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QUESTIONS DE RECHERCHE

Maria Holubowicz

Dans le souci du pluralisme : la régulation des radios locales privées en France

Article

Texte intégral

1Parmi les multiples relations qui font vivre le média radio, il faut évoquer également celles qui se nouent entre les opérateurs à l’origine de différentes stations de radio et les instances de régulation. Ces relations-là sont très peu visibles de la position d’un auditeur moyen. Elles sont pour autant essentielles pour le fonctionnement de ce média (et des médias d’une manière générale) dans les sociétés démocratiques. Dans ces sociétés, de plus en plus plurielles, les relations entre différents acteurs sont le plus souvent régies par des règles (les lois) fixées à l’avance. Indépendantes des pouvoirs politiques successifs, ce qui caractérise l’État de droit, ces règles permettent aussi de « médier la pluralité », y compris dans le domaine des médias.

2Les problématiques relatives à la réglementation, y compris en ce qui concerne le média radio, relèvent essentiellement d’une approche juridique. N’étant pas juriste, notre légitimité à traiter ce genre de questions provient de notre double casquette : d’une part de celle d’enseignante-chercheure qui a choisi le média radio comme l’un de ses objets de recherche, d’autre part de celle de membre du Comité territorial audiovisuel de Lyon (CTA) qui, au nom du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), autorité de régulation des médias audiovisuels en France, gère les radios et les télévisions privées au niveau local. Et c’est donc à ce double titre que nous avons conçu cet article.

3Mais, en fait, ce ne sont pas les aspects purement réglementaires qui nous intéressent le plus ici, mais plutôt ceux relevant davantage de la sociologie professionnelle, des pratiques et des usages dans le milieu professionnel car nous cherchions à savoir quelles tactiques et « manières de faire » professionnelles (Michel de Certeau, 1990) utilisent les principaux acteurs en présence afin d’arriver au résultat préconisé par la loi, en l’occurrence à rendre effectif le principe de pluralisme en matière de média radio dans le respect de la réglementation en vigueur.

4Pour répondre à cette question, nous avons mené des entretiens avec des secrétaires généraux1 qui constituent des pivots centraux de fonctionnement de chaque CTA. Nous avons aussi sollicité M. Nicolas Curien, actuel conseiller du CSA à la tête du groupe Radio de l’instance de régulation des médias audiovisuels en France qui a bien voulu répondre à nos questions. Enfin, nous nous sommes aussi appuyées sur notre propre connaissance du terrain.

5Ainsi, d’abord, nous présenterons les principaux dispositifs juridiques et les mécanismes de la régulation des radios privées en France mis en place au nom du pluralisme des médias. Ensuite, sur l’exemple du processus de sélection des candidats aux fréquences destinées aux radios locales, nous essaierons de montrer le pluralisme « en train de se faire » En effet, le pluralisme « de fait » résulte des relations très formalisées et néanmoins très complexes et multidirectionnelles entre différentes composantes de l’autorité française de régulation des médias audiovisuels d’une part et entre l’autorité de tutelle et les opérateurs des services radiophoniques de l’autre.

Préserver le pluralisme – mission clé des instances de régulation des médias audiovisuels en France

6Le principe de pluralisme (d’opinions, de partis politiques, de médias) est « l’un des marqueurs fondamentaux de la pratique démocratique » (Benoist, 2011). Considéré comme l’une des expressions de la diversité culturelle (Bouquillon, 2011) ce principe est aussi l’une des applications essentielles du principe de la liberté de communication. Le Conseil constitutionnel français, en faisant appel à l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, a même accordé au pluralisme des courants d’expression socioculturels une valeur constitutionnelle. (Dagnaud et al., 2000 : 41 ; Décision du Conseil constitutionnel n° 86-217 DC du 18 septembre 1986) Dans le domaine des médias, il s’agit encore plus qu’ailleurs d’un principe idéologique plutôt que d’une situation de fait c’est pourquoi la loi joue un rôle essentiel pour imposer un « devoir être » aux différents acteurs afin que le pluralisme y soit assuré et préservé (Isar, 2011).

