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Économie de la connaissance, open access et coopération ?
Table des matières
Texte intégral
Le réseau, projet fondateur de la documentation
1Comme nous le rappelions récemment dans un dossier spécial de la revue Documentaliste, sciences de l’information1, le réseau est à la genèse du projet fondateur de la documentation. Dans un contexte d’inflation documentaire grandissante au début du XXe siècle, le projet de l’accès au plus grand nombre de l’ensemble des connaissances produites ne pouvait s’envisager sans l’hypothèse d’un travail coopératif national et international tant le projet semblait démesuré. Le réseau est par essence l’organisation structurelle adaptée transcendant le périmètre des institutions, des frontières pour se déployer dans l’horizontalité de l’accès aux savoirs. L’œuvre accomplie par Paul Otlet et Henri La Fontaine (Prix Nobel de la paix, 1913) est emblématique de ce lien originel entre la documentation et le réseau.
2La dimension numérique et des technologies sans cesse renouvelées du web reconfigurent les modalités de ce travail coopératif, la nature des productions communes ainsi que la valeur ajoutée de chaque acteur. Plusieurs types d’économie s’entrelacent désormais et accompagnent les transformations : l’économie du libre accès (gratuit), l’économie des services et de l’accès, l’économie sociale de la contribution. Ce n’est pas sans tensions et sans renégociations des cadres, de la chaîne de valeurs. L’enjeu majeur est très certainement de tendre vers des équilibres (certains diront des écosystèmes) qui soient durables et qui ne sacrifient pas la qualité, la pluralité des services disponibles.
L’économie de la connaissance
3La nouvelle phase de l’histoire économique dans laquelle nous sommes entrés, depuis la fin des années 90, place au centre du développement économique (croissance, innovation) la création de connaissances dans les organisations. Cette évolution est conjoncturelle à la fois de la globalisation de l’économie, d’une concurrence accrue au niveau international et du développement d’internet et de ses technologies d’information et de communication. Le capital est devenu aussi immatériel, humain… Il s’agit de faire émerger les talents, les idées, les agir-ensemble dans un contexte qui évolue de plus en plus vite.
4Le mouvement de l’open access est directement en prise avec cette vision de la croissance par les acteurs politiques : le libre accès aux connaissances est ainsi considéré comme un facteur majeur d’innovation, en appui aux futures recherches, et en appui au transfert sciences-société pour les entreprises et l’ensemble de la société. La vision humaniste du partage du savoir des documentalistes comme Paul Otlet se déplace donc aujourd’hui vers d’autres enjeux, les types d’informations concernées se sont aussi diversifiés.
La prescription politique de l’open access
5Nos travaux interrogent plus particulièrement l’information scientifique pour laquelle la prescription de l’open access est soutenue2. Elle est notamment au cœur de la politique et de la vision européenne de l’open access. Le dernier communiqué de la Commission européenne durant l’été 2013, suite à une étude menée sur la progression de l’open access en Europe est éclairant3 : « En rendant les résultats de la recherche plus accessibles, le libre accès peut contribuer à améliorer la science, à la rendre plus performante et à favoriser l’innovation dans les secteurs public et privé. Mme Geoghegan-Quinn, membre de la Commission européenne responsable de la recherche, de l’innovation et de la science, a déclaré : « Ces résultats nous indiquent que le libre accès est promis à un bel avenir. Le partage des résultats de la recherche dans la sphère publique est bénéfique pour la science et renforce notre économie fondée sur la connaissance. » … Une communication récente de la Commission européenne (IP/12/7904) a défini le libre accès comme un élément essentiel à l’amélioration de la circulation des connaissances et par conséquent de l’innovation en Europe… »
6Il revient très certainement aux chercheurs en sciences de l’information et de la communication de veiller à maintenir une vision plus critique de l’open access et de la figure de la participation générale dans le processus de la communication scientifique.
7L’open access scientifique peut difficilement se décréter politiquement sans adhésion des chercheurs. Le libre accès s’est déjà imposé dans bien des cas de l’intérieur des communautés de recherche si le gain qualitatif pour le travail scientifique était majeur. Pour les SIC par exemple, nous avions dès 2002 mesurer l’enjeu du croisement interdisciplinaire dans notre champs, motivation profonde de la fondation de l’archive ouverte @rchiveSic5. Par ailleurs, il n’est pas étonnant que l’open access prenne tout son sens depuis de nombreuses années pour les communautés où la méthodologie empirique domine, où le partage des données est la seule voie possible pour comprendre des phénomènes naturels : l’astrophysique, la génomique, les recherches sur le climat (IPCC6). L’extension sans discernement à une vision politique et souvent techno-centrée doit être questionnée au risque de déstabiliser des modes de communication appréciées et bâties sur des équilibres hérités et variés, notamment en SHS7.
La communication scientifique, un bien commun ?
8Assimiler la communication scientifique à un espace de « biens communs » ferait l’hypothèse d’une communauté universelle de recherche totalement unie et dépourvue d’enjeux de concurrence, d’enjeux économiques, de confrontation à des modes de financement… Comment concilier cette vision avec celle du chercheur-entrepreneur de la sociologie des sciences8, des régimes d’innovation contemporains modélisés par exemple par la triple Hélice (université-entreprise-gouvernement) de Leyderstorff9 ou du « mode 2 » de production des connaissances de Gibbons10 orientée vers une logique de recherche finalisée, de résolution de problèmes avec le monde socio-économique ?
