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ENQUÊTES, EXPÉRIENCES

Laurent Di Filippo

La position du doctorant en question

Article

Texte intégral

1La question de la réflexivité et de la place du chercheur n’est pas neuve. Plusieurs travaux devenus aujourd’hui classiques posent la question de l’engagement, de la position et du rôle du chercheur. On la retrouve par exemple en sociologie (Bourdieu, 2001 ; Elias, 1993 ; Weber, 1959), en anthropologie (Ghasarian, 2004), en histoire (Delacroix et al., 2007) ou dans des ouvrages plus généraux de méthodes de sciences sociales (Davies, 1998). La réflexivité peut se définir par « un retour sur soi, un processus d’auto-référence. Dans le contexte des sciences sociales, la réflexivité à son niveau le plus évident et immédiat renvoie à la façon dont le produit de la recherche est affecté par l’expérience personnelle et le processus de recherche »1 (ibid. : 4). Il faut prendre en compte que « non seulement l’histoire personnelle [...], mais aussi les circonstances disciplinaires et plus largement socioculturelles dans lesquelles [les chercheurs] travaillent, ont un effet sur les thèmes de recherche et les personnes sélectionnées pour une étude »2 (ibid. : 5). Comme on peut le constater, elle interroge directement la construction identitaire du chercheur. Le doctorat constitue à ce titre une étape de transition entre le statut d’étudiant et celui où les compétences du jeune chercheur sont reconnues par l’attribution du titre de docteur, et peut-être plus tard d’un poste de chercheur ou d’enseignant-chercheur. C’est durant cette période que le doctorant posera un certain nombre de jalons pour sa carrière, mais c’est surtout durant celle-ci qu’il fera ses premières armes dans le monde de la recherche. Cela donne lieu à la publication de manuels pratiques sur la manière de bien envisager son parcours de thèse (Laville et al., 2008).

2S’interroger sur ce que constitue une telle démarche semblait indispensable, tant les questionnements sont nombreux et se traduisent concrètement par un ensemble de doutes qui peuvent assaillir le doctorant tout au long de sa thèse. Cependant, force est de constater que peu de chercheurs, jeunes comme confirmés, l’envisagent réellement dans toutes ses dimensions. Certaines approches et certaines disciplines vont jusqu’à éluder totalement ce problème qui ne se limite d’ailleurs pas à la question de l’engagement ou de la participation. C’est pourquoi les coordinateurs du projet « La position du doctorant » ont souhaité travailler sur ces questions qui touchent l’ensemble des jeunes chercheurs, mais qui peuvent également intéresser les étudiants de master qui envisagent de faire une thèse, ainsi que les professeurs dans leur tâche de direction. En proposant un ouvrage sur ce thème, nous souhaitions diffuser de manière large des outils de réflexion pour l’ensemble de la communauté doctorante, car les séminaires et les doctorales où ce type de questions peuvent être abordées ont une portée localisée à l’échelle d’un pôle ou d’un laboratoire. Le but de cet ouvrage est donc d’aider les jeunes chercheurs à entreprendre eux-mêmes une démarche réflexive afin de questionner à leur tour la situation dans laquelle ils se trouvent et la manière dont ils s’y définissent. Les contributeurs de ce projet ont voulu montrer que, loin d’être innocent, tout choix de travail de recherche et les orientations qui lui sont données découlent d’un ensemble de facteurs qu’il est possible d’examiner afin de lever le voile sur ses enjeux et ses implications. Il s’agit donc de penser le processus de recherche comme faisant partie d’un ensemble plus global qui tient compte à la fois du parcours du chercheur, de ses objectifs et des stratégies mises en places pour les atteindre, mais aussi du contexte général dans lequel il prend place qui a sa propre histoire, ou plutôt ses propres histoires, et qui sert de cadre aux actions entreprises par le doctorant.

Bénéfices et difficultés du travail collaboratif

3Le livre issu du projet est le résultat d’une collaboration d’une dizaine de doctorants, dont certains sont devenus docteurs aujourd’hui. Elle s’est déroulée sur plusieurs mois, grâce notamment à une plate-forme en ligne, un forum mis en place pour l’occasion, puis a donné lieu à deux journées d’étude, les 19 et 20 mai 2011 à Metz, avant la finalisation des travaux. Il s’agissait pour les coordinateurs de proposer un travail qui dépasse la simple publication d’actes de colloque. En effet, nous étions convaincus qu’un travail coopératif sur le long terme serait plus enrichissant et que les résultats n’en seraient que meilleurs. La réflexion ainsi menée a bénéficié des nombreux échanges entre les participants, qui ont, à plusieurs reprises, souligné que ce type de projet permettait également de sortir les doctorants de l’isolement relatif ressenti face à leur travail de thèse. Il est alors également important de noter la volonté des coordinateurs d’encourager les travaux se déroulant sur une durée longue et en étroite collaboration, au-delà des formats classiques et bien connus que sont les séminaires, les journées d’étude, les colloques. Cela permet à de vraies équipes de se mettre en place pour une meilleure circulation et des échanges fructueux, producteurs de savoirs. Au-delà du projet lui-même, ce format a permis de favoriser les collaborations entre les membres de l’équipe et a donné lieu par la suite à d’autres travaux communs entre certains membres du groupe.

