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Claudie Meyer et Ingrid Fassauher

Le travail collaboratif en question : l’exemple des espaces de coworking

Article

Texte intégral

1Participation, contribution, collaboration, des mots clés qui se retrouvent aujourd’hui dans de nombreuses initiatives et amènent à repenser les modes de travail. Parmi ces initiatives, les espaces de coworking tiennent une place particulière. Ils connaissent un essor considérable (+80 % de lieux en Europe et au niveau mondial entre 2011 et 20121). Ils visent à promouvoir de nouveaux modes de travail qui seraient plus adaptés à la jeune génération, à l’usage intensif des technologies et plus propices à l’innovation. Ces espaces qui appartiennent à la grande famille des tiers-lieu tel que définis par Oldenburg, sont dédiés au travail collaboratif. Ils offrent dans un lieu convivial et chaleureux, des zones collectives et individuelles, intégrant les outils du web 2.0 et plus largement les technologies de l’information et de la communication. Dès leur conception l’attention est portée sur l’aménagement conjoint d‘un espace physique et d’un espace virtuel, rappelant ainsi l’espace hybride dont parle Milad Doueihi dans sa proposition d’humanisme numérique. Un bon exemple où peut se produire le « passage continuel entre le réel et le virtuel », « un espace marqué par des usages et habité par des pratiques « réelles ou virtuelles. L’espace virtuel permet de s’affranchir des contraintes de l’espace-temps et libère ainsi l’individu de l’obligation de présence programmée tandis que l’espace réel répond à un besoin de socialisation et d’interactions physiques.

2Pour étudier ces espaces, nous disposons d’un corpus omniprésent sur internet, celui des professionnels, plus particulièrement celui des promoteurs des espaces de coworking. Le discours est très positif et le coworking y est présenté comme une révolution dans le monde du management. Le corpus scientifique commence juste à se constituer et entre les deux, la réalité est encore mal connue.

3On ne sait que peu de choses sur ce qui se passe dans ces espaces notamment en ce qui concerne l’identité de ceux qui y travaillent, les raisons pour lesquelles ils y viennent, ce qui y est produit et la manière dont ils collaborent.

4Nous confrontons le discours professionnel aux paradigmes productif, altruiste et interactionniste (Zacklad, 2013), utiles pour analyser le travail collaboratif en univers numérique. La perspective productive l’analyse comme un ensemble d’activités coordonnées permettant la création d’objets. La perspective altruiste repose sur des « participations volontaires et gratuites ». Le perspective interactionniste fait référence aux relations conviviales naissant entre les acteurs.

5Cette confrontation nous sert à dessiner les contours d’un programme de recherche sur les espaces de coworking.

Qui sont les coworkers ?

6En France, les utilisateurs de ces tiers lieux sont à 62 % des indépendants. Les 38 % de salariés représentent en premier lieu les PME (52 %) puis les associations (20 %). Les grandes entreprises et les administrations de représentent respectivement que 15 % et 12 % des salariés présents dans les tiers lieux (Livre Blanc du Télétravail 2012).

7La plupart œuvre dans le secteur des technologies. Il s’agit d’une population spécifique, même si aujourd’hui le coworking tend à s’étendre à de nouvelles populations. En décembre 2012, l’Arseg, association des directeurs de services généraux/environnement de travail y consacre un dossier spécial de son magazine. Même à l’université, des initiatives d’espaces de coworking étudiants voient le jour comme sur le campus du Val d’Europe de l’université Paris-Est Marne la Vallée.

8Le coworking s’affiche porteur de valeurs telles que la durabilité, la communauté, la coopération, l’ouverture et l’accessibilité (blog de La Mutinerie), proche du paradigme altruiste. Cette perspective montre pourtant des limites, notamment celles de la confrontation à une relation par essence inégalitaire comme celle qui lie salarié et employeur, va à l’encontre des valeurs affichées par le coworking. La montée de l’intérêt des entreprises pour le coworking introduit le paradigme productiviste dans la réflexion. Or la confrontation de ces deux cadres ne va pas de soi.

9Si l’identité actuelle des coworkers est connue, l’extension du coworking à une population plus large est liée aux deux questions suivantes :

101. Le travail collaboratif est-il ouvert à tous les salariés et à tous les types d’organisation ?

112. Y a-t-il des valeurs propres aux personnes travaillant dans les espaces de coworking qui viendraient en contradiction avec les valeurs d’entreprises plus traditionnelles ?

