ENQUÊTES, EXPÉRIENCES
Les blogs du vin
Contextualisation d’une recherche en Sciences de l’Information et de la Communication
Table des matières
Texte intégral
Qu’est-ce qu’un blog sur le vin ?
« Je suis celui qu’on aime et qu’on ne connaît pas. » Alfred de Vigny
La numérisation des mots et des choses du vin
1Vin de garage, vin de mouchoir, vin de plaisir, vin de soif (Coutier ; 2012), vin de qualité, vin de messe, vin de terroir, vin du Nouveau Monde, vin de spéculation, petit vin, bon vin, le vin est un fait social. Il est le fruit de l’élaboration des Hommes, un phénomène diachronique et synchronique majeur.
2Fait notable parmi d’autres, en 2012, les éditions du CNRS ont publié le « Dictionnaire de la langue du vin ». Rien à voir avec un « simple » dictionnaire sur le vin dont la majeure partie du vocabulaire recensé, expose, en règle générale, les particularités historiques, juridiques, biologiques, commerciales et parfois sociales relatives aux phases de la vigne et du vin. Cette publication « est un ouvrage linguistique, il n’est pas une encyclopédie œnologique1 ». Il accrédite un fait, l’existence d’une lexicographie, d’une nomenclature langagière représentative de l’usage contemporain des termes viniques employés dans la deuxième partie du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui. On ne parle pas du vin, on parle le vin… ou non. Et si un tel document en atteste alors ce mouvement linguistique est valable.
3Sur Internet, on trouve un foisonnement d’espaces informationnels sur le vin. Cette pluralité, outre la perspective des possibles retombées économiques qu’elle semble offrir, fait que le registre éditorial numérique sur le vin est très large (Gardère ; Gramaccia ; 2012). Deux revues nous paraissent emblématiques de ce mouvement émergent. Sous la forme de fiches techniques, la revue Matévi expose une unité encyclopédique ayant trait aux activités vitivinicoles. Moins spécialisée, la revue Vitisphère renseigne par des articles de fond sur les événements de la sphère du vin. Mais ces programmes éditoriaux participent-ils d’un impératif stratégique à communiquer sur la multiplicité des enjeux professionnels vitivinicoles ? Ou bien collaborent-ils à ce grand engouement numérique consistant à « être présent sur le Net » ?
4À n’en pas douter, les blogs du vin s’inscrivent dans une perspective éditoriale. Semblables aux blogs ordinaires, ils se regardent et se définissent comme « un type de site Internet interactif » (Baruch ; 2006). Ils sont constitués de billets ante chronologiques publiés au gré d’un auteur pour lequel tout visiteur numérique peut donner son commentaire. En cela, le blog favorise une certaine interactivité communicationnelle. Au-delà de cette inférence technique, originellement, le blog est conçu comme un carnet intime, un espace privé devenu par le mode même d’accès et de publication un espace public. Depuis l’ouverture de la blogosphère par la mise en œuvre du Web 2.0, l’attention des chercheurs s’est mobilisée pour montrer en quoi cet espace virtuel génère des logiques sociales de communication (Klein ; 2007). Logiques sociales individuelles, logiques sociales professionnelles, les regards portés sur les différentes utilisations du blog mettent le curseur sur l’axe du degré des interactions entre blogueurs au fil des billets émis en corrélation avec l’examen du contenu des billets. Qu’en est-il pour les blogs du vin ? Les pratiques de blogging sur le vin passées au prisme de l’examen scientifique permettent-elles de mettre en évidence une sociabilité virtuelle recélant les règles distinctives d’appartenance à un groupe de référence ? Nous ne le pensons pas. L’étude des blogs des producteurs de vin aquitains ne nous a pas montré une surface d’interactions digne d’intérêt. Il n’y a pas ou très peu de billets retour à ceux initialement émis.
5S’agit-il d’un phénomène endémique aux producteurs de vin blogueurs aquitains ou au contraire constante avérée pour l’ensemble des blogueurs du vin ? Pour pertinente que soit l’étude d’une sociabilité virtuelle dans la sphère du vin, notre intérêt se porte du côté des discours numériques, ce qui et comment se dit le vin.
Des discours numériques : des étampes, une eurythmie
6Le vin, objet sociétal transverse est médiatisé grâce aux usages d’une technologie numérique de portée multicommunautaire, le Web 2.0.
