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Questions de recherche

Brigitte Munier

La morosité de la culbute

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Texte intégral

1Le présent encadré souhaite rendre hommage à Sempé qui, en quatorze dessins suivis, parus dans Sauve qui peut1, propose une analyse tout à la fois subtile et magistrale du comique…

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2Tout triste, un homme suit un convoi funèbre ; parvenu à un carrefour, il aperçoit une dame corpulente et chargée de paquets qui, sur le point de traverser la chaussée, n’anticipe pas la bordure du trottoir et choit, ses colis épars : subitement distrait de son chagrin, notre personnage pouffe de rire, saisi par l’amusant contraste entre l’aspect sérieux de la personne en marche et sa déconfiture. Sempé mobilise ici le vieux ressort burlesque de la chute involontaire qu’exploita à l’envi le cinéma muet : le constat d’un hiatus entre un projet simple (demeurer debout) et un fait qui le contredit (la chute) met en évidence la maladresse humaine dont l’humour fait son miel. Platon, déjà, dans le Théétète, rappelait l’anecdote de Thalès qui, observant les cieux, ne vit point un puits s’ouvrant sous ses pas et y tomba, excitant ainsi la moquerie d’une jeune servante thrace : elle le railla « de son zèle à savoir ce qui se passe dans le ciel, lui qui ne savait voir ce qu’il avait devant lui à ses pieds2 ».

3Le comique de la chute involontaire illustre l’inadaptation ontologique de l’homme qui se targue de dominer la nature ou d’aller sur la lune, mais demeure incapable de négocier un obstacle placé sur son chemin. Le crayon de Sempé mue le sage de Milet en une plantureuse ménagère dont la dignité, ennemie des cabrioles, illustre à merveille cette risible « raideur de mécanique », écrit Bergson, qui paraît se manifester « là où l’on voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante flexibilité d’une personne3 ». Qu’il soit élémentaire ou raffiné, qu’il porte sur les mouvements, les situations, les caractères ou les mots, le motif de tout comique repose sur la perception d’un décalage entre un projet et un fait ou, c’est la même chose, entre une idée et le réel : tout se passe comme si le sujet était inapte à s’adapter au contexte concerné suscitant ainsi cet effet de raideur dont parle Bergson. On rit du clown qui rate une marche et dégringole comme on se gausse d’Harpagon répétant, halluciné, « Sans dot ! » : dans les deux cas, la personne intelligente paraît transformée en mécanique.

4La dame présente dans notre récit fait l’effet d’un robot non programmé pour franchir un seuil et son affalement ahuri sur l’asphalte paraît si drôle à l’autre personnage qu’il en oublie son chagrin : ainsi l’humoriste mène-t-il à concevoir la nature purement intellectuelle du comique qui exige la domination des émotions pour être ressenti ; amusé par le ridicule de la matrone, notre héros ne songe même pas à quitter le cortège pour l’aider. Imaginons, cependant, que cette femme ait paru souffrir, laissant présager une jambe cassée : à moins d’être un monstre, notre sujet se fût alors précipité pour lui porter secours en oubliant la cocasserie de sa culbute. L’impression du comique exige bien le bannissement des émotions car, cérébral, il sollicite l’esprit dont la vivacité saisit la faille, évoquée plus haut, entre le projet et le réel, le concept et le fait. Que l’on soit l’auteur ou le récepteur du comique, on perçoit toujours ce décalage entre l’intention et le résultat qui produit l’effet de raideur bergsonien : certes, le personnage de Sempé et ses lecteurs s’amusent de la chute sans paraître analyser l’écart entre l’intention de la dame et son échec, mais c’est que la rapidité de l’esprit dirime la conscience de repérer le hiatus à l’origine du risible. Tout effet comique, cependant, renvoie bien à la conception d’une inadéquation entre le projet (ou l’idée) et son résultat ainsi rit-on de la chute du clown comme de ce truisme prêté à Louis Racine affirmant : « Souvent il est fatal de vivre trop longtemps » ; la bouffonnerie de la chute et l’absurdité de l’aphorisme manqué proviennent toutes deux d’une inadaptation de l’intention au réel. Que le comique soit involontaire ou délibéré, de forme (telle la grimace ou la caricature qui fige une expression4), de mouvement5, de situation ou de mot6 (gaffe ou mot d’esprit) : il naît de la saisie rapide d’un effet de contraste – de raideur – entre deux systèmes implacables, celui des concepts et celui des faits. Exemple parmi beaucoup d’autres, la gaffe est drôle parce qu’elle accouple une idée à un fait ne lui convenant pas comme l’illustre personne pressant un avocat manchot de la prendre « comme bras droit ».