Que font-ils dans les espaces de travail collaboratif ?

12En ce qui concerne le travail qui est fait dans les espaces de coworking, rien n’est établi. Tous les cas de figures sont possibles et peuvent varier dans le temps : travail individuel, travail collectif et entre-deux des moments de convivialité. Les coworkers travaillent à leurs propres projets mais partagent aussi leurs réseaux, et peuvent intervenir sur les projets des autres coworkers.

13On ne définit pas un espace de coworking par ce qui s’y fait, pourtant, dans une perspective productive, on en attend un résultat ou du moins une création de valeur. Pourtant les contributions collaboratives liées aux nouvelles technologies ne débouchent pas systématiquement sur l’émergence d’une nouvelle intelligence collective (Zacklad). Le caractère collectif du travail conduit en outre à s’interroger sur la répartition de cette valeur. Dans une perspective altruiste, le modèle offert par le coworking n’est pas sans rappeler les modèles alternatifs imaginés dans le domaine du logiciel open source. Il est cependant encore trop tôt pour étudier si cette philosophie conduit à une création de valeur spécifique et différente des modèles traditionnels.

14Questions :

153. Quelles différences peut-on observer entre le travail réalisé dans ces espaces et le travail classique (non identifié au départ comme collaboratif) tant sur les caractéristiques de l’output que sur sa valorisation et sa répartition ?

164. Dans quelles conditions le travail collaboratif permet-il l’émergence d’une intelligence collective ?

Pourquoi se retrouvent-ils dans les espaces de coworking ?

17Si ce qui est fait n’est pas ce qui déclenche l’adhésion à un espace de coworking, rompre l’isolement, parfois mal vécu par les travailleurs indépendants ou à domicile, est mis en avant comme une des motivations principales. Ils ressentent alors un besoin de socialisation en complément de l’usage intensif des technologies de la communication. Ce mode de travail permet en outre de rétablir une frontière entre vie privée et vie professionnelle tout en gardant l’effet favorable d’un lieu proche du domicile.

18Les motivations sont parfois plus complexes. L’exemple à l’université met en évidence que des étudiants d’un master sur les technologies, hyperconnectés et disposant de lieux de partage comme les lieux de classe ou la bibliothèque, la machine à café trouvent une réelle valeur ajoutée à disposer d’un lieu neutre qui allie connexion virtuelle à la présence physique.

19Les espaces de coworking répondent au besoin de rencontres et de partage entre vie privée et vie professionnelle tout en préservant une qualité de vie par la souplesse des horaires, la proximité avec le domicile (sous réserve que les centres se développent). Ils remettent la collaboration physique au cœur de leurs activités en prolongement de la connexion virtuelle. On connaît mal la cohabitation de ces deux modes de relation et pourquoi ils semblent nécessaires en un même lieu. Dans une perspective interactionniste, les technologies 2.0 sont censées favoriser les relations conviviales. Pourtant, le succès croissant des espaces de coworking montre les limites de la convivialité virtuelle déconnectée d’un espace physique.

20Cela nous amène à formuler les questions suivantes :

215. En quoi la relation réelle est-elle complémentaire de la relation virtuelle ? Comment ces deux types de relations s’articulent-ils dans les espaces de coworking ?

226. Comment l’aménagement de ces espaces (physiques ou virtuels) participe-t-il à cette articulation ?

Comment travaillent – ils dans les espaces de coworking ?

23Tant l’identité des coworkers que leurs motivations tendent vers la promotion d’un nouveau mode de travail. La manière de travailler est prise en compte dans la conception de l’espace. Ainsi, tout espace de coworking présente des zones différenciées, certaines permettent de s’isoler soit pour travailler, soit pour se ressourcer (espace zen dans certains lieux), d’autres sont collectives et répondent aux besoins d’échanger en fonction de la dimension du groupe, soit dans un objectif de travail, soit dans un objectif de convivialité. Les espaces de coworking cherchent à faciliter les connexions physiques. Il en est de même au niveau technologique : un des soucis premier est que le coworker s’installe avec sa propre machine et son propre environnement sans heurt (interopérabilité, open source etc.). L’accueil et l’animation des espaces se retrouvent également présents dans les espaces mais à des degrés divers. Un soin particulier est accordé à la convivialité, la flexibilité et une certaine liberté.