7L’année 2005 marque les débuts d’une expansion culturelle digitale (Hacking ; 2002/Bouquillion ; 2010), la mise à disposition « gratuite » de dispositifs numériques dédiés à la création et à l’invention individuelle de contenus. Le blog devient l’emblème du Web 2.0. Il permet une expression émancipée voire décomplexée de sa propre expérience du monde. L’ampleur du phénomène peut s’apparenter à un fait total (Mauss). Il touche toutes les sphères sociales, tous les mondes sociaux (Bourdieu).
8Le monde du vin ne fait pas exception. Blog de journaliste spécialisé, blog d’œnologue, blog de vigneron, blog de dégustant, blog de viticulteur, blog de critique, blog d’amateur éclairé, une forme d’essaimage numérique est à l’œuvre (Moutier-Boutang ; 2011). Chacun à sa façon, sur fond d’expériences vitivinicoles, utilise un espace numérique singulier mais standardisé pour publier des billets selon des fréquences et des formats (texte, photo, vidéo, audio) différents. Le blog du vin peut être regardé comme un système énonciatif (Foucault ; 1969) au sein duquel émergent des énoncés. Dans cette perspective, il existe bel et bien une propagation numérique des discours sur le vin (Gardère ; Gramaccia ; 2012).
9Chaque billet est comparable à une étampe numérique en référence à l’étampe simple comme la composition graphique des étiquettes apposée sur chaque bouteille de vin et/ou sur les caisses de bois contenant les bouteilles de vin. C’est le sens symbolique de la gravure qui est accordé à ces messages numériques en ce qu’ils concourent à la construction d’un capital de réputation (Gramaccia ; 2012).
10Les blogueurs du vin essaiment des discours numériques sur la vigne et le vin et participent ainsi à l’édification d’un flux réputationnel (Chauvin ; 2010/Karpik ; 2007). Par exemple, l’examen d’une catégorie de blogueurs, les producteurs de vin en Aquitaine met en évidence deux styles de blogs (Bardon ; 2011). Pour l’un, c’est l’explicitation du travail vitivinicole qui est développée. Ce qui est montré, c’est ce qui se passe et comment cela se passe au sein même de la propriété. Point de secrets de fabrication seulement une exposition originale des aléas, des réussites comme des contraintes quotidiennes d’une vie professionnelle d’exception. On est là du côté du registre de l’artisanat. Ces blogueurs revendiquent le titre de vigneron.
11Pour l’autre, l’exception professionnelle se situe à l’extérieur de la quotidienneté des tâches à mener. La preuve de l’exception viticole est administrée par une abondance informationnelle des différentes formes de reconnaissance. Une médaille, un article, une récompense quelconque est aussitôt conçue comme un événement remarquable de la sophistication du travail réalisé en amont sur les terres et dans les chais. On est là dans le registre du glamour par la multiplicité des attraits effectivement suscitée par le vin. Ces blogueurs s’imposent comme des viticulteurs.
12Regardés dans leur ensemble, les blogs des producteurs de vin renseignent sur deux tendances organisationnelles et communicationnelles. Nous appelons eurythmie numérique cette orientation en référence à la cohérence des édifices thématiques et à l’équilibre des styles de publication (Bardon ; 2011).
Démarche épistémologique et premières hypothèses
13Comme le blog des producteurs de vin aquitains, le blog du vin est un espace numérique d’auto publication comparable à un théâtre où se donnent à voir des mises en scène de textes, de photos, de vidéos autour du vin. Toutefois, il y a loin à admettre in extenso que chaque blog du vin est incontestablement une création et une invention individuelle de contenus sans autre forme d’intervention que celle de l’auteur. La récente émergence d’un nouveau métier, celui de webmaster ou bien l’explosion de sites de mesure de l’e-réputation nous incline à penser que l’usage des blogs à des fins professionnelles permet une forme de rayonnement publicitaire supplémentaire à l’existant. À n’en pas douter les blogs du vin concèdent une action de communication sur un public virtuel à des fins commerciales. Pour preuve, une récente étude (Garcia-Fakih ; 2013) sur les blogs du vin met clairement en évidence une perspective prescriptive. Les blogueurs du vin sont nouvellement identifiés comme des prescripteurs. Leurs billets ont une influence sur la diffusion et le choix d’un vin, d’une cuvée, d’un millésime, d’un château, d’un lieu d’achat.