5Mais voici que l’amusement de notre petit bonhomme se mue en fou-rire car, observa Montesquieu, « Lorsque nous voulons nous empêcher de rire, notre rire redouble à cause du contraste qui est entre la situation où nous sommes et celle où nous devrions être7 ». Nous pourrions questionner la psychologie et la neurologie pour expliquer ce rire compulsif mais recourir au cumul de deux décalages suffira à en rendre compte… Le premier, commenté plus haut, consiste en un contraste entre la dignité de la dame et sa chute, le second désigne la contradiction entre l’austérité exigée par le cortège en deuil et l’irrépressible gaieté de notre héros qu’amuse désormais de l’incongruité de son hilarité. Mais pourquoi n’essaye-t-il pas de se maîtriser en se concentrant sur son deuil et préfère-t-il quitter le cortège pour aller s’esclaffer tout son soûl sous l’auvent d’un cinéma ? C’est que le rire offre une légèreté, une insouciance ou liberté d’autant plus savoureuses qu’on les sait passagères. L’humour, ici mis en scène par Sempé, n’a rien de méchant, mais il permet de comprendre la possible cruauté du comique qui, pour s’exercer, ignore les scrupules d’une sensibilité empathique : on parle de rire olympien pour rappeler l’amusement indifférent qu’éprouvaient les dieux grecs en contemplant du haut du mont Olympe les erreurs et errances des hommes. Par-delà le constat de l’inadéquation ponctuelle du comportement ou du langage d’un sujet au réel, l’humour raille toujours l’inadéquation ontologique de l’être humain au monde8 et, ce faisant, la domine - le temps du comique. En riant d’un phénomène, nous bridons notre sensibilité, comme le personnage de Sempé, parce que nous jouissons d’être libérés de l’empois de notre sérieux ordinaire et guindé au bénéfice de ce “sérieux second” qu’est le rire : le rire fuse, en effet, chaque fois que l’homme échoue à maîtriser le donné, chaque fois que son excès de sérieux le rend ridicule. « Rien n’est plus sérieux en ce bas monde que le rire9 », écrivait en ce sens Flaubert, parce qu’il incarne la revanche de l’esprit sur une rationalité développée de façon systématique et aveugle : l’humour réagit à la sclérose du sérieux qu’il conjure et le mot d’esprit, partant comme un trait (d’esprit), crible des éclats de son rire le dogmatisme et le fanatisme. Le rire est à l’intellect ce que la gambade est au corps : un signe de santé.

6Sympathiques, tant on aime à partager ris et joie, des gens s’attroupent autour de notre rieur, dès lors contraint à s’engouffrer dans le cinéma. Assis dans la salle où est projeté un film de Charlie Chaplin, il revoit le topos de la chute repris par Charlot qui rate la bordure d’un trottoir et tombe, comme la dame plantureuse ; tous les spectateurs s’esclaffent sauf… notre petit bonhomme : l’effet de décalage entre le projet et le réel a perdu toute efficace pour lui ; rendu à sa sensibilité, il pleure à nouveau le défunt dont il suivait le corbillard.

7« Si on regarde attentivement et longuement une histoire drôle, écrit Gogol, elle devient de plus en plus triste10 ». C’est le cas de cette planche de Sempé qui, loin d’être tragique, n’est pourtant point gaie tant elle introduit de dérisoire dans son observation de l’être humain. Propre à la modernité, l’humour dissimule le sérieux sous la plaisanterie différant ainsi de l’ironie, chef-d’œuvre des anciens, qui commence par le sérieux et s’achève avec la raillerie. L’ironiste, dont Socrate demeure le parangon, nourrit une forme d’alacrité optimiste manquant aux modernes que leur difficulté à donner sens au monde dispose à devenir humoristes. Le sens du comique n’implique donc pas le bonheur aussi, comme le recommandait La Bruyère, faut-il « rire avant que d’être heureux de peur de mourir sans avoir ri11 ». L’histoire récente du mot humour contribue à en éclairer le sens, nous la rappellerons en guise de conclusion à cet encadré.

