FORMATION, MONDE PROFESSIONNEL
Les formations en apprentissage à l’université : enjeux et tendances
Texte intégral
1Depuis 30 ans, avec constance, les pouvoirs publics ont intensifié leurs efforts pour développer la formation en alternance sous contrat de travail. Cet effort concerne l’ensemble des niveaux de formation, y compris ceux de l’enseignement supérieur. À mesure que le chômage des jeunes et son traitement sont apparus socialement comme de plus en plus problématiques, une sorte de consensus s’est tissé en France et plus largement en Europe pour favoriser les formations en alternance.
2Ce mouvement s’est traduit dans notre pays par une augmentation significative du nombre d’apprentis, de 230 000 en 1995 à près de 440 000 aujourd’hui. Si l’on agrège aux effectifs d’apprentis les jeunes de moins de 26 ans en contrat de professionnalisation, ce sont même près de 600 000 jeunes qui poursuivent leurs études en alternance.
3Dans l’enseignement supérieur, le développement de l’alternance s’est particulièrement accéléré ces dernières années. Universités et écoles tendent à la promouvoir pour préparer un nombre croissant de diplômes, le plus souvent en complémentarité avec la voie de formation initiale classique, parfois même comme unique voie de formation pour certains diplômes. Embryonnaire il y a vingt ans dans les études supérieures, l’apprentissage concerne ainsi aujourd’hui plus de 130 000 jeunes, dont 70 000 dans les seuls établissements de l’enseignement supérieur (hors BTS). S’ajoutent à ces 130 000 étudiants en formation initiale sous contrat d’apprentissage, quelques 50 000 jeunes en contrat de professionnalisation. Au total, ce sont plus de 7 % des étudiants inscrits dans les filières d’enseignement supérieur qui poursuivent leurs études en alternance.
4Cette tendance est appelée à s’accentuer. L’alternance semble en effet avoir vocation à occuper une place grandissante au sein de l’enseignement supérieur, tant les gouvernements successifs, les partenaires sociaux, les régions, et les dirigeants du supérieur la situent, certes avec des nuances, au cœur des défis et des enjeux pour l’avenir.
5Le ministère de l’Enseignement supérieur entend en particulier développer davantage les filières en alternance à l’université, en la généralisant à tous les types de formation, notamment en Licence et en Master. L’ambition est de doubler le nombre d’alternants à l’horizon 2020 dans les universités en visant le seuil des 10 % d’étudiants en alternance contre moins de 5 % actuellement (cible de 17 % pour l’ensemble des jeunes en études supérieures).
6À la veille d’un projet de loi portant réforme de la formation professionnelle, avec un important volet relatif à l’apprentissage et à son financement, l’objectif de cette communication est de situer les enjeux d’une diffusion élargie de l’apprentissage au sein des universités. Forme la plus ancienne, la mieux structurée et la plus dynamique d’alternance, l’apprentissage arrive aujourd’hui à maturité. Nous allons mettre en débat si la poursuite de son développement dans l’enseignement supérieur témoigne d’un renouvellement et d’un enrichissement des enjeux dont il est porteur.
L’apprentissage au sein des universités : quelle réalité ?
7Associer apprentissage et enseignement supérieur avait quelque chose, a priori, de contre-nature lorsque les premières expériences furent mises en œuvre au début des années quatre-vingt-dix à la suite des lois Séguin de 1987 qui ouvraient l’apprentissage aux études supérieures.
8L’apprentissage faisait en effet toujours surgir l’image de l’homme de métier qui développe son expertise à mesure qu’il affine sa pratique. Il évoquait surtout une voie de remédiation destinée à des élèves en échec scolaire. À l’opposé, les formations universitaires auxquels certains (rares) le prédestinaient alors renvoyaient davantage à la figure du cadre, du « col blanc » qui dans les esprits conçoit, pense, construit et organise l’action plus qu’il ne l’exécute. Elles évoquaient par ailleurs des jeunes « à potentiel » ayant réussi à franchir avec réussite les différentes étapes de leurs parcours scolaires.