7En ce qui concerne l’audiovisuel, cette préservation constitue l’une des missions-clés du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), une autorité publique indépendante, qui est chargé en France, depuis 1989, de la régulation des médias audiovisuels selon les termes de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication [audiovisuelle]. Affirmant d’emblée, dans son article 1, que « la communication au public par voie électronique est libre », cette loi a définitivement entériné le principe du pluralisme des médias audiovisuels après que le gouvernement socialiste arrivé au pouvoir en France en 1981 a mis fin au monopole public sur ce type de médias. Depuis lors, la préservation du pluralisme2 constitue l’une des préoccupations majeures de la régulation du secteur audiovisuel en France.

8Le CSA veille à ce que ce pluralisme existe non seulement dans la diversité des programmes diffusés et qui doivent représenter équitablement différents courants d’opinion, notamment dans les périodes électorales (pluralisme interne), mais aussi qu’il s’exprime dans la diversité des opérateurs des radios et de télévision autorisés en limitant leurs concentrations capitalistiques (pluralisme externe). (Thibaut, 2005 : 185 ; De Bellescize et Franceschini, 2005 : 143-144 ; Gabszewicz et Sonnac, 2006 : 110-111).

9Sur le terrain, ce sont les 16 Comités territoriaux de l’audiovisuel (CTA), dotés d’une compétence décisionnelle ou consultative auprès du CSA en matière de gestion des radios et des télévisions locales privées en fonction de leur catégorie, qui formulent des propositions relatives à la sélection des candidats pour attribution des fréquences disponibles ainsi que du suivi de leur activité pour s’assurer du respect des engagements souscrits des opérateurs autorisés dans une zone donnée. Organes collégiaux réunissant des compétences dans différents domaines (technique, juridique…) relatifs au secteur audiovisuel, les CTA sont aussi tenus à veiller à ce que ce principe de pluralisme soit préservé.

10Et, en effet, le paysage radiophonique français se distingue par une grande richesse et diversification. Ainsi, hormis 7 stations de service public, 900 opérateurs privés environ émettent en France dont 20 % constituent les radios non commerciales, dites associatives (de proximité, communautaires…3 financées essentiellement par le Fonds de soutien à l’expression radiophonique (FSER). Ces radios sont classées dans différentes catégories selon leur profil. (Cat. A – radios non commerciales ; cat. B – radios commerciales locales ; cat. C – réseaux nationaux avec décrochages locaux, cat. D – réseaux thématiques nationaux ; cat. E – radios généralistes nationales). (Cf. Figure 1, page suivante.)

Figure 1 – Répartition des radios et des fréquences par catégorie4

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La sélection des opérateurs – ce que dit la loi

11La préservation de cette diversité sur le long terme a été rendue possible grâce à un dispositif de régulation qui a fait ses preuves depuis plus de 30 ans et aussi grâce à un système d’aides publiques destiné aux radios non commerciales.

12Le processus de sélection des candidats aux fréquences proposées constitue un élément clé du dispositif de régulation existant. Ces candidats sont sélectionnés à la suite d’un appel à candidatures. Chaque opérateur retenu signe une convention avec le CSA s’engageant à respecter différentes obligations en matière du financement, du contenu des programmes, des caractéristiques techniques de diffusion, etc., en fonction de sa catégorie « administrative » Un service radiophonique est autorisé pour 5 ans, renouvelable 2 fois.

13La marche à suivre pour sélectionner les candidats aux fréquences disponibles précisant les modalités de candidature, les caractéristiques des candidats, le contenu des dossiers à déposer par ces derniers ainsi que les critères de sélection, avait été soigneusement détaillée dans l’article 29 de la loi du 30 septembre 1986. Cet article rappelle que la sélection des candidats aux fréquences disponibles doit se faire avant tout dans l’intérêt du public et au nom du pluralisme, comme le précise l’extrait ci-dessous :

« Le conseil accorde les autorisations en appréciant l’intérêt de chaque projet pour le public, au regard des impératifs prioritaires que sont la sauvegarde du pluralisme des courants d’expression socio-culturels, la diversification des opérateurs, et la nécessité d’éviter les abus de position dominante ainsi que les pratiques entravant le libre exercice de la concurrence »5.

