Yannick Lebtahi et Tiphaine Zetlaoui

Pour une épistémologie de l’entretien filme en sciences de l’information et de la communication

Table des matières

1Notre contribution est le fruit d’une longue réflexion nourrie par nos expériences et nos champs d’investigation tant dans le domaine scientifique que dans celui du professionnel. Notre formation au cinéma documentaire, notre pratique de l’audiovisuel, nos recherches sur l’intermédialité et nos rapports à la sociologie et à l’ethno-méthodologie nous conduisent à formuler les contours d’une épistémologie de l’entretien filmé en Sciences de l’Information et de la Communication. Notre objectif ici consiste à construire les prémices d’un cadre méthodologique à disposition des chercheurs et plus largement de s’interroger sur leurs logiques d’appropriation des outils numériques. Nous constatons qu’il existe de nombreuses façons d’appréhender des terrains de recherche et un large panel de méthodes d’observation. Selon les parcours et les intérêts, les chercheurs explorent et privilégient certaines orientations, certaines catégorisations plutôt que d’autres dans la mise en œuvre de leur recherche. Or, force est de reconnaître que le champ de la recherche qualitative audiovisuelle est peu traité dans les productions scientifiques actuelles. Nous prenons le parti de livrer au lecteur notre expérience et ainsi de contribuer modestement au vaste chantier que recouvre l’apport de l’audiovisuel dans la recherche qualitative en Sciences de l’Information et de la Communication.

Dynamiques de recherches pour l’entretien filmé

2En Sciences Sociales, les nombreux travaux sur la méthode de l’entretien font état d’une diversité de conceptions, de méthodes et d’outils alors que le champ méthodologique concernant l’entretien filmé reste encore à défricher et à investir du point de vue de la recherche.

3Les avancées de l’école de Chicago (l’observation participante) ont permis de structurer les dynamiques de recherches en émergence à la fois dans le domaine des études qualitative et quantitative depuis les années 1940. La recherche qualitative, fondée sur l’entretien, offre la possibilité de prendre en compte les expériences et la parole du protagoniste. Elle procure l’opportunité d’être au plus près des logiques d’acteurs et de leurs pratiques. Au-delà des différents courants qui s’intéressent à l’acteur et à son expérience comme l’interactionnisme symbolique, l’ethno-méthodologie ou la phénoménologie, la définition du cadre méthodologique et le choix des outils reposent en grande partie sur la ligne de conduite que le chercheur a définie en amont pour chaque contexte qui se présente à lui. Son talent, son implication éthique et sa rigueur méthodologique tout au long du processus de recherche, garantissent la qualité des données, leur interprétation et la restitution des résultats.

4Le choix d’une méthodologie qualitative implique une confrontation à l’exercice de l’entretien enregistré ou non ou bien encore même filmé.

5Quelle que soit la technique retenue par le chercheur, il est impératif de maîtriser les conditions de l’interaction entre l’interviewer et l’interviewé, de définir les dispositifs de recueils de la parole et d’organiser celle-ci de manière distanciée et « objectivée ».

Filmer ou se filmer : Proposition d’une typologie des intentionnalités

6Dans le domaine du numérique et de la miniaturisation des équipements, filmer ou se filmer est une question préoccupante car cette activité s’impose tous azimuts au citoyen dans la diversité de ses pratiques quotidiennes. Or, l’appropriation de la parole filmée « qui semble couler de source » n’est pas neutre ni même acquise en l’occurrence pour le chercheur. C’est pourquoi, la définition d’un champ des intentions et la formulation de règles opérationnelles doivent présider à la conception de toute recherche fondée sur l’entretien filmé.

7L’image peut-être alors envisagée comme :

• un premier matériau d’expertise à disposition du chercheur pour concevoir sa méthodologie de recherche,

• un complément ou un adjuvant à l’entretien audio,

• un matériau d’étude pour les disciplines centrées sur des préoccupations relevant du non verbal, du spatial voire de l’esthétique,

• une donnée qualitative pour valider une donnée quantitative,

• un support d’illustration et d’animation au service de la communauté scientifique,

• un document d’archive à disposition des publics scientifiques et institutionnels,

• un document audiovisuel participant au processus du stockage mémoriel des disciplines scientifiques.