24La cohabitation entre les coworkers est pensée dès la conception de l’espace pour limiter au maximum les barrières. Dans une perspective interactionniste, il s’agit de favoriser les relations égalitaires et conviviales. Mais enlever les obstacles ne garantit pas le partage, la collaboration et la création de valeur qui sont la marque d’un collectif de travail. D’autres éléments contribuent à caractériser un collectif de travail comme un objectif ou intérêt commun ou encore l’adhésion à des règles (formalisées ou non) partagées. Dans une perspective altruiste, plus qu’un collectif, les coworkers affirmant partager des valeurs communes se voient comme une communauté. Or, l’ouverture comporte aussi des risques et apporte une certaine vulnérabilité aux projets. Des barrières doivent alors être recréées qui, si elles ne sont pas physiques, peuvent être d’ordre organisationnel (règles de bonne conduite) ou institutionnel (confiance). Toutefois, le zonage des espaces permet également de travailler de manière traditionnelle, soit en individuel, soit en groupe. Les différents modes de travail offerts sont compatibles avec les trois paradigmes. Rien ne permet de déterminer aujourd’hui comment ces trois perspectives peuvent on non s’articuler.

257. La volonté de favoriser la communication débouche-t-elle réellement sur la constitution d’un collectif ?

268. Jusqu’où va le partage ?

279. Peut-on envisager différents types d’espaces de coworking plus ou moins spécialisés en fonction d’un mode de travail dominant ? Ou ces trois modes peuvent-ils librement s’articuler ?

28Le caractère récent, voire expérimental, des espaces de coworking, en font un terrain de recherche particulièrement intéressant. Les questions soulevées dans cet article forment les prémisses d’un travail de recherche, cherchant à évaluer les caractéristiques de cette nouvelle forme de travail collaboratif, en s’attachant plus particulièrement aux pratiques de coopération prenant en compte la continuité entre espace physique et espace virtuel.

29Ces espaces ne sont qu’un exemple d’un ensemble de nouvelles pratiques, des nouveaux agencements ou dispositifs qui toutes vantent les mérites du travail collaboratif en milieu numérique : fab labs, barcamp, jams, et autres initiatives émergentes.

30On peut par ailleurs s’interroger sur les limites de ces initiatives, leur caractère généralisable ou au contraire leur spécificité reposant sur l’appétence des coworkers pour un mode de travail si particulier.

Bibliographie

Burret, A. (2013). Démocratiser les tiers-lieux, Multitudes, Vol.1 n° 52, p. 89-97.

Meyer, C. Fasshauer, I., Bourret, C. (2013). « Un espace de coworking à l’université comme nouvel espace d’interactions entre acteurs ?, actes du colloque Org&co, Nice, 3-5 oct.

Moriset, B. (2011). Tiers lieux de travail et nouvelles territorialités de l’économie numérique : les espaces de coworking, colloque Spatialités et modernité : lieux, milieux et territoires, octobre, Pau.

Oldenburg R. (1989). The Great Good Place: Cafes, Coffee Shops, Bookstores, Bars, Hair Salons, and Other Hangouts at the Heart of a Community, Marlowe & Co.

Zacklad, M. (2013). Paradigme de la coopération pour l’action collective médiatisée, actes du colloque Org&co Nice, 3-5 oct.

Livre Blanc du télétravail 2012, Tour de France du Télétravail http://tourdefranceduteletravail.fr/wp-content/uploads/2013/03/LivreBlanc_TourTT2012.pdf

Notes

1 Les études annuelles de deskmag (http://www.deskmag.com/fr)

Pour citer ce document

Claudie Meyer et Ingrid Fassauher, «Le travail collaboratif en question : l’exemple des espaces de coworking», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 9-Varia, DOSSIER, > Axe 3,mis à jour le : 22/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=762.

Quelques mots à propos de : Claudie Meyer

UPMLV, DICEN

Quelques mots à propos de : Ingrid Fassauher

UPMLV, DICEN. Courriel : Ingrid.fasshauer@gmail.com