14Ensuite, les critères plus particuliers sont spécifiés car, dans l’instruction des dossiers, le conseil doit également tenir compte des éléments suivants :

  1. « De l’expérience acquise par le candidat dans les activités de communication ;

  2. Du financement et des perspectives d’exploitation du service notamment en fonction des possibilités de partage des ressources publicitaires entre les entreprises de presse écrite et les services de communication audiovisuelle ;

  3. Des participations, directes ou indirectes, détenues par le candidat dans le capital d’une ou plusieurs régies publicitaires ou dans le capital d’une ou plusieurs entreprises éditrices de publications de presse ;

  4. Pour les services dont les programmes comportent des émissions d’information politique et générale, des dispositions envisagées en vue de garantir le caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion, l’honnêteté de l’information et son indépendance à l’égard des intérêts économiques des actionnaires, en particulier lorsque ceux-ci sont titulaires de marchés publics ou de délégations de service public ;

  5. De la contribution à la production de programmes réalisés localement ;

  6. Pour les services dont les programmes musicaux constituent une proportion importante de la programmation, des dispositions envisagées en faveur de la diversité musicale au regard, notamment, de la variété des œuvres, des interprètes, des nouveaux talents programmés et de leurs conditions de programmation. »

15La sélection doit également prendre suffisamment en compte des radios non commerciales (Catégorie A ; cf. fig. 1) « accomplissant une mission de communication sociale de proximité, entendue comme le fait de favoriser les échanges entre les groupes sociaux et culturels, l’expression des différents courants socioculturels, le soutien au développement local, la protection de l’environnement ou la lutte contre l’exclusion ».

16Enfin, l’article 29 souligne l’importance de préserver « le juste équilibre » entre différents types d’opérateurs commerciaux en fonction de leur catégorie.

17Une fois un appel aux candidatures pour une zone donnée lancé, la sélection des candidats aux fréquences disponibles se fait en trois temps. D’abord, le secrétaire général d’un CTA concerné prépare une 1re proposition argumentée qui sera discutée par les membres du CTA en question. Ensuite, la liste des opérateurs présélectionnés est soumise pour discussion au groupe Radio du CSA et enfin, la sélection finale pour chaque zone de planification est arrêtée lors d’une plénière du Conseil et c’est lui qui communiquera à chaque opérateur ayant candidaté la décision le concernant.

« Arts de faire » ou assurer le pluralisme externe des radios au jour le jour

18Notre observation pluriannuelle de l’application de cette procédure au sein du CTA de Lyon, ainsi que les entretiens menés avec des secrétaires généraux de certains CTA montrent, d’une part, une observance stricte de la procédure imposée par la loi dans la sélection des candidats, d’autre part, une pondération au cas par cas de différents critères pour établir une présélection aussi pertinente que possible. Cette présélection va donc être effectuée en fonction surtout du paysage radiophonique existant et des spécificités socio-économiques et culturelles de la zone où une fréquence est proposée.

19En même temps, les critères de sélection spécifiés dans l’art. 29 de la loi étant parfaitement intériorisés, chacun des secrétaires généraux interrogés les appliquent à leur manière et selon leurs propres méthodes, apprises sur le tas et éprouvées grâce à une expérience sans cesse renouvelée des appels aux candidatures, sans forcément savoir comment font les autres collègues. Ce travail minutieux et fastidieux quoique incontournable de l’instruction des dossiers se fait dans une souplesse indispensable pour coller au plus près de la réalité du terrain et en même temps, dans le respect de la loi, comme nous l’explique Mme Christine Derville, SG du CTA de Lyon :