4Proposer une démarche qui sort des sentiers battus n’a pas été de tout repos, il fut parfois nécessaire de défendre des idées vues comme trop originales, mais surtout, l’animation d’un tel groupe devait être continue de manière à ce que l’engagement des participants ne faiblisse pas. Les résultats se sont vite fait sentir à plusieurs niveaux. Tout d’abord, le travail en groupe permettait une synergie importante aussi bien dans le recueil que dans la critique de références bibliographiques sur les thèmes de l’engagement et de la réflexivité. Ceci a abouti à une liste de références commentées présente en fin d’ouvrage. De plus, les contributions de chacun étaient relues, discutée, commentée par plusieurs membres du groupe. Ce qui permit d’avoir des points de vue variés sur chaque contribution et, par la même occasion, cela offrit l’occasion à chaque membre participant d’aiguiser son esprit critique, qualité nécessaire en tant que chercheur lorsque l’on fait partie d’un comité scientifique ou d’un comité de lecture par exemple. Grâce aux outils de communication, la distance n’a pas été un frein au travail en commun. En effet, les échanges de mails ainsi que le forum du projet permettaient à la fois de favoriser les échanges et d’en garder des traces ordonnées. Un comité de professeurs au fait de ces questions fut constitué pour les besoins du projet et ces derniers apportèrent un soutien important au groupe. Enfin, les coordinateurs ont cherché au maximum à partager les informations concernant la gestion du projet, afin de permettre à tous les membres d’apprendre les étapes de l’édition de ce type de livre.

5En revanche, il faut avouer qu’une telle entreprise demande un énorme investissement en termes de temps de travail et d’énergie, notamment pour le suivi et l’animation du groupe. L’expérience est certes très enrichissante mais il semble difficile de l’entreprendre plus d’une fois sous cette forme au cours d’un doctorat. Elle s’avère cependant une formule féconde aussi bien sur le plan scientifique que le sur plan humain.

Aspect pluridisciplinaire de la thématique

6Les participants au projet « la position du doctorant » et contributeurs de l’ouvrage sont originaires de divers domaines disciplinaires des sciences humaines et sociales (SHS). Sciences de l’information et de la communication (SIC), études néo-helléniques, études japonaises, sociologie, arts plastiques, sciences du langage se rencontrent pour montrer que la question de la réflexivité ne se limite pas à un domaine de recherche particulier mais peut éclairer des impensés et ouvrir des perspectives de réflexion pour tout chercheur qui prend la peine de s’interroger sur ces questions. Il est finalement ressorti de ce travail qu’un ensemble de problèmes liés au positionnement et à la réflexivité se posent de manière similaire à tout jeune chercheur, voir à tout chercheur. Cela se retrouve particulièrement dans l’introduction de l’ouvrage et permet de montrer que les frontières disciplinaires ne doivent surtout pas être considérées comme des barrières infranchissables, mais au contraire, elles doivent servir à nourrir des réflexions communes par la richesse des points de vue particuliers qu’elles proposent sur les phénomènes humains étudiés.

7En proposant ce travail, les coordinateurs ont voulu souligner l’aspect parfois problématique que pose la question de la construction identitaire du doctorant en tant que chercheur et ainsi mettre le doigt sur une question souvent trop vite éludée et qui pourtant oriente en grande partie les travaux de recherche : « Être chercheur, qu’est-ce que cela veut dire ? ».

Bibliographie

Bourdieu P., 2001, Science de la science et réflexivité : cours du Collège de France (2000-2001), Paris, Raison d’agir.

Davies C. A., 1998, Reflexive ethnograpy. A guide to researching selves and the others, Londres, Routledge, 2008.

Delacroix C., Dosse F., Garcia P., 2007, Les courants historiques en France, XIXe et XXe siècle, Paris, Gallimard.

Di Filippo L., François H., Michel A., 2013, La position du doctorant. Trajectoires, engagements, réflexivité, Nancy, Presses universitaires de Nancy.

Elias N., 1993, Engagement et distanciation : contributions à la sociologie de la connaissance, trad. de l’allemand par M. Hulin, Paris, Fayard.

Ghasarian Ch., dir., 2004, De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Paris, A. Colin.

Laville C. et al., 2008, Construire son parcours de thèse : manuel réflexif et pratique, Paris, Éd. L’Harmattan.

Redon M., 2008, « Parcours de doctorants, parcours de combattants ? », EchoGéo, 6. Accès : http://echogeo.revues.org/7523.

Weber M., 1959, Le savant et le politique, trad. de l’allemand par J. Freund, Paris, Plon, 1963.

Notes

1 « Reflexivity broadly defined, means a turning back on oneself, a process of self-reference. In the context of social research, reflexivity at its most immediately obvious level refers to the ways in which the product of research are affected by the personnel and process of doing research », ma traduction.

2 « Not only the personal history of ethnographers but also the disciplinary and broader sociocultural circumstances under which they work have a profound effect on which topics and people are selected for study », ma traduction.

Pour citer ce document

Laurent Di Filippo, «La position du doctorant en question», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 9-Varia, ENQUÊTES, EXPÉRIENCES,mis à jour le : 22/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=792.

Quelques mots à propos de : Laurent Di Filippo

Université de Lorraine, Centre de recherche sur les médiations (CREM). Université de Bâle, Nordistik. Courriel : laurent@di-filippo.fr