est-elle pour autant universelle ? Ce que je crois est qu’elle est le fondement pour que soient acceptés ruses et bricolages qu’avaient déjà mis en valeur Détienne et Vernant avec la mètis des Grecs qui conte des récits datant de plus de 2 500 ans. Ce n’est pas récent. Toutefois, elle ne prend de valeur que si on la repère et on l’étudie. C’est là, l’importance de l’approche interprétative qui, elle, est récente et en évolution permanente. Elle s’intéresse aux intentions et aux argumentations en relation aux contextes institutionnels, rhétoriques et culturels. C’est un choix complexe que j’ai fait et qui est lié à la méthodologie clinique que je mobilise.
Bibliographie
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Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Béatrice Vacher
École des mines d’Alés, MICA. Courriel : beatricevacher@gmail.com