20« Je ne suis pas sûre que tout le monde soit conscient du travail que ça représente. On instruit tous les dossiers de candidature, même ceux qu’on connaît déjà, pour aussi voir leur motivation pour candidater sur une zone, etc. Et quand vous avez 70 à 80 dossiers de candidature, vous imaginez que cela prend un tout petit peu de temps. Et moi, par exemple, je fais une analyse zone par zone la plus détaillée possible et qui passe par un détail de l’existant, c’est-à-dire [on se demande] : on a combien de radios ? ça fait combien de catégories ? est-ce que toutes les catégories sont représentées ? Si oui, quels sont les formats représentés (musicaux, thématiques, généralistes) ? Quels types de radios généralistes, de radios thématiques, des radios musicales ? Est-ce que toutes les cibles d’âges sont représentées ? Est-ce que certains formats manquent ? Et ensuite, on procède par élimination. […] Si l’on s’appuie sur cette méthodologie-là, cela ne veut pas dire que tout le monde doit être d’accord avec nos choix, mais au moins, on a des arguments objectifs sur lesquels s’appuyer […] et qui sont les critères de la loi qu’on a essayés, dans une situation précise, de mettre en avant. » (Entretien réalisé le 22 août 2017).

21Ce choix s’opère aussi dans une grande compréhension de la situation des opérateurs-candidats sans pour autant, selon les dires de nos interlocuteurs, céder à des sollicitations, voire, plus rarement, des pressions de ces derniers qui peuvent se faire sentir à toutes les étapes de la sélection. Interrogée sur les pressions éventuelles exercées par certains opérateurs lors d’un appel aux candidatures pour obtenir une telle ou telle fréquence, la secrétaire générale du CTA de Dijon Mme Amandine Menigoz nous confie :

22« Évidemment, les opérateurs vont appeler pour savoir comment ça se passe, nous dire longtemps avant qu’ils aimeraient [obtenir] une telle ou autre fréquence pour telle ou telle raison. […] Bien sûr, c’est du lobbying, mais c’est normal. Une fréquence, ça leur permet une rentrée d’argent, ça leur permet de pérenniser, de sauver ou d’enrichir leur entreprise, de recruter etc. […] On oublie souvent, mais ça reste des entreprises. […] C’est plutôt fait intelligemment. (Bien sûr, il y a des exceptions, comme partout.) Ce n’est pas grossier, on comprend le message. Moi, j’essaie d’éviter d’avoir des opérateurs au téléphone à partir de la publication du texte de l’appel ce qui permet de ne pas trop se souvenir de quelqu’un en particulier plus qu’un autre parce qu’on a eu récemment. Donc ça, je pense que l’on le fait tous. » (Entretien réalisé le 22 août 2017).

23Une conviction personnelle à propos de la qualité d’un projet proposé peut aussi jouer un rôle dans la promotion d’un tel ou autre dossier de candidature, même si ce dernier peut présenter des insuffisances de forme. Certains SG avouent même accompagner des candidats prometteurs, surtout ceux qui sont à l’origine de projets innovants, pour qu’ils puissent satisfaire à toutes les exigences de nature administrative et ainsi se donner une chance d’obtenir une fréquence. Une conviction à propos d’un « grand potentiel radiophonique » identifiable, entre autres, par la passion avérée de la radio s’inscrivant dans la durée, est cependant le fruit d’une bonne connaissance et d’une solide expérience du terrain.

24Certes, le CSA ne suit pas systématiquement le choix des opérateurs proposé par différents CTA, ces divergences de vue étant le plus souvent imputables à une échelle d’appréciation qui n’est pas la même pour le CSA et les CTA : nationale dans le 1er cas et locale dans le second. Les CTA comprennent généralement les motifs à l’origine de la décision finale d’une sélection pour une zone de planification donnée et les SG interrogés jugent satisfaisante la diversité des opérateurs dans le périmètre de leurs CTA respectifs.

Figure 2 – Répartition par catégorie des opérateurs autorisés en FM dépendant du CTA de Lyon

Catégorie

A

B

C

D

E

Total

Opérateurs

76

33

18

21

4

152

Nombre de fréquences

163

136

65

263

124

751

Source : Rapport annuel CTA Lyon, 2018

25Une récente réforme interne a débouché au CSA à davantage de transparence et à une meilleure communication, moins pyramidale, entre différents services et différents niveaux de cette institution. La création du Secrétariat général aux territoires (SGAT) ayant pour mission de coordonner l’activité des CTA a permis, entre autres, un meilleur retour d’expériences entre le terrain et les instances centrales de l’autorité de régulation ainsi que le recensement des bonnes pratiques qui pourraient profiter à tous.