9Certaines études empiriques de chercheurs DICEN montrent une motivation mitigée des chercheurs à déposer leurs articles dans des archives ouvertes (cf. contribution d’Annaïg Mahé et Camille Claverie), de faibles adhésions aux réseaux sociaux académiques proposés (cf. contribution d’Emma Bester). Les freins sont donc à interroger11 et à analyser plus finement face à des prises de position souvent techno-centrées. La coopération scientifique est balisée majoritairement dans l’engagement de projets communs pour lesquels un financement a été obtenu ou qui s’inscrit dans une convention formelle entre institutions qui s’unissent pour mener certaines tâches. L’enclosure du partage n’est pas universelle, elle est associée au périmètre de l’engagement commun.
10Les chercheurs de certaines disciplines telles que les sciences de l’ingénieur et la biologie sont aussi confrontés à des injonctions politiques contradictoires : protéger leurs découvertes en déposant des brevets et ouvrir largement leur recherche en déposant leurs articles dans les archives ouvertes. De façon un peu comparable, le CNRS intègre deux directions parallèles, la DIRE (Direction de l’innovation et des relations avec les entreprises) qui incite le chercheur à protéger la propriété intellectuelle de ses résultats par le dépôt de brevet avant toute communication publique et la DIST (Direction de l’Information scientifique et technique) qui promeut l’open access le plus rapide possible pour tous les champs scientifiques, il serait intéressant d’étudier la compatibilité des recommandations politiques. La représentation d’une recherche dénuée de toute emprise économique a-t-elle encore du sens lorsque l’on sait que la part du financement privé pour la recherche et le développement est plus importante que le financement public en France (respectivement 59 % contre 41 % en 2012 en France)12 ?
Veiller aux effets collatéraux, rechercher les équilibres
11La prudence s’impose donc dans des visions devenues trop souvent idéologiques concernant la problématique de l’open access. Les bonnes questions qui s’imposent sont certainement la qualité de la recherche, la reconnaissance symbolique des chercheurs, les financements nécessaires pour continuer le travail et les meilleurs transferts à la société qui n’exclue pas des partenariats public-privé. Certains de nos travaux sont ainsi orientés dans la recherche des équilibres, par exemple concernant la fonction éditoriale en SHS13 pour laquelle soumettre des injonctions de mise en libre accès dans des délais très courts peut être contre-productif dans ce domaine et fragiliser un tissu éditorial hybride entre des acteurs de statuts mixtes : académique, professionnel et associatif.
Notes
1 « Réseaux documentaires : continuités ou changements ? Documentaliste-Sciences de l’Information 2013/2 (Vol. 50). 78 pages. Dossier coordonné par G. Chartron. http://www.cairn.info/revue-documentaliste-sciences-de-l-information-2013-2.htm
2 Chartron G., Scénarios prospectifs pour l’édition scientifique, Hermès, vol. 57, 2010, CNRS Eds ,p. 123-129
3 http://europa.eu/rapid/press-release_IP-13-786_fr.htm
4 http://europa.eu/rapid/press-release_IP-12-790_fr.htm
5 Gabriel GALLEZOT, C. Rossi, G. Chartron, J.-M. Noyer, « Conception d’une archive ouverte en SIC : le sens de la technique », Hypertexte-hypermédias (H2PTM’03), Paris : Hermes, 2003, p. 349-362 http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00000943
6 Intergouvernemental Panel on Climate Change, http://www.ipcc.ch
7 Open Access : le travail scientifique en sciences humaines et sociales et le débat public fragilisés par les mesures préconisées par la Commission européenne, http ://www.openaccess-shs.info/motion
8 Latour B., Woolgar S., La Vie de laboratoire. La production des faits scientifiques trad. fr. 1988, rééd. La Découverte, coll.”« Poche », 1996.
9 Leydesdorff, L.et H.Etzkowitz(1998), « The Triple Helix as a model for innovation studies », Science and Public Policy, vol.25, no3, p.195-203.
10 Gibbons, Gibbons, Michael; Camille Limoges, Helga Nowotny, Simon Schwartzman, Peter Scott, & Martin Trow (1994). The new production of knowledge : the dynamics of science and research in contemporary societies. London : Sage. ISBN 0-8039-7794-8.
11 Broudoux E., Chartron G ., « La communication scientifique face au Web2.0 : premiers constats et analyse », H2PTM’09, Hermès Science - Lavoisier, 2009. p. 323-336
12 Note d’information MESR-DGSEIP-DGRI-SIES, 2012, http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid73239/depenses-de-recherche-et-developpement-enfrance-en-2011-premieres-estimations-pour-2012.html
13 Dillaerts H., Chartron G.,‘Héloïse’: towards a co-ordinated ecosystem approach for the archiving of scientific publications?, Learned Publishing, Vol. 26 n° 3 juillet 2013. Et contribution en cours au numéro de la Revue europénne des sciences sociales, L’Open Access en SHS : comment y parvenir et à quelle fin?, à paraître 2014.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Ghislaine Chartron
CNAM, DICEN-Idf. Courriel : ghislaine.chartron@cnam.fr