Kevin Martinez-Sanna

Recherche-action : étude qualitative des influences du storytelling organisationnel chez des souscripteurs d’une offre de location d’un smartphone durable

Table des matières

01 janvier 2023

99-104

1Cette recherche-action est réalisée dans le cadre d’une CIFRE. Elle se déroule au sein d’une coopérative qui loue des matériels électroniques (smartphones, ordinateurs) revendiqués comme les plus éco-conçus possibles par les fournisseurs. La coopérative est engagée dans une démarche militante et radicale de transition vers une économie plus verte. Elle promeut un modèle économique qui est « l’économie de la fonctionnalité et de la coopération1 ». Celui-ci se traduit concrètement par une offre de location longue durée, c’est-à-dire une location des appareils avec des services et sans option d’achat possible. Ce modèle fait partie des nouveaux modes de consommation encouragés par le Ministère de la transition écologique pour limiter les externalités négatives engendrées par la surconsommation2. Cependant, de nombreux consommateurs n’adhèrent pas au modèle de la fonctionnalité appliqué aux objets électroniques comme les smartphones ou les ordinateurs. Notre recherche-action ambitionne, en partie, de répondre à cette difficulté en essayant de rendre plus désirable le modèle de la location sans option d’achat des smartphones afin de susciter l’engagement d’un plus large public (Roy & Prévost, 2013 ; Catroux, 2002). Pour ce faire, la mise en place d’une triangulation méthodologique qualitative vise à comprendre les attitudes des publics vis-à-vis des offres de smartphones « durables » véhiculées par les storytelling des organisations.

Quelques procédés d’influence du storytelling

2Le storytelling est une technique de communication persuasive qui passe par une narration pour créer et diffuser une bonne image d’un produit ou d’une organisation (Martinez-Sanna, 2020). Il a pour finalité d’influencer le destinataire via de multiples procédés persuasifs agissant sur le sens perçu, les émotions et l’imaginaire :

1. Procédé sémio-pragmatique : le storytelling fabriquerait du « sens orienté » en proposant une interprétation du réel auquel le destinataire adhère (D’Almeida, 2009 ; Fontana, 2016 In Bourdaa & Margherita Mattioda, 2017). Ainsi, il pourrait générer un ajustement comportemental de mise en adéquation avec les nouvelles attitudes (Mucchielli, 2011). Pour illustrer, dans son storytelling, la coopérative tente de « recadrer » le « sens » que prend un acte d’achat d’un téléphone neuf de grande marque. Par recadrer, on entend la tentative de « modifier le point de vue d’une chose pour changer sa signification auprès des acteurs » (Watzlawick et al., 1975 : 116). Le récit expose que l’achat est néfaste parce qu’il contribue à faire fonctionner le système capitaliste qui, du reste, est en grande partie responsable du problème écologique actuel (Madelin, 2017).

2. Procédé affectif : le storytelling utiliserait les émotions, les sentiments dans le but de provoquer des changements attitudinaux ou comportementaux (Berut, 2010 ; Salmon, 2008). L’organisation tente de jouer sur les émotions, de susciter l’empathie des publics, en dévoilant et décrivant les conditions de travail déplorables des adultes et des enfants qui produisent nos smartphones (extraction des minerais en Afrique, usines en Chine, etc.).

3. L’exploitation des imaginaires socioculturels : c’est en s’inscrivant dans les méta-récits institués (ou instituants) que le storytelling pourrait, par sa faculté dramaturgique (sa mise en scène et sa mise en sens), agir sur les objets de nos désirs (Bernard, 2014 ; Castoriadis, 1999 ; Malrieu, 1967). La coopérative s’inscrit dans un méta-récit écologique et social, un éco-imaginaire de la sobriété. Il repose sur plusieurs piliers, nous en citerons deux pour illustrer notre propos : (1) une opposition (une lutte) des faibles contre les forts (ils font référence à David contre Goliath et aux Amish3 contre les transhumanistes), (2) une sacralisation de la Nature par rapport à la Culture (la Nature est symbole de pureté, la matrice de la vie, il faut la défendre, là où la Culture conduit l’humanité au mercantilisme, à la « destruction des espaces gorgés de vie »4). L’inscription dans cet éco-imaginaire socioculturel instituant serait susceptible d’infléchir l’inconscient collectif des publics. En définitive, la narration véhiculerait de nouvelles normes socio-culturelles qui visent à rendre désirable un mode de vie plus sobre (moins impactant pour l’environnement en ce qui concerne les smartphones) et, inversement, à dévaloriser les conduites consuméristes.