26Cette nouvelle « manière de faire », plus décentralisée et plus collégiale, est extrêmement appréciée par les CTA. Pouvant désormais participer aux séances hebdomadaires du groupe de travail Radio du CSA, ces instances régionales se sentent enfin associées, au moins partiellement, à la prise de décision relevant des questions relatives à leur périmètre d’activité, notamment à la sélection des candidats aux fréquences radio disponibles, et se félicitent que leur expertise terrain est désormais mieux valorisée et prise en compte. Cette participation, devenue possible grâce aux nouveaux moyens de communication à distance, semble être particulièrement précieuse pour les CTA des départements d’Outre-mer leur permettant non seulement de mieux rendre compte des spécificités des territoires qu’ils gèrent, mais aussi de savoir à quelles problématiques spécifiques sont confrontés leurs collègues en métropole et comment ces derniers traitent différentes questions qui se posent à eux. (Entretien avec Mme Blandine Du Peloux, SG du CTA La Réunion & Mayotte, le 24.08.17).

Les limites du cadre réglementaire et de l’action de régulation actuels

27Le cadre réglementaire de l’audiovisuel existant actuellement en France, très étendu, mais considérés par de nombreux acteurs du secteur comme rigide et pointilliste, laisse assez peu de souplesse et de marge de manœuvre au régulateur. Le dispositif de régulation des médias audiovisuels en France ayant pour objectif l’application de la loi-cadre du 30 septembre 1986 semble cependant toujours correctement fonctionner, tout au moins pour les médias analogiques. En ce qui concerne la sélection des opérateurs, ce dispositif, perçu par les SG comme très pragmatique, est aussi adaptable à la radio numérique. Désormais nommée DAB+ à partir de la norme européenne de la diffusion (digital radio broadcasting) à la place de RNT (radio numérique terrestre), la radio diffusée en numérique à l’instar de la TNT, est en train de se mettre enfin en place en France. Le retard pluriannuel, par rapport au planning initial, de la mise en place de cette diffusion numérique par l’intermédiaire des relais terrestres6, a pour origine, notamment, des divergences d’intérêts entre différents types d’opérateurs, dont les grands groupes radiophoniques, pas tous enclins à s’engager dans la diffusion numérique terrestre dont la mise en place devra inévitablement aboutir à un marché national encore plus concurrentiel dans le domaine de la radio (Holubowicz, 2011a).

28Cependant, concernant le pluralisme, malgré la richesse incontestable du paysage radiophonique français, même en comparaison avec les voisins européens, la situation de fait n’est pas idéale et loin de satisfaire tout le monde. Pour des raisons techniques d’abord car la pénurie des fréquences FM en est la première cause. Cette pénurie empêche les opérateurs nationaux d’avoir une couverture complète du territoire et ne permet pas de nouvelles extensions du service aux opérateurs locaux et régionaux. La diffusion numérique terrestre de la radio permettra néanmoins de pallier partiellement ce problème en permettant en même temps une plus grande diversification du paysage radiophonique avec la venue des nouveaux opérateurs. Faut-il encore qu’elle soit économiquement viable. De toute façon, et sans attendre le déploiement de la DAB+, l’immense majorité des opérateurs de radio en France ont développé une diffusion multisupport en passant par l’internet (radio IP), si bien que même de tout petits services radiophoniques sont actuellement diffusés en streaming via le web.

29Ensuite, on observe aussi une certaine fragilité des radios non commerciales (de catégorie A). Cette fragilité est avant tout économique car les ressources du FSER, fonds public finançant en grande partie ces radios en France, n’augmentent pas au même rythme que le nombre des radios. D’un autre côté, les acteurs proches du terrain observent une perte d’intérêt pour le média radio et une activité radiophonique « traditionnelle » sur la bande FM. Or, ce désengagement peut fragiliser encore davantage les services radiophoniques de proximité, ne subsistant souvent que grâce à une poignée de bénévoles passionnés (Holubowicz, 2011b), alors qu’une simplification des procédures administratives et l’abaissement des exigences réglementaires permettraient d’atténuer ce problème, selon certains de nos interlocuteurs.