Bibliographie

Le terme naquit en Angleterre quand Benjamin Jonson mobilisa de manière farce la théorie des humeurs en mettant en scène des personnages en porte-à-faux par rapport à leur « humeur » dominante -un atrabilaire se comportant en sanguin, par exemple ; pour Jonson on était un humour mais avec Joseph Addison, ensuite, on aura un humour puis on en fera en suivant Hume. Addison exposa la généalogie de cette mélancolie souriante ou allégresse morose : la vérité fonda la famille et donna naissance au bon sens dont procéda l’esprit (wit) qui, marié à la gaieté, engendra l’humour : « Descendant de parents aux dispositions aussi différentes [l’humour] est ondoyant et divers. On le voit prendre des airs graves et des allures solennelles, parfois faire le désinvolte et s’habiller avec extravagance de sorte qu’il paraît parfois sérieux comme un juge, parfois farceur comme un saltimbanque12 ». Le mot humour entra dans la langue française en 1725 mais si le Dictionnaire de l’Académie accueillait le terme humoriste en 1762, il l’appliquait aux médecins partisans de la théorie des humeurs ; en 1764, le Littré toléra le terme humour mais le qualifia de néologisme puis l’Académie admit humoristique en 1778 tout en ignorant humour reçu seulement en 1932. Madame de Staël, cependant, n’avait point attendu si longtemps pour acculturer notre notion : « La langue anglaise a créé un mot, humour, pour exprimer cette gaieté qui est une disposition du sang autant que de l’esprit (…). Il y a de la morosité et presque de la tristesse dans cette gaieté ; celui qui vous fait rire n’éprouva pas le plaisir qu’il cause. L’on voit qu’il écrit dans une disposition sombre13. » Les réflexions de la grande Germaine relatives à la mélancolie inspirant l’humour semblent bien éloignées du cas élémentaire de la chute illustrée Sempé mais Charlie Chaplin, qui fit de la culbute un chef-d’œuvre, le confirma : « L’humour est une douleur enjouée. Dès qu’une situation dépasse le tragique, elle devient drôle14. » Toute l’œuvre de Sempé peut être lue tel un commentaire de cette maxime.

Notes

1   Sempé, Sauve qui peut, Paris, Folio, 1975, pp. 1-14.

2Théétète, 174a, Paris, Les Belles Lettres, trad. A Diès, 1967, p. 205.

3Le Rire, Paris, PUF, « Quadrige », 1983, p. 8.

4   Le caricaturiste fige toute la mouvance d’une physionomie en une seule expression qui paraît dès lors avoir absorbé toute la vivante souplesse de la vie d’un sujet ; ce comique est « plutôt raideur que laideur », Bergson, op.cit., p. 22.

5   Ainsi la gestuelle stéréotypée d’un conférencier paraît-elle comique en raison de son impuissance à traduire la diversité mouvante de ses pensées énoncées.

6   Célèbre auteur de « bons mots », Woody Allen déclara : « ma femme est complètement infantile, elle est allée dans ma baignoire et m’a coulé tous mes bateaux ».

7Essai sur le goût, in Œuvres complètes, Paris, Aux deux ponts, tome 8, 1884, p. 33.

8   L’humour noir, qu’André Breton qualifie de « révolte supérieure de l’esprit » (Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome II, 1992, p. 907), se concentre sur cette dimension ontologique, voire métaphysique de l’humour ; on pourra parler de comique sarcastique : Σἀρξ (sarx), en grec, signifie la chair et sarcastique vient de Σαρκάζειν (sarcazein), mordre à la chair.

9   Lettre à Louise Collet du 7 avril 1854, Correspondance, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome 2, p. 546.

10   Cité par Milan Kundera, L’Art du roman, Paris, Gallimard, « NRF », 1986, p. 178.

11   La Bruyère, Les Caractères, « Du cœur », Paris, Gallimard, tome I, 1931, p. 114.

12   Addison, avril 1711, propos parus dans le N° 35 de The Spectator, revue qu’il a cofondée. Voir R. Escarpit, L’Humour, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1960, p. 34.

13   Baronne de Staël-Holstein, Œuvres complètes, tome 1, Paris, Firmin Didot frères, 1864, p. 264.

14   Cité par Dimitri Karadimos, L’Art du comique, p. 391, Publibook, Google.

Pour citer ce document

Brigitte Munier, «La morosité de la culbute», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 17-varia, Questions de recherche,mis à jour le : 04/04/2022,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=907.