9Même si des références de l’internat de médecine surgissaient et étaient propres à familiariser l’idée de l’apprentissage à l’Université, l’OCDE se demandait encore en 1994 (Les formations en alternance, quel avenir ?, Paris, Rapport OCDE) si l’élargissement de l’apprentissage à l’enseignement supérieur était compatible avec la volonté de former une main-d’œuvre performante pour l’avenir. L’Allemagne, pourtant reconnue pour son modèle dual, ne s’était elle-même pas aventurée à former ses élites universitaires par l’apprentissage. Elle ne l’a fait que bien plus tard avec la création des universités coopératives dans une logique d’externalité de l’apprentissage à l’appareil de formation supérieur existant, là où le modèle français, après avoir tâtonné entre construction d’un appareil à côté des formations existantes et élargissement des voies de préparation à un même diplôme, n’ait privilégié le fait que les formations en apprentissage ne soient fondues dans l’appareil existant (un même diplôme pouvant être préparé en formation classique ou par alternance).
10Aussi, l’essor de l’apprentissage s’est-il opéré de manière modérée à l’Université, souvent dans l’indifférence du corps enseignants. Le changement a largement été initié à la marge, conduit par quelques groupes d’universitaires pionniers, parfois en situation de pouvoir qui, non sans mal, ont su faire prévaloir leurs idées et les mettre en œuvre malgré la lourdeur des institutions locales et la pesanteur de l’administration centrale.
11Ce sont surtout les cycles courts professionnalisant en IUT et les écoles d’ingénieur universitaires qui furent les pionniers en la matière, très vite suivis par les IUP, les DESS et les Magistères, l’apprentissage ingénieurs connaissant le décollage le plus soutenu. L’émergence de l’apprentissage dans la formation des ingénieurs a pu représenter un véritable « choc culturel » dans un pays où le statut cadre fait l’objet d’une forte charge sociale. On sait en effet que les ingénieurs forment le noyau dur historique et symbolique de la catégorie cadre, laquelle bénéficie d’un statut privilégié attesté par toutes les comparaisons internationales.
12L’élargissement aux IUP et DESS, puis aux licences pro et Masters Pro dans le cadre de la mise en place du schéma LMD, a marqué un pas supplémentaire. Il a posé les bases d’un développement accéléré : ce sont en effet les responsables et équipes pédagogiques qui se sont emparés de l’apprentissage au cœur même des universités en ouvrant leurs spécialités à l’apprentissage ou en créant des spécialités directement par apprentissage, en lien avec leurs partenaires économiques.
13Alors que l’on dénombrait moins de 3 000 apprentis en Maîtrise et DESS en 2003, ils sont aujourd’hui plus de 16 000 à préparer un Master. Le rythme de progression est très soutenu depuis 2007. De même, le nombre d’apprentis en Licence a triplé depuis 2005 pour se porter à près de 15 000.
Des enjeux renouvelés
14Le développement de l’apprentissage dans l’enseignement supérieur cristallise plusieurs séries d’enjeux qui s’entremêlent et s’actualisent à mesure que l’apprentissage intensifie sa diffusion.
15Une première série d’enjeux tient dans les modalités pédagogiques à promouvoir au regard de la spécificité des publics alternants. Car si le système d’enseignement supérieur a appris à accueillir des publics de formation continue, en révélant l’expérience professionnelle de ceux-ci pour la transformer en savoir transposable à de nouvelles situations professionnelles, la situation est plus délicate à l’égard d’un public d’étudiant apprenti. L’alternance confronte en effet l’étudiant à un rapport plus complexe au savoir, en faisant jouer la boucle piagétienne de l’apprentissage dans les deux sens (« réussir-comprendre »). L’expérience vécue par les apprentis, constitutive de leur formation, présente par ailleurs un caractère autonome des jeux de transposition d’un modèle théorique. Il y a toujours plus dans l’action et l’expérience que l’application de modèles théoriques, que ce que l’on peut en dire spontanément, ou que ce qu’en disent les modèles et théories professées. L’expérience doit être mobilisée, revisitée, réinterrogée, réfléchie pour viser sa transformation en apprentissage.
16Il s’agit d’opérer un changement de perspective par renoncement aux attitudes essentiellement déductives plutôt prégnantes dans les pratiques de l’enseignement supérieur. De même s’agit-il aussi pour les enseignants-chercheurs de « transversaliser » leurs savoirs et de privilégier l’interdisciplinarité pour ne plus se vivre uniquement comme un expert de sa discipline, et aider les apprentis à comprendre et résoudre les problématiques complexes dans lesquelles ils sont plongés.