30Enfin, les modalités de régulation des radios telles qu’elles existent actuellement favorisent avant tout les opérateurs déjà bien établis au détriment des nouveaux entrants parce que les coûts d’entrée sur un marché « mature » et hautement concurrentiel qu’est actuellement le marché du média radio en France sont très élevés, surtout en ce qui concerne les services de radio commerciale.

Conclusion : en attente d’un nouveau cadre réglementaire de l’audiovisuel

31Pour conclure, il faut aussi admettre que si ce cadre réglementaire français pour les médias audiovisuels ainsi que, en l’occurrence, les modalités d’application de la loi en matière de pluralisme externe, ont généralement fait ses preuves, il présente aujourd’hui des limites évidentes. En effet, ce cadre ne prend toujours pas suffisamment en compte les bouleversements induits par la rupture technologique (et économique) du numérique. Posant les problèmes relatifs à la déterritorialisation de différents acteurs, à la constitution des nouveaux monopoles mondiaux dans la diffusion des contenus (GAFAM), en position de force par rapport aux acteurs traditionnels nationaux ainsi qu’à la prolifération des contenus de toute provenance et difficilement contrôlables, Internet constitue, en effet, un vrai défi en matière de régulation aussi bien pour les instances nationales qu’au niveau international, et ce non seulement pour le média radio.

32Amenant une profonde évolution des usages des médias, le numérique constitue un défi pour la radio également, notamment en ce qui concerne les audiences, détournées pour ce média aussi par les nouveaux acteurs de l’industrie de la musique, des plateformes de streaming en l’occurrence. Et malgré des expérimentations permanentes de différents opérateurs pour renouveler leurs publics à l’ère des audiences transmédia, personne n’a encore, semble-t-il, trouvé de recette miracle pour que les jeunes, les yeux rivés sur leurs écrans, restent aussi fidèles aux postes de radio, et même aux marques traditionnelles de ce média.

33La révision de la directive sur les services de médias audiovisuels (AVMSD) adoptée par la Commission européenne en mai 2016 et qui prend en compte les développements technologiques et les évolutions du secteur audiovisuel, en particulier dans le domaine numérique, devrait apporter certaines réponses aux nouveaux défis. La directive introduit, par exemple, plus de flexibilité lorsque les restrictions applicables à la télévision ne sont plus justifiées, elle assure la protection des consommateurs dans le mode de consommation des contenus à la demande et sur Internet (y compris sur les plateformes de partage de vidéos et les réseaux sociaux) sans freiner l’innovation. L’idée, selon la présentation de la directive SMA par la Commission européenne, est de « réaliser un équilibre entre compétitivité et protection des consommateurs ». L’AVMSD vise également à inscrire dans le droit de l’Union européenne l’indépendance (de l’industrie et du gouvernement) des régulateurs de l’audiovisuel, qui devraient « opérer de manière transparente et responsable, définie dans une loi et disposant de pouvoirs suffisants ». Enfin, le groupe des régulateurs européens dans le domaine des services de médias audiovisuels (ERGA), réunissant des représentants d’organismes nationaux de réglementation indépendants dans le domaine des services audiovisuels, chargé de conseiller la Commission sur la mise en œuvre de la directive SMA, a été créé en 20147.

34En septembre 2017, le Conseil supérieur de l’audiovisuel a officiellement reconnu que la procédure de révision de la directive avait considérablement progressé, affirmant que « les positions des colégislateurs dénotent globalement une convergence de vues sur les principaux objectifs de la réforme […] [et] semblent pouvoir se rejoindre sur certaines avancées indispensables à l’adaptation du cadre réglementaire à l’environnement numérique, sans remettre en cause les objectifs fondamentaux de la directive actuelle. » (CSA, 7 septembre 2017). Car, comme l’a rappelé le nouveau président du CSA dans son discours lors du MIPTV8 à Cannes le 8 avril 2019, « il est absolument nécessaire – dans la foulée de la directive SMA – de mettre un terme aux asymétries concurrentielles que l’on observe sur le marché domestique entre d’un côté, des acteurs historiques, soumis à un cadre fiscal, social, à des obligations et à une régulation et de l’autre, des nouveaux entrants qui y échappent [car] ces asymétries ne sont ni tenables ni acceptables. » (Maistre, 2019).