Une triangulation méthodologique pour rechercher les traces de l’influence des storytelling organisationnels

3Le storytelling est souvent médiatisé via les dispositifs numériques des organisations (sites web, réseaux sociaux, etc.). Il a pour finalité d’influencer les destinataires (Salmon, 2008). L’influence médiatique a pu être réduite à une lecture linéaire et causale : « un effet agit sur une personne ou une chose » (Simon & March In Chazel, s. d. : 2). Or, dans une plus large conception, l’influence médiatique est « l’ensemble des phénomènes (processus, changement, empreintes…) dans lesquels les médias jouent des rôles, plus ou moins directs, en lien avec des personnes. » (Courbet, 2015). Nous nous inscrivons dans cette seconde perspective : l’étude des influences attitudinales sur les « aspects dynamiques » de l’influence, c’est-à-dire les processus de contact entre un dispositif médiatique et un sujet (Courbet & Fourquet-Courbet, 2003). En d’autres termes, comme des détectives, nous cherchons les empreintes, les traces liées à l’interaction avec un dispositif médiatique narratif (storytelling organisationnel). Pour ce faire nous mettons en place une triangulation méthodologique qualitative basée sur la compréhension et la comparaison de trois groupes :

1. Les producteurs de storytelling : Nous avons sélectionné cinq organisations de l’électronique responsable qui conjuguent des offres et des produits durables : Commown (location durable de produits plus éco-conçus neufs et reconditionnés sans option d’achat), Smaaart (vente de smartphones de grandes marques reconditionnés), Boulanger Location (location durable de smartphones de grandes marques neufs ou reconditionnés sans option d’achat), BackMarket (vente d’appareils électroniques de grandes marques reconditionnés) et Mobile Club (location durable de smartphones de grandes marques reconditionnés avec option d’achat).

2. Les souscripteurs d’une offre de location durable longue durée : Il s’agit d’un échantillon des clients de la coopérative qui a souscrit une offre de location d’un appareil électronique plus éco-conçu comme le Fairphone.

3. Les non-souscripteurs d’une offre de location durable longue durée : Il s’agit d’un échantillon de personnes ayant une sensibilité écologique mais qui n’a pas fait le choix de souscrire à une offre de location durable sans option d’achat.

4La triangulation méthodologique consiste à « recourir à plusieurs techniques de recueil de données afin d’obtenir des formes d’expression et de discours variés » (Mucchielli, 2009 : 285-286). Pour les producteurs de storytelling (les cinq organisations), nous avons conçu une méthode d’identification des storytelling des organisations, afin d’une part de retranscrire les éléments saillants des histoires racontées, et d’autre part, d’extraire certains marqueurs caractéristiques présents dans les récits et la communication des organisations (Martinez-Sanna, 2022). Une fois les récits circonscrits et ces marqueurs repérés, nous recherchons des traces de leur présence dans les discours des souscripteurs d’une offre de location (clients de la coopérative). C’est au travers d’entretiens semi-directifs que nous cherchons les traces des storytelling perçus de la coopérative dans les discours des souscripteurs. Plus précisément, il s’agit de comprendre de quelle manière les récits, font sens du point de vue des clients et jouent un rôle dans leur engagement. Pour ce faire, nous avons recours à la méthode d’analyse qualitative de la théorisation ancrée. Cette méthode, dépasse la simple analyse descriptive et permet de « renouveler la compréhension d’un phénomène en le mettant différemment en lumière » (Paillé, 1994). Parallèlement, à travers un focus-group, nous soumettons à des non-souscripteurs, des extraits de sites internet de trois organisations (avec des images et des textes des offres et des produits). Ces focus-group permettent d’étudier, en compréhension, la réception des storytelling reconstitués par les non-souscripteurs (Kitzinger et al., 2004). Analysés également par théorisation ancrée, notre attention se porte principalement sur les interactions entre les participants, à la suite du contact du dispositif de storytelling, afin de détecter les leviers et les freins à l’engagement.

Conclusion

5Le storytelling est « le point d’articulation entre l’individu et l’organisation » (D’Almeida, 2001). La triangulation méthodologique permet de repérer des transversalités (narratives, imaginaires, affectives, sémiotiques) et des contrastes entre (1) les storytelling produits par les organisations, (2) les storytelling perçus par les souscripteurs et (3) la réception des storytelling par les non-souscripteurs (qui n’ont pas le même « cadre de référence » que les souscripteurs). Notre hypothèse est que le recours à des « référents communs », disséminés dans les storytelling organisationnels, rendrait plus audible la réception des storytelling organisationnels, et favorisait les chances de persuader pour engager sur la longue durée (Bernard, 2014 ; Castoriadis, 1999 ; Mucchielli, 2011).

Bibliographie

Notes

Pour citer ce document

Quelques mots à propos de : Kevin Martinez-Sanna

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