17Ce mouvement n’est pas sans conséquence sur la place, les missions, la constitution et les compétences des équipes pédagogiques. Les professionnalités enseignantes sont aujourd’hui en tension dans les établissements où l’apprentissage se développe. C’est l’essence même de la pédagogique de l’alternance que de faire varier les modes pédagogiques, dans le cadre de face-à-face pédagogiques, d’analyses de pratiques et d’accompagnement tutoral individualisé. Les enseignants sont appelés à se positionner davantage dans le pilotage de systèmes de formation ouverts, dans des logiques d’accompagnement individualisé et d’animation pédagogique plus que d’enseignement strict, ainsi que dans le développement de partenariats avec les partenaires économiques. C’est autant de missions chronophages peu valorisées dans la progression de carrière.
18Un deuxième enjeu, concomitant du premier, tient dans les possibilités, à travers l’apprentissage, de faciliter l’accès et la réussite aux études supérieures. L’apprentissage permet de former autrement, pour répondre à la diversification des publics étudiants et à la nécessité d’élever le niveau de qualification de la population en suivant les directives de la stratégie de Lisbonne. Tous les jeunes n’apprennent pas de la même manière. Ils présentent des profils diversifiés, tant dans leurs styles cognitifs que dans leurs motivations, leurs ressources (soutien familial aux études, moyens financiers, réseau professionnel…), et leur projet professionnel. A l’heure où les actifs sont appelés à se former tout au long de la vie mais que peu d’entre eux y parviennent, l’apprentissage place d’emblée les jeunes dans une situation continuum entre la formation initiale et l’ensemble des situations professionnelles où s’acquièrent des compétences ; il leur donne ainsi un avantage crucial sur les générations d’actifs de demain.
19En cela, l’apprentissage porte un enjeu de démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur. Il permet à des jeunes souvent issus de milieux modestes de s’élever dans la hiérarchie des diplômes, en conciliant au mieux poursuite d’études, rémunérations et transitions douces vers le marché du travail. Il permet de développer un habitus et un réseau professionnels significatifs, en lien avec son projet professionnel, et de bénéficier d’un excellent tremplin pour un emploi durable dans l’entreprise. Il convient également, par sa pédagogie particulière, à des jeunes peu adaptés à un enseignement purement théorique et conceptuel et contribue par là même à l’objectif de réussite étudiante pour tous affirmé par le ministère de l’enseignement supérieur.
20La pratique a souligné que l’apprentissage constitue un levier de réussite particulièrement efficace :
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il constitue une voie de formation porteuse de réussite étudiante : 90 % des apprentis qui suivent leurs études supérieures par la voie de l’apprentissage obtiennent leur diplôme ;
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il constitue une voie privilégiée d’insertion professionnelle : 80 % des apprentis obtiennent un emploi dans les 3 mois qui suivent leur fin d’études et à diplôme égal, les anciens apprentis bénéficient de conditions plus avantageuses en termes d’emploi durable et de salaire (données CEREQ) ;
21Aussi s’agit-il d’accroître les moyens d’information des candidats et de leurs familles sur des possibilités de formation par la voie de l’alternance et renforcer la promotion de l’apprentissage. Si des progrès ont été accomplis, force est de constater la persistante d’une forte méconnaissance de l’apprentissage dans le supérieur par les jeunes et leurs familles. Celle-ci conduit à restreindre le champ des parcours de formation identifiés et à le réserver dans certaines filières aux familles les mieux informées.
22Un troisième enjeu tient dans l’aménagement et la construction d’une offre de formation attractive pour les universités. Les enjeux sont ici d’ordre stratégique. Il s’agit de rendre plus attractive l’offre de formation en proposant des cursus davantage articulés à une logique d’emploi, gage d’une insertion professionnelle réussie, alors que les nouveaux bacheliers durcissent leur choix d’entrée en formation dans un environnement démographique, socioéconomique et concurrentiel renouvelé. Certaines composantes des universités, voire des universités entières, en ont fait un facteur de différenciation (cf. à ce propos le classement Etudiant.fr sur les universités les plus dynamiques en la matière). La référence persistance au modèle allemand dans les années 2000 n’a fait qu’accentuer la visibilité des formations organisées selon un principe d’alternance.