14Attirer l’attention sur le vin, vanter les mérites d’un univers symbolique, louer les agréments gustatifs d’un vin, célébrer les moments du vin dans son unicité, sa typicité via l’utilisation d’un blog n’est pas pour autant le gage d’une visibilité marketing accrue. Même hébergé par un moteur de recherche, le blog du vin émerge au milieu d’une nébuleuse, surtout lorsque les émetteurs proposent des réalités viniques aussi diverses que variées. De plus, d’un blog à l’autre, notre regard est loin d’être saisi par la diversité des configurations numériques. Les pages des blogs du vin ont des formats analogues sauf quelques rares exceptions.
15De notre point de vue, le blog est un outil de différenciation. Depuis peu, on constate que la navigation vers les blogs du vin est orientée vers des plateformes éditoriales spécialisées2. Il s’opère une forme de référencement à la fois thématique, le vin, et positionnel, le type d’émetteur. Dans le même temps, la pratique professionnelle du blogging permet une grande flexibilité d’utilisation par le choix : choix de la communauté visée, choix des thèmes et des sujets abordés, choix des moments de diffusion, choix des informations publiées. La tenue d’un blog, la multiplicité des choix communicationnels et informationnels indiquent le dessein de se distinguer, l’élan manifeste d’une recomposition de cette différenciation.
16Tout le monde du vin n’est pas sur le Web 2.0, tout le monde du vin ne tient pas un blog sur le vin. D’autre part, depuis notre étude sur les producteurs de vin blogueurs aquitains, leur nombre a sensiblement diminué. Dans le même temps, celui des dégustateurs, œnologues, producteurs de vin d’autres régions et journalistes spécialisés s’est accru. Pour facile que soit l’utilisation d’un logiciel expert et gratuit tel que le blog, cette activité est socialement discriminée en ce qu’elle nécessite l’exercice d’une compétence sociale d’intelligibilité d’un milieu, d’un contexte, d’un vécu (Rebillard ; 2007). Et même si les interventions numériques créées ou substituées s’inscrivent dans un schéma promotionnel, ces formes de contributions actives présentent les contours d’un entre soi social.
17Des enjeux sociaux, économiques et politiques des cycles de la vigne et du vin aux dynamiques du jeu communicationnel, nous prenons les blogs du vin pour ce qu’ils sont, des systèmes discursifs organisés selon un dispositif d’énonciation numérique singulier. Les billets publiés sont comparables à des apparitions d’énoncés en différents points du temps et de l’espace numérique. Tout se passe comme si la manière dont les choses sont posées conférait aux contenus un statut. Lorsqu’un blogueur du vin, un dégustateur3 par exemple, publie des billets sur son blog, c’est l’effet de vraisemblance qui domine. Mais ils ne sont ni plus ni moins que des actions de communication supplémentaires autour d’une légitimation normée de discours incorporés et attendus.
18Malgré des configurations éditoriales standardisées et au-delà de la place et de la position des auteurs, des émetteurs, les blogueurs du vin donnent à voir un processus de construction discursive à la fois historique et sociale. Si les blogueurs producteurs de vin aquitains façonnent des édifices éditoriaux selon des registres de discours différents alors les blogueurs du vin ne font pas exception à la règle. Et tout l’enjeu de notre recherche repose sur une mise en évidence d’attributs semblables et dissemblables, caractéristiques d’une disposition organisationnelle et communicationnelle numérique étonnante. En cela, notre investigation repose bien sur la composition d’une typologie des blogs du vin.
19Éclairer le phénomène des blogs du vin est une entreprise4 ; une observation régulière et appuyée des baies numériques (les billets), de longues vendanges, des tris multiples et soignés parfois laborieux avec en point de mire l’idée de la réalisation d’une belle ouvrage, une fabrication exaltante…
Notes
1 Martine Coutier ; Dictionnaire de la langue du vin ; CNRS Editions ; 2012 ; p. 23
2 http://www.chateauloisel.com/annuaire-vin/blog-vigneron.htm
4 Le projet d’organiser les conditions et la production d’un travail de recherche.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Marie-Isabelle Bardon
Université de Bordeaux III – MICA – axe COS. Courriel : marie.isabelle.bardon@wanadoo.fr