Nature des enjeux et parti pris méthodologique

8Le recours à l’entretien filmé nécessite un long travail de préparation. En effet, le chercheur ne peut faire l’impasse sur un certain nombre de considérations d’ordre matériel, technique et filmique. Dans l’organisation de ses dispositifs de collecte, d’enregistrement des informations, il doit se prononcer par exemple sur le choix des équipements et des formats de tournage, sur la constitution de l’équipe et sur l’organisation de la post-production - du montage à l’archivage. Le chercheur doit être en capacité de maîtriser l’ensemble des paramètres qu’impose l’entretien filmé.

9Ouvert et sensible à l’image, le chercheur s’engage non seulement à bien mener sa recherche mais aussi à réaliser un projet audiovisuel en mesurant dès le début avantages et contraintes, enjeux et inconvénients.

10L’ensemble de ces paramètres est central pour garantir l’accès au cœur de la donnée.

11Ceux-ci répondent à des enjeux de différentes natures que nous avons identifiés sans prétendre à l’exhaustivité et que nous nommons ici, POETEISS :

• Pouvoir (formation-statut-délégation-compétence)

• Organisationnel (structure-modèle-culture-acteur)

• Ethique (déontologique-droit à l’image-droit d’auteur-détour de l’image)

• Technique (norme-format-support-mode de diffusion)

• Economique (statut de la production-négociation-coûts-post-production)

• Interculturelle (code-adaptation-écoute-empathie)

• Scientifique (intention-méthodologie-degré d’objectivité-réseau de confiance)

• Symbolique (valeur-représentation-imaginaire-mémoire)

12Comme l’organisation de tout projet audiovisuel est une affaire d’équipe, aussi restreinte soit-elle, le chercheur doit clarifier sa position par rapport à ses partis pris méthodologiques, filmiques et esthétiques, définir le statut des images à la manière des ethnologues ou des anthropologues ou bien s’inscrire dans le sillage des documentaristes qui ont marqué l’histoire du cinéma du réel. Toute absence de rigueur compromet les objectifs du projet, ce qui n’exclut pas par ailleurs de laisser place à l’imprévu. Ensuite, la phase du montage des images et des sons qui est aussi importante que le filmage, repose elle aussi sur différentes logiques info-communicationnelles. La combinatoire du montage s’envisage alors en prenant en considération la destination des images, leur contexte de diffusion et de réception et leur mode de circulation.

13En fin de compte, il est essentiel de pouvoir jauger la valeur ajoutée des images, d’être conscients que la recherche qualitative audiovisuelle est en constante évolution, et qu’elle s’appréhende dans un jeu dynamique de complémentarité et de convergence des pratiques et des supports.

14Rappelons que le statut des images change en fonction des supports et des contextes de réception. Leur circulation favorise les échanges et les liens entre les différents groupes d’acteurs. Toutefois, ce n’est pas sans ambages. En effet, si nous accompagnons maladroitement les images dans un cadre éthique pré-défini, nous risquons à notre insu de trahir leur sens originel. De plus, il peut survenir des conflits ou des distorsions non prévues liées à l’activité de projection et d’identification dans laquelle chaque récepteur est placé face aux images qu’il reçoit et qu’il partage. En définitive, l’entretien filmé constitue en lui même une sorte de banque de données exportables et diffusables au sein de la communauté scientifique. C’est aussi une interface féconde entre la communauté scientifique et les partenaires institutionnels pour examiner ensemble les évolutions sociétales à venir. Aujourd’hui, nous assistons à une reconfiguration des modes d’organisation de la recherche¹ dans une perspective d’e-recherche, un nouveau défi pour le XXI^e siècle - partage, organisation, mutualisation, circulation des données numériques et mise en réseau des matériaux qui construisent la Connaissance.

Bibliographie

Notes

Pour citer ce document

Quelques mots à propos de : Yannick Lebtahi

Quelques mots à propos de : Tiphaine Zetlaoui

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