23Il faut constater à ce propos que la demande de formation initiale supérieure, tout en restant centrée sur la recherche du diplôme, s’oriente davantage vers des logiques de parcours chargés en contenus expérientiels, comportementaux et culturels, ce qui amène à rompre avec des principes d’unités de temps, de lieux et d’action qui prévalaient en matière de formation (isolement par rapport au lieu de travail, séquence ne traitant que d’un sujet…) pour privilégier l’alternance et l’internationalisation des études. À ce sujet, la mobilité internationale constitue un défi à relever pour garantir des parcours attractifs pour les apprentis, tant la composante interculturelle et maîtrise linguistique peuvent s’avérer déterminante dans le choix d’une formation.
24Par extension, l’enjeu du développement de l’apprentissage est aussi celui du développement d’une offre de formation plus adaptée et réactive aux besoins de l’environnement économique. Il s’agit de proposer une offre de formation dont les finalités, les logiques de construction et surtout les modalités pédagogiques procèdent d’un rapprochement entre sphère académique et sphère économique. C’est l’idée d’un dialogue, d’une coopération, signes de modernité, de pragmatisme et d’efficacité à l’heure où les compétences nécessaires sur le marché du travail exigent des montages hybrides, composites pour les construire. La diffusion de l’apprentissage s’est traduite par un renforcement du dialogue entre monde académique et monde économique, et la montée de logique de co-pilotage de formation.
25De ce point de vue, la pratique a montré que l’apprentissage a permis d’établir des modes de coopération plus constants et relativement équilibrés entre les universités et les entreprises, en dépit des craintes initiales considérant que les établissements de formation puissent être inféodés aux prescriptions des entreprises pour lesquelles elles ne seraient que des sous-traitants. Il en découle davantage de pragmatisme, et de réactivité dans l’ajustement de l’offre de formation des universités et de ses composantes.
26Localement, universités et entreprises, avec l’appui de CFA comme acteur interface, ont initié et développé sur leurs territoires des liens plus étroits : mise en place d’espaces de régulation (visites en entreprise des tuteurs académiques, réunions maître d’apprentissage/responsables pédagogiques…) ; participation des responsables d’entreprises à la mise en place et à l’organisation de la formation ; professionnalisation des relations avec les entreprises dans les établissements de formation avec la mise en place de service alternance.
27Institutionnellement, les acteurs que sont l’État, les Régions et les branches, ont développé des espaces de décision et de consultation (CPRDFP, COM) davantage orientés par et pour l’emploi, structurant une politique de formation prenant mieux en compte la réalité des besoins en compétences.
28L’enjeu est donc aussi institutionnel pour les universités. Il renvoie à la fois à la nature et à la fonction d’un établissement de formation et à ses liens à l’environnement. Le développement de l’apprentissage s’inscrit dans un mouvement de professionnalisation des universités en Europe et plus singulièrement en France où le législateur a consacré récemment, en 2007, l’insertion professionnelle comme une mission à part entière des universités. La diffusion de l’apprentissage peut à cet égard être considérée comme le point le plus avancé du processus de professionnalisation à l’œuvre dans l’enseignement supérieur.
29Un dernier enjeu, non des moindres, est financier. Développer des formations par apprentissage est devenu aujourd’hui un enjeu de poids pour les universités dans un contexte où la réglementation a développé leur autonomie. S’affirme la nécessité pour elles d’aller capter de nouveaux financements pour leur fonctionnement. La collecte de la taxe d’apprentissage (quota et hors quota) principalement, mais aussi les fonds en alternance, les apports des collectivités publiques utilisatrices ainsi que les subventions émanant des conseils régionaux constituent des recettes budgétaires précieuses. L’organisation et la structuration de l’apprentissage s’inscrit dans une prérogative régionale, avec des politiques variables de soutien au développement de l’apprentissage dans le supérieur de la part des conseils régionaux. Alors que le nombre d’apprentis progressent, créant une tension sur les financements, certains conseils régionaux tendent à plafonner ce soutien, considérant que les enveloppes financières doivent être centrées en priorité sur les niveaux de formation infra bac.
30L’apprentissage dans l’enseignement supérieur contribue finalement à donner à l’apprentissage dans son ensemble une assise plus complète, plus favorable et mieux diffusée dans l’opinion. La réforme en cours doit créer les conditions d’une poursuite de son développement. Elle est aujourd’hui très attendue par les acteurs de l’apprentissage.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Frédéric Sauvage
MCF IAE de Lille, Directeur de Formasup Nord Pas de Calais. Courriel : fredericsauvage@univ-lille1.fr