35La transposition de la directive sur les services de médias audiovisuels devrait se faire en France grâce à une nouvelle loi sur l’audiovisuel. Annoncée depuis longtemps, cette loi, qui devrait être présentée en conseil des ministres cet été, selon l’annonce du ministre de la Culture Franck Riester (Wojcik, 2019), pourrait être l’occasion de regrouper différentes questions, parmi lesquelles celle de la réforme de la radiodiffusion publique et de son financement, ainsi que la refonte du le rôle du CSA pour que l’organisme de réglementation des médias audiovisuels français tienne mieux compte du nouveau contexte numérique (Saliou, 3 octobre 2017).

Bibliographie

Articles, ouvrages, rapports

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Webographie

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Legifrance, loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000512205&fastPos=1&fastReqId=78965485&categorieLien=cid&oldAction =rechTexte

Notes

1 Ces entretiens, de 1 h 10 en moyenne, ont été menés par téléphone en août 2017. Nous remercions les personnes suivantes d’avoir accepté de prendre part à cette enquête :Les secrétaires généraux de CTA :– Mme Christine Derville, CTA de Lyon ;– Mme Blandine Du Peloux, CTA de la Réunion et de Mayotte ;– Mme Amandine Menigoz, CTA de Dijon ;– Mme Karine Logereau, CTA de Poitiers ;– Mme Angélique Ursulet, CTA de Paris.Le conseiller du CSA, président du groupe Radio, M. Nicolas Curien.Cependant, nous tenons à préciser que nous sommes la seule responsable des propos tenus dans cet article.

2 Il est important de rappeler cependant qu’en français, la notion de pluralisme (d’information, de médias) revêt une signification particulière, surtout en comparaison au sens que recouvre la notion anglo-saxonne de media diversity. En effet, en français, le terme de pluralisme se réfère plutôt à la pluralité des idées au nom de la liberté d’expression alors que le terme de diversité concerne davantage la représentation de la diversité au sein de la société au nom de l’égalité (Loicq et Rebillard, 2013a, p. 8). Ainsi, selon ces auteurs, le terme de pluralisme se réfère à l’imaginaire de la pluralité des citoyens et la diversité plutôt à la pluralité en termes de culture, alors que la diversité des médias recouvre les deux significations. Les auteurs cités mentionnent également un décalage qui continue d’exister entre pluralisme et diversité aussi bien dans la langue française elle-même que dans la littérature scientifique produite dans cette langue. (Loicq et Rebillard, 2013b).

3 Source : le site du CSA : https://www.csa.fr/Informer/PAF-le-paysage-audiovisuel-francais/Les-radios-en-France. Consulté le 15 avril 2019.

4 Source : http://www.acces.tv/wp-content/uploads/2016/07/Chiffres-cles-de-laudiovisuel-S2-2015.pdf

5 Éléments en gras dans le texte de la loi.

6 Contrairement à la radio dite IP, diffusée via Internet.

7 Cf. : https://ec.europa.eu/digital-single-market/en/revision-audiovisual-media-services-directive-avmsd.

8 MIPTV c’est le Marché international des programmes de télévision qui se tient, depuis 1964, en avril chaque année à Cannes.

Pour citer ce document

Maria Holubowicz, «Dans le souci du pluralisme : la régulation des radios locales privées en France», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 16-varia, QUESTIONS DE RECHERCHE,mis à jour le : 26/04/2020,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=824.

Quelques mots à propos de : Maria Holubowicz

Université Grenoble – Alpes/GRESEC. Courriel : maria.holubowicz@univ-grenoble-alpes.fr